VIII

RÉUNIONS DES FRÈRES


Kersac pressait le pas de son cheval ; il était tard.

« Je suis resté trop longtemps chez cette pauvre femme, se disait-il. Je voyais que ma présence la consolait ; c’est comme si elle avait eu Jean auprès d’elle ! Pauvre mère ! c’est pourtant terrible d’envoyer son enfant faire cent vingt lieues à pied, seul, presque sans argent, pour arriver à Paris, où tant de jeunes gens se perdent et meurent de faim… J’irai la consoler et lui parler de Jean quelquefois ; c’est une charité. Et je donnerai de ses nouvelles à… Imbécile que je suis, s’écria-t-il, j’ai oublié de demander à Jean son adresse ! C’est-il bête ! Où le trouver dans ce grand diable de Paris ?… La mère doit le savoir ; je le lui demanderai quand je la verrai. »

Rassuré par cette pensée, il songea à ses affaires, et calcula dans sa tête le gain de sa journée ; il était considérable.

Et Jean et Jeannot ? où étaient-ils ? que faisaient-ils ? Ils étaient arrivés vers quatre heures du matin à Paris, reposés et enchantés. Descendus de wagon, ils ne savaient où aller ; il faisait encore nuit. Le chef de train, qui était bon homme, les retrouva dans la salle des bagages, où ils avaient suivi les voyageurs, et leur demanda où ils allaient.

Jean.

Chez mon frère Simon, monsieur ; mais il est trop matin ; et puis, il ne nous attend que dans un mois ; et puis, nous ne savons pas le chemin.

Le chef de train.

Savez-vous où il demeure ?

Jean.

Oui, monsieur : rue Saint-Honoré, no 263.

Le chef de train.

Eh bien, restez ici jusqu’à cinq heures, et vous irez alors chez Simon. Mais, comme vous ne trouveriez jamais votre chemin tout seuls, voici trois francs que m’a donnés M. Kersac pour vous nourrir en route ; vous ne les avez pas dépensés, puisque vous avez vécu de vos provisions et bu de l’eau ; vous prendrez sur ces trois francs un franc cinquante centimes pour payer le fiacre dans lequel je vous ferai monter… À présent, j’ai affaire, je vous quitte ; attendez-moi là. »

Jean et Jeannot s’assirent sur une banquette ; Jean s’amusait beaucoup à regarder les allants et venants ; il remarquait tout et s’intéressait à tout. Jeannot bâillait et soupirait.

Jeannot.

Qu’allons-nous devenir, Jean, au milieu de tout ce bruit ? Nous ne trouverons peut-être pas Simon ; alors où irons-nous ? que ferons-nous ?

Jean.

Pourquoi donc ne trouverions-nous pas Simon, puisqu’il demeure rue Saint-Honoré, no 263.

Jeannot.

Mais si nous ne le trouvons pas ?

Jean.

Alors nous le chercherons.

Jeannot.

Où le chercherons-nous ? À qui le demander ?

Jean.

Il se trouvera bien quelque brave homme qui nous aidera à le trouver. D’ailleurs, Jeannot, ce que tu dis là est ingrat pour le bon Dieu. Vois comme il nous a protégés. Ce bon monsieur voleur qui nous donne de l’argent…

Jeannot.

À toi, pas à moi.

Jean.

Ce n’est-il pas la même chose ? Tu sais bien que, tant que j’en aurai, tu en auras. Après le bon monsieur, nous avons eu la chance de rencontrer cet autre brave M. Kersac, qui a fait pour nous comme aurait fait le bon Dieu.

Jeannot.

Oui, joliment, il m’a donné deux coups de fouet.

Jean.

Bah ! deux petits coups de rien du tout ; et c’était par bonté, encore.

Jeannot.

Comment, par bonté ? Tu appelles ça bonté, toi ?

Jean.

Certainement, puisque c’était pour te rendre plus gentil ; et il y est arrivé, tout de même. Ce bon M. Kersac, qui nous fait faire douze lieues en carriole !

Jeannot.

Parce que ça l’amusait de causer.

Jean.

Pas du tout, ça ne l’amusait pas ; c’était par bonté. Puis il nous fait souper avec lui, déjeuner avec lui ; il paye notre coucher.

Jeannot.

Coucher, pas cher ! De la paille dans une écurie.

Jean.

Est-ce que nous avons si bien que ça chez nous ?… Puis il nous paye notre voyage. Il nous fait arriver à Paris en vingt-quatre heures au lieu de trente jours. C’est à ne pas y croire !

Jeannot.

Oui, quant à ça, il n’y a rien à dire. C’est véritablement une bonne chose… Mais que ferons-nous si nous ne trouvons pas Simon ?

Jean.

Allons ! voilà que tu vas recommencer la même histoire. Je te l’ai déjà dit : nous le chercherons et nous finirons bien par le trouver. »

Jeannot n’avait pas l’air bien rassuré, et il recommençait à geindre, lorsque le chef de train entra.

« Vous voilà ! c’est bien ! Venez et suivez-moi. Vite, je suis pressé. »

Il sortit précipitamment, suivi des enfants, qui ne le quittaient pas des yeux, tant ils avaient peur de s’en trouver séparés. Ils arrivèrent à la place de la gare, sur le boulevard Montparnasse. Le chef de train les fit monter dans un petit fiacre, et donna ordre au cocher de les mener rue Saint-Honoré, no 263. Pour plus de précaution :

« Donnez-moi votre numéro, dit-il au cocher ; s’il arrive quelque aventure aux enfants, c’est vous qui en serez responsable : ainsi gare à vous !

Le cocher.

Soyez tranquille, monsieur, je les débarquerai sans accident, j’espère bien… Vous dites…

Le chef de train.

Rue Saint-Honoré, no 263. »

Le cocher remonta sur son siège.

« Adieu, monsieur, et merci », cria Jean au chef de train.

Le fiacre s’ébranla et se mit en marche. Les enfants regardaient avec admiration ; tout leur paraissait magnifique malgré l’heure matinale, le silence des rues, l’absence de mouvement. Quand la voiture arrêta devant le no 263 de la rue Saint-Honoré, ils croyaient être partis depuis quelques minutes seulement.

« Allons, messieurs, descendez, nous voici arrivés », dit le cocher en ouvrant la portière.

Jean descendit, paya, comme le lui avait recommandé le chef de train, et ils se trouvèrent devant une porte fermée, ne sachant comment faire pour entrer. « Frappe à la porte », dit Jeannot.

Jean frappa, Jeannot frappa, la porte ne s’ouvrait pas.

« Appelle, dit Jeannot.

— Simon ! cria Jean ; Simon, c’est nous, ouvre la porte ! »

Ils avaient beau crier, appeler, la porte ne s’ouvrait pas.

« Qu’allons-nous devenir, mon Dieu ? s’écria Jeannot prêt à pleurer.

Jean.

Ne t’effraye donc pas ! C’est qu’il dort encore ! Attendons ; il faudra bien qu’il s’éveille et qu’il nous ouvre. »

Après avoir attendu cinq minutes qui leur parurent cinq heures, ils recommencèrent à taper et à appeler Simon.

Enfin la porte s’entrouvrit ; un gros homme à cheveux gris passa la tête.

« Quel diantre de tapage faites-vous donc là, vous autres ? Ça a-t-il du bon sens d’éveiller le monde si matin ! Que demandez-vous ? Que voulez-vous ?

Jean.

Je vous demande bien pardon, monsieur, nous ne voulions pas vous déranger. Nous appelions mon frère Simon qui demeure ici.

Le portier.

Et comment voulez-vous qu’il vous entende, puisqu’il demeure au cinquième ?

Jean.

Je ne savais pas, monsieur ; je vous demande bien pardon. Nous attendrons si vous voulez, monsieur.

Le portier.

À présent que me voici éveillé et levé, je n’ai pas besoin que vous attendiez. Entrez et montez. »

Le portier ouvrit, fit entrer Jean et Jeannot, et referma la porte.

« Au fond de la cour, l’escalier à droite, au cinquième », grommela le portier.

Et il rentra dans le trou noir qui lui servait de chambre.

Jean avait le cœur un peu serré ; l’aspect sombre, sale et délabré de la cour de la maison lui inspirait une certaine répugnance. Jeannot était consterné ; tous deux montèrent sans parler l’escalier qu’on leur avait indiqué ; ils montaient, montaient toujours. Arrivés au haut de l’escalier, ils virent trois portes devant eux : à droite, à gauche, en face.

« Frappe donc, dit Jeannot.

Jean.

Où frapper ? Comment faire ? J’ai peur de fâcher quelqu’un si je frappe à une autre porte qu’à celle de Simon.

Jeannot.

Mon Dieu ! mon Dieu ! qu’allons-nous devenir ? recommença Jeannot de son ton larmoyant.

Jean.

Ne t’effraye donc pas ; je vais appeler. Simon !… Simon !… » appela-t-il à mi-voix.

Une porte s’ouvrit : un jeune homme s’y montra.

« Simon ! » s’écria Jean.

Et il se jeta à son cou.

Simon.

C’est toi, Jean ! Et toi, Jeannot ! Dieu soit loué ! J’avais tant besoin de revoir quelqu’un du pays ! Entrez, entrez ; nous allons causer pendant que je m’habillerai. Je ne vous attendais pas sitôt. Maman avait écrit que vous seriez ici dans un mois.

Jean.

Certainement ; nous ne devions pas arriver avant ; mais nous avons voyagé comme des princes ! En voiture ! Je te raconterai ça. »

Ils entrèrent dans une petite chambre propre, claire et assez gaie. Tout en furetant partout et en regardant Simon se débarbouiller et s’habiller, Jean et Jeannot lui donnèrent des nouvelles du pays et lui racontèrent toutes leurs aventures.

Simon, riant.

Il paraît que Jeannot n’a pas la chance ; et toi, Jean, je crois bien que c’est toi qui fais venir la chance par ton caractère gai, ouvert et serviable. Tu as toujours été comme ça ; je me souviens que, dans le pays, tout le monde t’aimait.

Quand ils eurent bien causé, bien ri, et qu’ils se furent embrassés plus de dix fois, Jean demanda :

« Et que vas-tu faire de nous, Simon ? Tu ne vas pas nous garder à rien faire, je pense ?

Simon.

Non, non, sois tranquille, vous êtes placés d’avance ; toi, Jean, tu entres comme garçon de café dans la maison où je suis. Et toi, Jeannot, tu vas entrer de suite chez un épicier.

Jeannot.

Tiens, pourquoi pas garçon de café comme Jean ?

Simon.

Parce qu’il n’y avait qu’une place de libre. Tout le monde ne peut pas faire le même travail.

Jeannot.

Serons-nous dans la même maison ?

Simon.

Non ; toi, Jeannot, tu seras tout près d’ici, dans la rue de Rivoli, et près de Jean, qui demeurera avec moi, dans cette maison où nous sommes en service.

Jean.

Quel service ferons-nous ?

Simon.

Le service d’un café ; c’est un bon état, mais fatigant.

Jean.

En quoi fatigant ?

Simon.

Parce qu’il faut être actif, alerte, toujours sur pied, adroit pour ne rien briser, ni accrocher, ni répandre. Tu feras bien l’affaire, toi.

Jeannot.

Je l’aurais bien faite aussi.

Simon.

Non, tu n’es pas assez vif, assez en train ; tu te serais fait renvoyer au bout de huit jours. »

Jeannot ne dit plus rien : il prit son air boudeur.

Simon.

Ah ! ah ! ah ! quelle figure tu fais ! Ça ferait bon effet dans un café. Toutes les pratiques se sauveraient pour ne plus revenir ! »

Jeannot prit un air encore plus maussade. Simon leva les épaules en riant.

« Toujours le même ! dit-il. Ah çà ! voici bientôt sept heures. Il faut descendre au café, Jean ; et toi, Jeannot, je vais te présenter à ton maître épicier ; sois bien poli et déride-toi, car l’épicier doit être gai et farceur par état. »

Simon tira un pain de son armoire, en coupa trois grosses tranches, en donna une à Jean et à Jeannot, et mit la troisième dans sa poche ; ils descendirent les cinq étages et entrèrent dans un café très propre, très joli. Jean et Jeannot restèrent ébahis devant les glaces, les chaises de velours, les tables sculptées, etc. Pendant qu’ils admiraient, Simon alla parler au maître du café et revint peu de temps après avec un morceau de fromage, des verres et une bouteille de vin. Il versa du vin dans les trois verres.

« Déjeunons, dit-il, avant que le monde arrive. Et vite, car il y a de la besogne ; il faut tout nettoyer et ranger. »