XXXI

MORT DU PETIT ROGER


Kersac devait partir le soir même ; il profita du temps qui lui restait pour courir tout Paris avec Jean ; en rentrant pour dîner, ils étaient rendus de fatigue.

« Dis donc, Jean, dit Kersac, je voudrais bien, avant de quitter Paris, emporter une bénédiction de votre petit ange. Cela me porterait bonheur. Demande donc si je puis le voir ; voici l’heure du départ qui approche. Je ferai mon petit paquet pendant que tu feras la commission. »

Jean revint avant même que le petit paquet fût fini. Roger voulait, de son côté, voir Kersac avant son départ.

Quand ils entrèrent dans sa chambre, Kersac fut frappé de l’altération des traits de l’enfant ; la pâleur du visage, la difficulté de la respiration annonçaient une aggravation sérieuse dans son état.

« Venez, mon bon monsieur Kersac, dit Roger d’une voix entrecoupée ; venez… Je ne vous verrai plus,… mais je prierai pour vous… Adieu… adieu… Bientôt… je serai… près du bon Dieu… Je suis heureux… d’avoir tant souffert ! Le bon Dieu me récompensera ! »

Kersac s’agenouilla près du lit.

« Cher petit ange du bon Dieu, bénissez-moi une dernière fois, dit-il en posant sur sa tête la petite main de Roger crispée par la souffrance.

— Que le bon Dieu… vous bénisse ! Et vous aussi, Jean… Adieu ! »

Le pauvre petit recommença une crise ; Mme de Grignan pria Kersac de sortir ; Jean demanda à Mme de Grignan s’il pouvait lui être utile ; sur sa réponse négative, il accompagna Kersac.

Le dîner de l’office fut triste ; chacun s’attendait à la fin prochaine du petit Roger ; tout le monde l’aimait, le plaignait, tous étaient attendris de ses terribles souffrances. Kersac dut partir en sortant de table ; il remercia affectueusement le bon Barcuss de ses soins et de son obligeance ; il remercia aussi les gens de la maison, qui tous avaient contribué à lui rendre agréable son séjour chez eux. Il chargea Barcuss de ses respects et de ses remerciements pour M. et Mme de Grignan, et partit avec Jean. En revenant du chemin de fer, Jean passa chez M. Abel ; fatigué de sa journée de la veille, il était chez lui en robe de chambre.

M. Abel.

Te voilà, Jean ! Eh bien, tu as l’air tout triste ! Qu’y a-t-il donc, mon ami ?

Jean.

Je crains, monsieur, que notre cher petit M. Roger ne soit bien près de sa fin ; son visage est si altéré, sa voix si affaiblie depuis sa dernière crise ! Je suis venu vous prévenir, monsieur.

M. Abel.

Je te remercie, mon enfant. Je voulais me coucher de bonne heure, le croyant mieux ; mais ce que tu me dis m’inquiète, et j’aime trop cette excellente famille pour l’abandonner dans des moments si douloureux. »

M. Abel sonna. Un valet de chambre entra.

M. Abel.

Allez me chercher une voiture pendant que je m’habille, Baptiste.

Baptiste.

Monsieur veut-il que je dise à Julien d’atteler ?

M. Abel.

Non, cela prendrait trop de temps. Une voiture, la première venue. »

Le valet de chambre sortit. M. Abel s’habillait.

« Jean, aide-moi à passer mon habit. J’entends Baptiste qui revient.

— La voiture de monsieur, dit Baptiste en rentrant.

M. Abel.

Viens, Jean, je t’emmène. Dépêchons-nous. »

Dix minutes plus tard ils étaient à l’hôtel de M. de Grignan.

« Comment va l’enfant ? dit M. Abel au concierge en entrant précipitamment.

— Mal, monsieur, très mal, répondit le concierge. Le docteur sort d’ici ; on vient d’envoyer chez vous, monsieur, et chez M. le curé de la Madeleine. »

Abel remonta rapidement l’escalier, traversa les salons ; la porte de Roger était ouverte ; l’enfant était inondé de sueur ; ses yeux entr’ouverts, son regard voilé par les approches de la mort, sa bouche contractée par les souffrances de l’agonie, ses mains crispées et agitées de mouvements convulsifs, annonçaient une fin prochaine. M. et Mme de Grignan, à genoux près du lit, contemplaient avec une douloureuse résignation l’agonie de leur enfant. Suzanne, moins forte pour lutter contre la douleur, à genoux près de sa mère, sanglotait, le visage caché dans ses mains. Abel se mit entre la mère et la fille, pria avec eux et commença à réciter les prières des agonisants ; un léger sourire parut sur la bouche de l’enfant ; il essaya de parler, et, après quelques efforts, il articula faiblement :

« Abel… Merci ! »

M. et Mme de Grignan complétèrent le remerciement de l’enfant par un regard plein de reconnaissance. Le curé entra, s’approcha du mourant, se hâta de lui donner une dernière fois la bénédiction, lui administra le sacrement de l’extrême-onction, et se joignit à M. Abel pour réciter la prière des agonisants.

Au moment où il dit d’une voix plus forte et plus solennelle : Partez, âme chrétienne ! un léger tressaillement agita les membres de l’enfant ; puis survint l’immobilité complète, et la respiration, déjà si difficile, s’arrêta. Le curé se pencha sur l’enfant, bénit ce corps sans vie, et se releva en récitant le Laudate Dominum. M. de Grignan voulut emmener sa femme ; elle se dégagea doucement de ses bras, appuya sa joue sur le visage de son cher petit Roger, pleura longtemps, et se laissa ensuite emmener par son mari.

Suzanne restait à genoux, sanglotant près du corps de son frère, dont elle tenait toujours la main dans les siennes. M. Abel, la voyant oubliée dans ce premier moment d’une grande douleur, la releva, chercha à la consoler en lui disant quelques paroles pleines de cœur sur le bonheur dont jouissait certainement son frère, et la vie cruelle qu’il avait menée depuis si longtemps.

« Je le sais, dit-elle, mais je l’aimais tant ! C’était mon frère, mon ami, malgré sa grande jeunesse. Que de fois ce cher petit m’a encouragée, aidée, consolée !… Et à présent !… »

Suzanne recommença à sangloter avec une violence qui effraya M. Abel. Il l’arracha d’auprès du lit de Roger, et, malgré sa résistance, il l’emmena dans le salon. Au bout d’un certain temps elle parut sensible aux témoignages d’affection qu’il lui donnait.

« Ma chère enfant, lui dit-il, je ne puis remplacer le petit ange que vous avez perdu, mais je puis être pour vous un ami, un frère, un confident même, si vous voulez répondre à l’amitié que je vous offre, et payer par la confiance le dévouement le plus absolu. »

Le chagrin de Suzanne prit une apparence plus douce après cette promesse de M. Abel ; ses larmes furent moins amères ; sa tendresse pour ses parents aurait son complément dans l’affection d’un ami dont l’âge se rapprochait du sien. Elle demanda instamment à M. Abel de la laisser retourner près de son frère.

« Ne craignez pas pour moi, cher monsieur Abel ; la prière me fera du bien ; Roger a déjà prié pour moi, puisqu’il me donne un ami tel que vous. Laissez-moi le remercier. »

Abel la ramena près du lit de Roger ; elle arrosa de ses larmes ses petites mains déjà glacées ; en face d’elle priait Abel. Une heure se passa ainsi ; M. Abel demanda à Suzanne de prendre quelque repos, elle répondit par un signe de tête négatif.

« Je vous en prie, Suzanne », dit-il doucement.

Suzanne se leva et le suivit sans résistance dans le salon.

M. Abel.

Suzanne, promettez-moi d’aller vous étendre sur votre lit. Vous êtes pâle comme une morte et vous semblez exténuée de fatigue. Ma chère Suzanne, soignez-vous, croyez-moi. Vos parents ont plus que jamais besoin de vos soins et de votre tendresse.

Suzanne.

Je vous obéirai, cher monsieur Abel. Mais allez voir papa et maman ; ils vous aiment tant ! Votre présence leur sera une grande consolation.

M. Abel.

J’irai, Suzanne. Fiez-vous à mon amitié pour les consoler de mon mieux. »

M. Abel lui serra la main et la quitta pour entrer chez M. de Grignan. Il le trouva luttant contre le désir exprimé par sa femme de retourner près de l’enfant pour l’ensevelir.

« Laissez-la suivre son désir, mon ami, dit M. Abel ; elle sera mieux là que partout ailleurs. Laissez la mère rendre les derniers devoirs à son enfant. »

M. de Grignan ne s’opposa plus aux prières de sa femme, qui sortit précipitamment après avoir adressé à Abel un regard éloquent.