III

LE VOLEUR SE DÉVOILE


Les enfants suivirent l’étranger, Jean remerciant le bon Dieu et la sainte Vierge de la rencontre d’un si bon, si riche et si généreux voleur, et Jeannot déplorant son guignon et enviant le bonheur de Jean.

Pendant le trajet d’une lieue qui séparait la chapelle de la ville, l’étranger chercha à faire causer les enfants, Jean surtout lui plaisait singulièrement. Jeannot, mécontent de n’avoir pas eu, comme son cousin, une gratification du voleur, répondait à peine et se plaignait de la fatigue, de la chaleur, de la longueur de la route.

L’étranger.

Je ne t’oblige pas à me suivre, pleurnicheur ; reste en arrière si tu veux.

Jeannot.

Que je reste en arrière pour que les loups me mangent.

L’étranger.

Les loups ! au mois de juin, en plein soleil !

Jeannot.

Il n’y a pas de soleil qui tienne ! Les loups n’ont pas peur du soleil. On en a vu deux à Kermadio il n’y a pas déjà si longtemps.

L’étranger.

Tu as pris des chiens pour des loups !

Jeannot.

C’est pas moi seul qui les ai vus ! C’est bien d’autres ! Un loup énorme, noir, à tête grise, qui n’est pas farouche, et qui a regardé déjeuner le garde, M. Daniel, à vingt pas de sa maison ; et puis une grosse louve grise qui vous regarde en face, qui vous barre le passage, et qui vous a la mine d’une bête affamée, toute prête à vous dévorer.

L’étranger.

C’est la peur qui t’a fait voir tout cela. Toi, Jean, as-tu vu ces terribles bêtes ?

Jean.

Pas moi, monsieur, mais Jeannot dit vrai ; bien des personnes les ont vues. Un cousin de M. le maire, qui chassait, a vu le loup et a couru après. L’institutrice de Mademoiselle a vu la louve, qui l’a suivie longtemps. Et puis Daniel, le garde de Monsieur, a rencontré le loup, qui a eu peur et qui a traversé à la nage le bras de mer de Kermadio. »

Après quelques instants de silence et de triomphe pour Jeannot, l’étranger se mit à questionner Jean sur sa mère. L’intérêt qu’il semblait prendre à la conversation enhardit Jean ; il lui dit avec quelque hésitation :

« Monsieur, voudriez-vous me rendre service, mais un bien grand service ?

L’étranger.

Très volontiers, si c’est possible, mon ami. Mais comment me le demandes-tu, à moi que tu connais à peine ?

Jean.

Parce que vous avez l’air très bon, monsieur ; et parce que je vois que vous me portez intérêt et que vous serez bien aise d’obliger encore un pauvre garçon que vous avez déjà obligé.

L’étranger, souriant.

Très bien, mon ami ; je crois que tu as deviné assez juste. Quel service me demandes-tu ?

Jean.

Voilà, monsieur ; c’est de reprendre les vingt francs que vous m’avez donnés, et de les porter à maman ; vous lui direz que c’est son petit Jean qui les lui envoie, et que c’est vous qui me les avez donnés. »

Et Jean cherchait sa bourse pour retirer la pièce d’or.

L’étranger.

Attends, mon garçon ; laisse tes vingt francs dans ta bourse, il n’y a pas besoin de te presser. Et d’abord, puisque je suis un voleur, ne crains-tu pas que je te vole ton argent ?

Jean.

Oh non ! monsieur ! D’abord vous n’êtes pas un voleur, puisque vous donnez au lieu de prendre ; et puis, vous seriez un voleur pour tout le monde, que vous ne le seriez jamais pour moi.

L’étranger.

Pourquoi donc ?

Jean.

Parce que vous m’avez fait du bien, monsieur ; on s’attache aux gens auxquels on a fait du bien, et il me semble qu’on n’a plus jamais envie de leur faire du mal.

L’étranger.

Écoute, mon brave petit Jean ; je ferais bien volontiers ta commission, mais je ne sais pas où trouver ta mère.

Jean.

À Kérantré, monsieur ; vous demanderez la veuve Hélène, la mère du petit Jean ; tout le monde vous l’indiquera.

L’étranger.

Mais, mon ami, je ne sais pas où est Kérantré.

Jean.

Comment, vous ne connaissez pas Kérantré ? Demandez à Kénispère, chacun connaît ça.

L’étranger.

Je ne sais pas davantage où est Kénispère.

Jean.

Vous ne connaissez pas Kénispère, près d’Auray et de Sainte-Anne ?

L’étranger.

Je ne connais rien de tout cela.

Jean.

Ni le sanctuaire de Mme Sainte-Anne ?

L’étranger.

Ni le sanctuaire.

Jean.

Ni la fontaine miraculeuse de Mme Sainte-Anne ?

L’étranger.

Ni la fontaine, ni rien de Mme Sainte-Anne.

Jean.

Mais vous n’êtes donc pas du pays, monsieur ?

L’étranger.

Non, je ne suis arrivé qu’hier soir ; je suis descendu à Auray, à l’hôtel, et je me promenais pour voir le pays, qui m’a semblé joli, lorsque je t’ai vu entrer à la chapelle ; je t’y ai suivi, et je me suis placé dans un coin obscur. Tu priais avec tant de ferveur et tu pleurais si amèrement, que j’ai de suite pris intérêt à toi ; tu as parlé haut en priant, et ce que tu disais a augmenté cet intérêt. Ton cousin est venu ; j’ai entendu votre conversation. J’ai fait le voleur pour vous donner une leçon de prudence ; il ne faut jamais compter son argent sur les grandes routes, ni dans les auberges, ni devant des inconnus. Je viens dans le pays pour voir l’église de Sainte-Anne qui va être reconstruite. Je veux voir le vieux sanctuaire avant qu’on le détruise.

Jean.

J’avais donc raison ! Vous n’êtes pas un voleur ! Je l’avais deviné bien vite à votre mine. Mais, monsieur, puisque vous restez dans le pays, voulez-vous tout de même donner à maman les vingt francs que voici. »

Jean lui tendit les vingt francs. L’étranger sembla hésiter ; mais il les prit, les remit dans sa poche, et serra la main de Jean en disant :

« Ils seront fidèlement remis ; je te le promets.

— Merci, monsieur », répondit Jean tout joyeux.

Ils continuèrent leur route : Jean gaiement ; l’étranger avec une satisfaction visible, et témoignant une grande complaisance pour son petit protégé ; Jeannot, triste et ennuyé du guignon qui le poursuivait et le mettait toujours au-dessous de Jean.

« Voyez, pensa-t-il, cet étranger, qui ne le connaît pas plus qu’il ne me connaît, se prend de goût pour lui, et moi il ne m’aime pas ; il appelle Jean mon ami, mon brave garçon, et moi, pleurard, pleurnicheur, jaloux ! Il cause avec Jean ; il semblerait qu’ils se connaissent depuis des années ! Et moi, il ne me parle pas, il ne me regarde seulement pas. C’est tout de même contrariant ; cela m’ennuie à la fin. À Paris, je tâcherai de me séparer de Jean, et de me placer de mon côté. »

Ils arrivèrent à la ville ; il était dix heures. L’étranger les mena à l’hôtel où il était descendu. Il fit servir un déjeuner bien simple, mais copieux. Ils mangèrent du gigot à l’ail, une omelette au lard, de la salade, et ils burent du cidre. Quand le repas fut terminé, l’étranger se leva.

« Jean, dit-il, quand tu seras à Paris, tu viendras me voir ; je te laisserai mon adresse ; j’y serai dans huit jours. Où logeras-tu ?

Jean.

Je n’en sais rien, monsieur ; c’est comme le bon Dieu voudra.

L’étranger.

Où demeure ton frère Simon ?

Jean.

Rue Saint-Honoré, no 263.

L’étranger.

C’est bien, je ne l’oublierai pas… Montre-moi donc ta bourse, que je voie si ton compte y est. »

Jean la lui présenta sans méfiance.

« Jean, dit l’étranger, veux-tu me faire un présent ?

Jean.

Bien volontiers, monsieur, si j’avais seulement quelque chose à vous offrir.

L’étranger.

Eh bien, donne-moi ta bourse, je te donnerai une des miennes.

Jean.

Très volontiers, monsieur, si cela vous fait plaisir : elle n’est malheureusement pas très neuve ; c’est M. le curé qui l’a donnée à maman pour mon voyage. »

L’étranger prit la bourse après l’avoir vidée.

« Attends-moi, dit-il, je vais revenir. »

Il ne tarda pas à rentrer, tenant une bourse solide en peau grise avec un fermoir d’acier ; il reprit la monnaie de Jean, la remit dans un des compartiments de la bourse, mit dans un autre compartiment le papier sur lequel il avait écrit son nom et son adresse, et la donna à Jean, en lui disant tout bas, de peur que Jeannot ne l’entendît :

« Tu trouveras tes vingt francs dans un compartiment séparé ; n’en dis rien à Jeannot, je te le défends.

Jean.

Je vous obéirai, monsieur, pour vous témoigner ma reconnaissance. Mais j’aurais préféré que vous les eussiez gardés pour pauvre maman.

— Ta maman les aura ; sois tranquille… Chut ! ne dis rien… Adieu, mon petit Jean ; bon voyage. »

L’étranger serra la main de Jean et fit un signe d’adieu à Jeannot ; il leur remit encore un petit paquet, et il se sépara d’avec ces deux enfants, dont l’un ne lui plaisait guère, et l’autre lui inspirait un vif intérêt.

Quand ils furent partis, l’étranger se mit à réfléchir.

« C’est singulier, dit-il, que cet enfant m’inspire un si vif intérêt ; sa physionomie ouverte, intelligente, douce, franche et résolue m’a fait une impression très favorable… Et puis, j’ai des remords de l’avoir effrayé au premier abord… Ce pauvre enfant !… avec quelle candeur il m’a offert son petit avoir ! Tout ce qu’il possédait !… C’était mal à moi !… Et l’autre me déplaît énormément, je suis fâché qu’ils voyagent ensemble. Je les retrouverai à Paris ; j’irai voir le frère Simon ; je veux savoir ce qu’il est, celui-là. Et si je le soupçonne mauvais, je ne lui laisserai pas mon petit Jean. Il gardera l’autre s’il veut. J’ai fait un échange de bourse qui profitera à Jean ; la sienne est décousue et déchirée partout ; c’est égal, je veux la garder ; cette aventure me laissera un bon souvenir. »