IV

LA CARRIOLE ET KERSAC


Jean et Jeannot marchèrent quelque temps sans parler :

« Dis donc, Jean, dit enfin Jeannot, combien crois-tu qu’il nous faudra de jours pour arriver à Paris ?

Jean.

Je n’en sais rien ; je n’ai pas pensé à les compter.

Jeannot.

Combien ferons-nous de lieues par jour ?

Jean.

Cinq à six, je crois bien.

Jeannot.

Mais cela ne nous dit pas combien il y a de lieues d’ici à Paris.

Jean.

Nous aurions dû demander au monsieur voleur ; il nous l’aurait dit.

Jeannot.

Il n’en sait pas plus que nous. Ces gens riches, ça voyage en voiture ; ils ne savent seulement pas le chemin qu’ils font. »

Une carriole attendait tout attelée devant une maison que les enfants allaient dépasser. Un homme sortit de la maison et s’apprêta à monter dans la carriole.

« Monsieur, dit Jean en courant à lui et en ôtant poliment sa casquette, pouvez-vous nous dire combien nous avons de lieues d’ici à Paris ?

L’homme.

D’ici à Paris ! Mais tu ne vas pas à Paris, mon pauvre garçon ?

Jean.

Pardon, monsieur ; nous y allons, Jeannot et moi, pour rejoindre Simon et pour gagner notre vie ; et nous voudrions savoir s’il y a bien loin et combien il nous faudra de jours pour y arriver.

L’homme.

Miséricorde ! Mais vous ne comptez pas y aller à pied ?

Jean.

Pardon, monsieur ; il le faut bien ; nous n’avons pas les moyens d’y aller dans une belle carriole comme vous.

L’homme.

Mais, petits malheureux, savez-vous qu’il y a d’ici à Paris cent vingt lieues ?

Jean.

C’est beaucoup ! Mais nous y arriverons tout de même. Bien merci, monsieur ! Pardon de vous avoir dérangé.

L’homme.

Pas de dérangement, mon ami… Mais, j’y pense, je vais à Vannes ; montez dans ma carriole, c’est votre route, et cela vous avancera toujours de quatre lieues, car vous n’êtes guère à plus d’une lieue d’Auray.

Jean.

Bien des remerciements, monsieur ; ce n’est pas de refus.

L’homme.

Alors, montez vite et partons. Je suis pressé. »

Jean grimpa lestement et fit grimper Jeannot, qui n’avait pas dit une parole. Jean se mit près du maître de la carriole ; Jeannot se plaça dans le coin le plus reculé. Le brave homme, qui recueillait les petits voyageurs, fouetta son cheval, et on partit au grand trot. Jean était enchanté ; il n’avait jamais roulé si vite. Jeannot semblait effrayé ; il se cramponnait aux barres de la carriole. Le conducteur se retourna et regarda attentivement Jeannot.

L’homme.

Ton camarade est muet, ce me semble ? »

Jean rit de bon cœur.

Jean.

Muet ! Pour cela non, monsieur ; il a la langue bien déliée. Il ne dit rien, c’est qu’il a peur.

L’homme.

Peur de qui, de quoi ?

Jean.

Je n’en sais rien, monsieur ; il a toujours peur. Jeannot, réponds donc à monsieur, qui a la politesse de s’inquiéter de toi.

Jeannot.

Que veux-tu que je dise ? Je ne peux pas causer, moi, quand j’ai peur.

Jean.

Là ! Quand je disais qu’il a peur.

L’homme.

Et de quoi as-tu peur, nigaud ?

Jeannot.

J’ai peur de votre cheval qui court à tout briser, et puis j’ai peur de vous aussi. Est-ce que je sais qui vous êtes ?

L’homme.

Comment ? Polisson, vaurien ! J’ai la bonté de te ramasser sur la route, et tu oses me faire entendre que je suis un mauvais garnement, un voleur, un assassin, peut-être. Si ce n’était ton camarade, je te flanquerais dehors et je te laisserais faire ta route à pied.

Jean.

Oh ! monsieur, pardonnez-lui ! Il ne sait ce qu’il dit quand il a peur. C’est une nature comme ça ? Il s’effraye de tout, et tout lui déplaît.

L’homme.

Pas une nature comme la tienne, alors : tu me fais l’effet d’être un brave garçon.

Jean.

Dame ! monsieur, je suis comme le bon Dieu m’a créé et comme maman m’a élevé. Je n’y ai pas de mérite, assurément. Le pauvre Jeannot, monsieur, il est un peu en dessous, un peu timide, parce qu’il a perdu sa mère, qui était ma tante ; c’est ça qui l’a aigri.

L’homme.

Tant pis pour lui. Je ne veux seulement pas le regarder ; son visage pleurard n’est pas agréable à l’œil ni doux au cœur. Et quant à ce que disait ce polisson, qu’il ne savait pas qui j’étais, je m’en vais te le dire, moi. Je suis un fermier d’auprès de Sainte-Anne ; je vais à Vannes pour acheter des porcs, et je m’appelle Kersac.

Jean.

Merci, monsieur Kersac ; nous sommes heureux de vous avoir rencontré. C’est une journée de route que vous nous avez épargnée.

Kersac.

Je puis faire mieux que ça. Je passe deux heures à Vannes ; j’en repars vers cinq heures pour aller à six lieues plus loin, à Malansac. Je puis vous mener jusque-là ; ce sera encore une journée de sauvée. Nous serons avant huit heures à Malansac, où je couche ; pour le coup, mon cheval aura fait ses douze lieues et bien gagné son avoine.

Jean, tout joyeux.

Merci bien, monsieur. Si nous faisons souvent des rencontres comme celle d’aujourd’hui, nous ne tarderons pas à arriver à Paris… Remercie donc, Jeannot.

Kersac.

Laisse-le tranquille. Est-ce que j’ai besoin de son remerciement ! C’est pour toi, ce que j’en fais ; ce n’est pas pour lui. »

Jean eut beau faire des signes à Jeannot, il n’en put obtenir une parole. Kersac s’apercevait, sans en avoir l’air, du manège de Jean et de son air inquiet : il souriait et s’amusait à exciter les supplications muettes de Jean, en se retournant de temps en temps et en lançant à Jeannot des regards mécontents. Jean croyait découvrir de la colère dans les yeux menaçants de Kersac ; il s’efforça de la détourner par des observations aimables sur la beauté du cheval, qui était bon, mais pas beau ; ensuite sur la douceur de la carriole, qui les secouait comme un panier à salade ; sur les charmes de la route, qui était une plaine aride.

Plus Kersac s’amusait des efforts visibles du pauvre Jean pour conjurer l’orage qu’il redoutait pour Jeannot, plus ses yeux devenaient terribles, plus ses lèvres se contractaient, plus son front se plissait ; ses sourcils se fronçaient ; sa bouche prenait un aspect presque féroce ; sa main, dégagée des rênes, se crispait. Enfin, il arrêta son cheval et se retourna vers Jeannot. Le visage de Jean exprima la consternation, celui de Jeannot la frayeur.

Après quelques minutes d’immobilité pendant lesquelles le cheval reprenait haleine, Kersac, voyant la terreur visible de Jeannot et l’inquiétude croissante de Jean, s’adressa au premier d’une voix formidable.

« Jeannot, tu es un petit gredin ! Tu vois les supplications de ton cousin, qui redoute pour toi (ce qui va t’arriver) des coups de fouet. Tu t’entêtes à ne pas lui accorder les excuses qu’il te demande à m’adresser. Je te dis à mon tour que tu vas de suite nous demander pardon de ta maussaderie, ou bien… Allons, à genoux dans la carriole, et un pardon bien prononcé. »

Jeannot ne bougea pas. Kersac leva son fouet ; Jean lui demanda grâce pour son cousin ; mais Kersac, indigné de l’obstination de Jeannot, lui appliqua un léger coup de fouet sur les épaules. Jeannot poussa un cri, Kersac frappa un second coup. Jeannot n’attendit pas le troisième ; il se jeta à genoux et cria Pardon ! de toute la force de ses poumons.

« À la bonne heure ! dit Kersac en se remettant en face de son cheval et en le faisant repartir. Et toi, mon pauvre garçon, ajouta-t-il en s’adressant à Jean et en reprenant sa voix calme, ne t’afflige pas. Ce vaurien a besoin d’avoir les épaules un peu caressées par le fouet ; tant que nous serons ensemble, je le rendrai docile sinon aimable. »

Jean ne répondit pas ; il avait eu peur pour Jeannot, et il craignait que ce dernier n’excitât encore la colère de Kersac. Quant à Jeannot, il faisait, comme d’habitude, des réflexions douloureuses sur le guignon qui le poursuivait et sur la bonne chance de Jean.

On arriva ainsi à Vannes. Kersac détela son cheval ; Jean lui offrit de le mener à l’écurie, de lui donner son avoine et de le bouchonner.

Kersac.

Tu sais bouchonner un cheval, toi ?

Jean.

Je crois bien, monsieur ; j’en ai bouchonné plus d’un à l’auberge de Kérantré.

Kersac.

Très bien, mon garçon ; tu me rendras service, car je suis pressé d’aller à mes affaires pour les porcs. Attends-moi ici ; je serai de retour dans deux heures. Après l’avoine tu feras boire mon cheval.

Jean.

Oui, oui, monsieur, je sais bien ; et du foin après avoir bu.

Kersac.

C’est ça ! Au revoir. »

Jean s’empressa de mener le cheval à l’écurie.

« Allons, Jeannot, dit-il, viens m’aider ; tu bouchonneras d’un côté et moi de l’autre.

Jeannot.

Plus souvent que je toucherai au cheval de ce méchant homme. Toi qui es son favori, tu peux l’aider ; mais moi, je n’ai pas de remerciements à lui faire.

Jean.

Écoute, mon Jeannot, avoue que tu as été maussade et qu’il n’a pas tapé fort.

Jeannot.

Fort ou non, il a tapé, et il n’avait pas le droit de me taper.

Jean.

Voyons, Jeannot ; si ce n’est pas pour lui, fais-le pour moi, pour m’aider.

Jeannot.

Ma foi non, tu es trop ami avec lui.

Jean.

Et comment ne serais-je pas ami avec lui, puisqu’il nous avance de douze lieues en nous voiturant comme il le fait. C’est bon de sa part, tout de même.

Jeannot.

Qu’est-ce que ça lui coûte de nous laisser monter dans sa voiture ?

Jean.

Je ne dis pas, mais c’est tout de même bon à lui, et il y en a beaucoup qui n’y auraient pas pensé. »

Jean eut beau dire, Jeannot alla s’étendre dans un coin de l’écurie sur un tas de paille, et il laissa son cousin s’occuper tout seul du cheval qui les avait menés si bon train, et qui devait leur faire faire six lieues encore. Quand il eut fini, il alla s’asseoir près de Jeannot.

Jean.

Dis donc, Jeannot, est-ce que tu ne te sens pas besoin de manger ?

Jeannot.

Manger et boire aussi.

Jean.

Si nous entamions nos provisions ?

Jeannot.

Ce ne serait pas moi qui m’y refuserais.

Jean.

Par quel paquet allons-nous commencer ? Celui de maman ou celui de M. Abel ?

Jeannot.

Comme tu voudras.

Jean.

Prenons celui de maman. Pauvre maman, elle nous croit bien près de Kérantré encore, et ce soir nous en serons à quatorze lieues pour le moins. »

Jean défit le petit paquet que lui avait donné sa mère : il en tira une cuisse de lapin et un morceau de pain.

« La galette sera pour ce soir », dit-il.

Il partagea le lapin avec Jeannot, lui donna une tranche de pain, en garda une, et ils commencèrent leur modeste repas. Mais quand ils eurent mangé, ils eurent soif. Jean se chargea de demander de l’eau. Il entra dans la salle de l’auberge, y trouva une femme qui mettait le couvert, ôta sa casquette, et lui demanda s’il ne pourrait pas avoir de l’eau pour lui et son camarade.

La femme.

Pour quoi faire, mon ami ?

Jean.

C’est pour boire, madame. Nous avons mangé, et nous voudrions bien avoir un verre d’eau, s’il vous plaît.

La femme.

Je vais vous donner une bouteille de cidre, mon ami ; c’est plus sain que l’eau quand on a beaucoup marché.

Jean.

Merci bien, madame ; nous n’avons pas marché ; c’est M. Kersac qui a bien voulu nous prendre dans sa carriole ; ainsi je vous remercie bien de votre bonté, madame ; mais… mais… pour dire vrai, nous n’avons pas les moyens de payer du cidre dès la première journée de route.

La femme.

Je ne comptais pas te le faire payer, mon ami ; et tu l’auras tout de même, car tu me parais un bon et honnête garçon. »

La femme prit sur la table une bouteille de cidre et la donna à Jean avec un verre. Jean remercia beaucoup et courut faire voir à Jeannot ce qu’on lui avait donné. Ils se régalèrent de leur mieux et s’étendirent sur la paille en attendant Kersac. Il revint à l’heure précise, attela bien vite, fit monter Jean dans la carriole, et appela Jeannot, qui ne répondit pas.

« Tant pis pour lui ; partons », dit Kersac.

Jean.

Pas sans Jeannot, monsieur ; vous voudrez bien l’attendre ; je vais courir le chercher.

Kersac.

Ma foi non, je suis pressé ; en route. »

Jean sauta à bas de la carriole.

Jean.

Adieu, monsieur, et bien des remerciements pour toutes vos bontés.

Kersac.

Eh bien ! qu’est-ce que tu fais donc ? Puisque je t’emmène.

Jean.

Pardon, monsieur, je ne peux pas partir sans Jeannot. Je ne laisserai pas Jeannot tout seul.

Kersac.

Ah bah ! ne t’inquiète donc pas de ce garçon ; il te rejoindra quelque part.

Jean.

Non, monsieur, il aurait trop peur ; il en mourrait. »

Jean salua Kersac et allait partir pour aller à la recherche de Jeannot, lorsque Kersac le rappela.

« Jean ! viens donc ! Diable de garçon ! Je ne partirais pas sans toi, c’est convenu. Va vite chercher ton protégé, je t’attendrai.

— Merci, monsieur », cria Jean d’un air joyeux.

Et il partit pour chercher Jeannot, qu’il trouva endormi sur la paille dans l’écurie.

« Jeannot, vite, lève-toi ; partons, M. Kersac t’attend. »

Jeannot se frottait les yeux, dormait encore à moitié. Jean parvint à le réveiller et à l’entraîner dans la cour où attendait Kersac.

« Allons donc ! cria Kersac. Avance, traînard. Tire-le, Jean ; donne-lui une poussée. »

Jeannot, tout à fait réveillé par ces cris, monta assez lestement dans la carriole et s’y étendit pour se rendormir, pendant que Jean s’établissait près de Kersac. Ils partirent au grand trot.