XXX

L’EXPOSITION


Kersac et Jean étaient fatigués ; ils dormirent tard le lendemain ; lorsque le petit Roger fit dire à Jean de venir chez lui, Kersac dormait encore et Jean finissait de s’habiller. Il s’empressa de descendre près du pauvre malade, qui le reçut avec son doux et aimable sourire.

Roger.

Tu es rentré hier bien tard, Jean. T’es-tu bien amusé ?

Jean.

Beaucoup, monsieur Roger, ce qui n’empêche pas que j’ai souvent pensé à vous, et que j’aurais bien voulu pouvoir m’échapper et venir passer une heure ou deux avec vous.

Roger.

Merci, mon bon Jean ; raconte-moi ce que tu as fait. »

Jean raconta la farce en wagon de MM. Abel, Caïn et Seth et l’écrasement de la grosse petite dame rouge par Kersac, qui croyait la secourir. Puis l’histoire des saltimbanques, du marteau magique ; la mésaventure de Jeannot, qui avait perdu trois francs en voulant gagner une pièce d’or. Il raconta le dîner, la leçon de danse, le bal et tout ce qui pouvait amuser Roger et le distraire un instant de ses souffrances. Le pauvre enfant souriait ; il n’avait plus la force de rire. Il remerciait Jean du regard ; dans les moments où il souffrait trop, il lui faisait signe de s’interrompre. Jean resta ainsi une heure avec lui ; il retourna ensuite près de Kersac qui s’éveillait, et qui fut très honteux quand il sut qu’il était dix heures.

Kersac.

Je n’ai pas l’habitude de ces veillées, de ces fatigues extraordinaires et de ces repas monstres qui vous rendent lourd et paresseux. À la ferme je me fatigue davantage et j’ai moins besoin de repos. J’y serai heureusement demain matin, et dès mon arrivée j’arrangerai mon affaire avec ta mère ; le plus tôt sera le mieux. Je lui avais promis de t’emmener ; veux-tu venir passer quelques jours avec nous ?

Jean.

J’en serais bien heureux, monsieur, mais je ne puis quitter mon pauvre petit M. Roger dans l’état où il est. Je ne suis pas grand’chose, mais il me demande souvent, et je réussis à le distraire un peu.

« M’a-t-il fait répéter de fois ma rencontre avec M. Abel, quand il s’est fait passer pour voleur, et puis notre voyage en carriole et la bonne journée que vous m’avez fait passer, monsieur. Vous voyez que ce serait mal à moi de le quitter dans ce moment.

Kersac.

Tu as raison, mon enfant ; tu es un bon et brave garçon. M. Abel va arriver bientôt pour nous mener aux tableaux. Nous déjeunerons avant de partir, j’espère bien ; j’ai l’estomac creux que c’est effrayant. »

M. Abel arriva, leur dit de se tenir prêts pour une heure ; ils furent exacts. M. Abel les fit monter dans sa voiture.

Kersac.

Vous avez encore là une jolie bête, monsieur, mais elle ne vaut pas celle d’hier. J’en ai rêvé, de l’autre. Si j’avais une bête qui lui ressemblât, je passerais des heures à la faire trotter. Quelle trotteuse ! Je l’attellerais rien que pour la voir filer. »

M. Abel l’écoutait en souriant ; il paraissait content de l’enthousiasme de Kersac pour sa jument.

Quand ils entrèrent dans la salle de l’exposition, M. Abel les mena d’abord devant les plus beaux tableaux, puis il leur fit voir les siens. Un groupe de quatre tableaux de chevalet attira de suite leur attention. Jean regardait avec une surprise et une joie qui se manifestèrent par des exclamations que M. Abel chercha vainement à arrêter.

Jean.

Voilà Simon ! Me voilà, moi ! Et nous voilà dansant ! Ah ! ah ! ah ! Vous voilà, monsieur ! On ne voit que le dos, mais je vous reconnais bien, tout de même ! Nous voilà, Simon et moi, avec nos habits neufs ! C’est ça ! c’est bien ça ! Voyez donc, monsieur Kersac. Et voilà Simon et Aimée : c’est comme ils étaient le jour du bal ! Oh ! monsieur, que c’est beau ! que c’est donc joli ! que vous êtes heureux de faire de si belles choses ! »

Jean ne voyait pas la foule qui s’était rassemblée autour d’eux ; on chuchotait, on nommait tout bas M. Abel de N…. Celui-ci avait fait de vains efforts pour arracher Jean à son enthousiasme ; il ne voyait que ces tableaux, il n’entendait que sa propre voix. Contrarié, presque impatienté, M. Abel voulut s’en aller ; mais la foule, qui se composait d’artistes, les avait cernés, il fallait rester là. Lorsqu’il se retourna pour chercher une issue, toutes les têtes se découvrirent ; M. Abel salua et sourit avec sa politesse et son affabilité accoutumées. La foule commença à s’émouvoir, à s’agiter. Quelques vivats se firent entendre.

« Messieurs, de grâce, dit M. Abel en souriant, je demande le passage. Jean, viens, mon ami.

— Jean, il s’appelle Jean », chuchotèrent quelques voix.

Jean sortit enfin de son extase.

« Oh ! monsieur ! commença-t-il.

M. Abel.

Chut ! nigaud. Silence, je t’en supplie ! Et suis-moi. »

Jean suivit machinalement ; la foule voulut suivre aussi. M. Abel se retourna, ôta son chapeau :

« Messieurs, je vous en supplie ! Permettez que je me retire. Je vous en prie », ajouta-t-il avec dignité, mais avec grâce.

La foule, toujours chapeau bas, obéit à cette injonction ; on le laissa s’éloigner, on ne le suivit que du regard ; seulement, quand il fut à la porte, des vivats et des applaudissements éclatèrent ; M. Abel précipita le pas ; longtemps encore, lui et ses compagnons purent entendre éclater l’enthousiasme pour le grand artiste, l’homme de bien et le caractère honorable si universellement aimé, respecté et admiré.

Quand ils furent en voiture :

M. Abel.

Jolie scène que tu m’as amenée avec ton enthousiasme et tes exclamations !

Jean.

Pardonnez-moi, monsieur. J’étais hors de moi ! Je ne savais ce que je disais. Pourquoi m’avez-vous arraché de là, monsieur ? J’y serais resté deux heures !

M. Abel.

Et c’est bien pour cela, parbleu ! que je t’ai emmené. Tu as entendu leurs cris. Cinq minutes de plus, ils me portaient en triomphe comme les empereurs romains. C’eût été joli ! Tous les journaux en auraient parlé : je n’aurais plus su où me montrer. »

Jean était honteux, Kersac riait. M. Abel rit avec lui, donna une petite tape sur la joue de Jean, et la paix fut ainsi conclue.