IX

DÉBUTS DE M. ABEL ET DE JEANNOT


Ils mangèrent et burent ; le déjeuner mit Jeannot en belle humeur, et il se mit gaiement en route avec Simon et Jean pour commencer son service chez l’épicier. Le chemin ne fut pas long : cinq minutes après il entrait dans le magasin.

Simon.

Pontois, voici mon cousin Jeannot, le garçon que vous attendiez ; arrivé de ce matin, il est tout prêt à se mettre à la besogne.

Pontois.

Bien, bien ; approche, mon garçon, approche. Prends-moi ce bocal de cornichons, et va le poser près du comptoir, là-bas.

Jeannot.

Où ce que c’est, m’sieur ?

Pontois, riant.

Bien parlé, mon ami. Le français le plus pur ! Où ce que c’est ? Là-bas, sur le comptoir.

Jeannot.

Où ce que c’est, le comptoir ?

Pontois.

En face de toi, nigaud. Devant madame, qui est là, qui écrit. »

Tout le monde riait ; Jeannot, pas trop content, avance vers le comptoir, butte contre une caisse de pruneaux, et tombe avec le bocal de cornichons.

« Maladroit ! crie Pontois.

— Maladroit ! répète la dame du comptoir.

— Maladroit ! s’écrient les garçons épiciers.

— Malheureux ! s’écrie Simon.

— Pauvre Jeannot ! » s’écrie Jean en courant à lui.

Jeannot s’était relevé, irrité et confus. Il avait eu du bonheur, le bocal ne s’était brisé que du haut, la moitié des cornichons étaient par terre, mais les garçons se précipitèrent pour les ramasser, et il n’y en eut guère que le quart de perdu.

Pontois.

Dis donc, petit drôle, pour la première fois, passe ; mais une seconde fois, tu payes. J’ai promis à Simon que tu aurais dix francs par mois, nourri, vêtu, logé, blanchi. Prends garde que les dix francs ne filent à payer la casse. Qu’en dites-vous, Simon ? Mauvais début ! Ça promet de l’agrément.

Simon.

Non, non, Pontois ; c’est l’embarras, la timidité. Il ne fallait pas lui faire transporter un bocal pour commencer. Au revoir, je m’en vais, moi, avec mon débutant.

Pontois.

Il est gentil, celui-ci ! Dites donc, Simon, voulez-vous changer ? Reprenez l’autre et donnez-moi celui-ci.

Simon.

Non, non, Pontois, gardons chacun le nôtre ; celui-ci est mon frère, Jeannot est mon cousin. Au revoir. Je viendrai demain savoir comment ça va. Courage, Jeannot, ne te trouble pas pour si peu. À demain. »

Jeannot ne répondit pas ; il était mécontent de la différence que faisait Simon entre le frère et le cousin. Pontois le mit de suite à l’ouvrage ; il lui fit porter un paquet d’épicerie à l’hôtel Meurice, qui se trouvait à quelques portes plus loin, et il le fit accompagner par un des garçons.

Les premiers jours, Jeannot ne fit pas autre chose que des commissions et des courses avec les garçons qu’on envoyait dans tous les quartiers de Paris, de sorte qu’il commençait à connaître les rues et aussi les habitudes du commerce.

Jean faisait de son côté l’apprentissage de garçon de café ; son intelligence, sa gaieté, sa bonne volonté, sa prévenance le mirent promptement dans les bonnes grâces des habitués du café ; on aimait à le faire jaser, à se faire servir par lui ; il recevait souvent d’assez gros pourboires, qu’il remettait fidèlement à Simon. Celui-ci était fier du succès de son frère ; tous deux, en rentrant le soir dans leur petite chambre, remerciaient Dieu de les avoir réunis. Jean était heureux. Ses seuls moments de tristesse étaient ceux où le souvenir de sa mère venait le troubler ; quelquefois une larme mouillait ses yeux, mais il chassait bien vite cette pensée, et il retrouvait son courage en regardant son frère si heureux de sa présence.

Un jour, vers midi, un monsieur entra dans le café.

« Une nouvelle pratique », dit la dame du comptoir à Simon, qui se trouvait près d’elle.

Simon regarda et vit un jeune homme de belle taille, de tournure élégante, qui examinait le café, les garçons, les habitués. Ses yeux s’arrêtèrent sur Simon avec un léger mouvement de surprise. Il s’assit à une petite table et appela :

« Garçon ! »

Un garçon s’empressa d’accourir.

« Non, ce n’est pas vous, mon ami, que je demande ; je veux être servi par Simon. »

Le garçon s’éloigna un peu surpris, et avertit Simon qu’un monsieur le demandait.

Simon.

Monsieur me demande ? Qu’y a-t-il pour le service de monsieur ?

L’étranger.

Oui, Simon, c’est vous que j’ai demandé ; apportez-moi deux côtelettes aux épinards et un œuf frais. »

Simon partit et revint un instant après, apportant les côtelettes demandées.

Simon.

Monsieur me connaît donc ?

L’étranger.

Très bien, mon ami. Simon Dutec, fils de la veuve Hélène Dutec.

Simon, surpris.

Pardon, monsieur ; je ne me remets pas le nom de monsieur.

L’étranger.

Rien d’étonnant, Simon ; vous ne l’avez jamais entendu et vous ne m’avez jamais vu.

Simon.

Mais alors… comment ai-je l’honneur d’être connu de monsieur ?

L’étranger.

Ah ! c’est mon secret. Je viens de votre pays ; j’ai vu Kérantré. (Simon fait un geste de surprise.) J’ai vu la bonne Hélène, et je veux voir mon petit ami Jean.

Simon.

Mais, monsieur… veuillez m’expliquer… »

Jean entrait en ce moment ; il apportait un potage et un œuf frais à un habitué.

L’étranger.

Le voilà, ma foi, le voilà ! Sac à papier ! comme il est déluré ! Joli garçon, ma parole ! Tais-toi, mon ami Simon, tais-toi ! Amène-le de mon côté, et dis-lui de m’apporter une bouteille de bière. »

Simon, fort intrigué, donna à Jean l’ordre d’apporter de la bière à la table no 6.

Jean apporta la bière, la posa sur la table, regarda le monsieur et poussa un cri.

« Monsieur le voleur ! Quel bonheur ! le voilà ! »

À ce cri, les garçons se retournèrent, la dame du comptoir répéta le cri de Jean, les habitués se levèrent, le plus résolu courut à la porte pour la garder ; Simon resta stupéfait, et Jean saisit la main du voleur, qui se leva en riant aux éclats.

« Très bien, mon petit Jean, c’est ce que j’attendais ! Oui, messieurs, je suis, comme le dit Jean, un voleur… mais un voleur pour rire, ajouta-t-il en voyant les garçons et les habitués s’avancer vers lui avec des visages et des poings menaçants. J’ai fait le voleur pour donner de la prudence à ces enfants, qui comptaient leur argent sur la grande route, le long d’un bois. À propos, Jean, où est donc le pleurard que je n’aimais pas, ton cousin Jeannot ?

Jean.

Chez un épicier ici à côté, monsieur, dans la rue de Rivoli.

L’étranger.

Un épicier ! quelle chance ! Moi, tout juste, qui déteste les épiciers ! Eh bien, Simon, me connais-tu maintenant ?

Simon.

Je crois bien, monsieur, sauf que je ne sais pas votre nom. Jean m’a tout conté, et je suis bien content de vous voir, monsieur. »

Les habitués s’étaient remis à manger et les garçons à servir ; tous riaient plus ou moins de leur méprise. La dame du comptoir comptait son argent pour s’assurer que, dans la bagarre, sa caisse n’avait subi aucun déficit. Rassurée sur ce point, elle écouta avec intérêt la conversation de Jean et de l’étranger.

« Comment as-tu fait pour arriver si tôt ? demanda M. Abel. Vous deviez être un mois en route.

Jean.

Oui, monsieur ; mais nous avons rencontré un excellent M. Kersac, fermier près de Sainte-Anne ; il nous a menés en carriole jusqu’à Vannes, puis jusqu’à Malansac, puis il nous a payé nos places au chemin de fer jusqu’à Paris, de sorte que nous y étions avant vous, monsieur.

L’étranger, souriant.

Et ce brave Kersac avait-il pris goût pour Jeannot ?

Jean, souriant.

Pas trop, monsieur. Ce pauvre Jeannot a continué à se lamenter de son guignon.

L’étranger.

Guignon ! Il devrait dire maussaderie, humeur ! C’est étonnant comme ce pleurard me déplaît… Pourquoi n’as-tu pas dit mon nom à Simon ?

Jean.

C’est que je ne le savais pas, monsieur.

L’étranger.

Comment ! je l’avais écrit sur un papier que je t’ai mis dans ta bourse.

Jean.

Et moi qui ne l’ai pas vu !… Il est vrai que je n’ai pas eu occasion d’ouvrir ma bourse depuis que je vous ai quitté. Mais que je suis donc content de vous revoir, monsieur ! Et où logez-vous donc ?

L’étranger.

À l’hôtel Meurice, à deux pas d’ici.

Jean.

Tant mieux ! nous nous verrons souvent.

L’étranger.

Tous les matins je viendrai déjeuner ici. »

L’étranger avait fini son repas ; il paya, donna à Jean une pièce de vingt sous en guise de pourboire, donna à Simon son nom et son adresse : M. Abel, hôtel Meurice, et sortit.

Il se dirigea vers la rue de Rivoli, et marcha jusqu’à ce qu’il eût aperçu la boutique d’un épicier ; il y jeta un coup d’œil, reconnut Jeannot, continua son chemin, puis il revint sur ses pas, mit son chapeau en Colin, comme un Anglais, allongea sa figure, prit un air raide et compassé, marcha les pieds un peu en dedans, les genoux légèrement pliés, et entra chez l’épicier. Il resta immobile.

Pontois.

Monsieur veut quelque chose ?

M. Abel, avec un accent anglais très prononcé et très solennel.

Hôtel… Meurice ?

Pontois.

Hôtel Meurice, milord ? C’est ici près, milord ; suivez les arcades.

M. Abel, même accent.

Hôtel… Meurice ?

Pontois.

Ici, monsieur ! Là ! tout près d’ici. La douzième porte.

M. Abel, de même.

Hôtel… Meurice ?

Pontois.

Il ne comprend donc pas, ou bien il est sourd. Là, monsieur, là ! Vous voyez bien ! là ! là ! devant vous !

M. Abel.

Hôtel… Meurice ?

Pontois.

Ces diables d’Anglais, c’est bête comme tout ! Ils ne comprennent même pas le français ! Dis donc, Jeannot, mène-le à son hôtel Meurice ; ce sera plus tôt fait. »

Jeannot sortit faisant signe à l’Anglais de le suivre. L’Anglais suivit ; aux questions que lui adressa Jeannot il répondait avec le même flegme :

« Hôtel… Meurice ? »

Ils y arrivèrent promptement ; l’Anglais le dépassa, marchant droit devant lui.

Jeannot courut après lui.

Jeannot.

Par ici, m’sieu ! Par ici ! Vous l’avez dépassé.

M. Abel.

Hôtel… Meurice ?

Jeannot.

C’est ici votre hôtel Meurice. Vous ne voyez donc pas ? Vous êtes en face, en plein ! Là ! sous votre nez !

M. Abel, reprenant sa voix naturelle.

Merci, épicier ! »

En même temps il lui enfonça à deux mains sa casquette sur les yeux ; de sorte qu’il put entrer à l’hôtel et disparaître avant que sa victime se fût dépêtrée de sa casquette. Jeannot regarda autour de lui et retourna à l’épicerie, fort en colère d’avoir été joué par un mauvais plaisant. Quand il rentra et qu’il conta son aventure, tout le monde se moqua de lui, ce qui ne lui rendit pas sa belle humeur ; il se trouva malheureux et mal partagé.

« Quand je pense à Jean, quelle différence entre lui et moi ! Comme sa position est agréable ! Et quels pourboires on lui donne ! Et moi, personne ne me donne rien ! Mon ouvrage est sale, désagréable et fatigant ! Je suis bien malheureux ! Rien ne me réussit ! »

Jean et Simon ne voyaient pas souvent Jeannot, parce qu’ils avaient beaucoup à faire dans la journée ; c’était la belle saison, il faisait chaud : on venait déjeuner de bonne heure et prendre des rafraîchissements matin et soir jusqu’à une heure assez avancée ; ensuite il fallait tout laver, essuyer, ranger. Souvent, à minuit Simon n’était pas encore couché. Quant à Jean, vu sa grande jeunesse, Simon avait obtenu qu’on l’envoyât se coucher à dix heures, de sorte que, sans être trop fatigué, il n’avait que bien rarement la possibilité d’aller voir Jeannot.

Le dimanche, Simon et Jean se levaient de grand matin et allaient à la messe de six heures. Ils avaient proposé à Jeannot d’aller le prendre ; il les accompagna à la messe les premiers dimanches ; puis il trouva que c’était trop matin ; il préférait dormir et aller à la messe de dix heures, de midi ou même pas du tout ; de sorte qu’il vit de moins en moins Simon et Jean.

Au café, il n’y a pas de dimanche pour les garçons ; c’est au contraire le jour où il y a le plus à faire, le plus de monde à servir. Pourtant, Simon ayant mis pour condition de son entrée et de celle de son frère, qu’ils iraient à l’office du soir de deux dimanches l’un, Jean y allait une fois et Simon la fois d’après. Cette condition, demandée, presque imposée par Simon, avait d’abord surpris et mécontenté le maître du café ; mais, en voyant le service régulier, consciencieux de Simon, ensuite de Jean, il prit les deux frères en grande estime, il eut confiance en eux, et il comprit que, pour avoir des serviteurs honnêtes et sûrs, il était bon d’avoir des serviteurs chrétiens.

En outre, Simon et Jean plaisaient beaucoup aux habitués et même aux allants et aux venants ; ils exécutaient les ordres qu’on leur donnait, sans bruit, sans agitation ; chacun était servi comme il l’aimait, comme il le désirait : quelquefois les habitués faisaient causer Jean, dont l’entrain, l’esprit et la bonne humeur excitaient la gaieté de ceux qui le questionnaient.