XXVIII

ABEL, CAÏN ET SETH


Le déjeuner se passa bien ; un silence complet régna au commencement ; quelques paroles furent prononcées après le troisième plat ; au cinquième, la conversation devint générale et bruyante ; on servit le champagne après le huitième plat, et chacun proposa un toast.

M. Abel, le premier, porta un toast aux mariés ; Simon répondit en portant un toast qui fut acclamé à l’unanimité :

« À M. Abel N…, mon très aimé et très honoré bienfaiteur !

— À notre excellent ami Kersac ! dit Jean.

— À la mère absente ! » riposta Kersac.

Chacun continua ainsi. Les fortes têtes, bien résistantes au vin, vidaient leur verre à chaque nouveau toast ; mais les gens sages, comme M. Abel, Simon et Jean, se contentaient d’y mouiller leurs lèvres. Kersac, se réservant pour le soir, prit un terme moyen ; il ne prit qu’une gorgée à chaque toast ; mais les gorgées devenaient de plus en plus fortes ; les dernières ne laissèrent que peu de gouttes dans le verre.

Le déjeuner était excellent ; la gaieté était grande : on resta longtemps à table. À deux heures on s’aperçut qu’il était tard ; chacun partit pour faire ses affaires ou sa toilette, qui devait être simple afin de ne pas être gênante à la campagne. On se donna rendez-vous à la gare à quatre heures. M. Abel, Jean et Kersac montèrent un instant chez Simon ; ils trouvèrent Mme Amédée et Mme Simon rangeant et arrangeant l’appartement, et mettant en place linge, robes, bonnets, etc. Simon ôta son bel habit de noces, passa une blouse, et se mit en devoir de les aider.

« Adieu, Jean et Kersac ; au revoir ; à quatre heures à la gare, dit M. Abel en descendant.

Jean.

Au revoir, monsieur ; nous serons exacts. »

Ils sortirent ensemble et marchèrent ensemble.

« Où allez-vous donc ? dit M. Abel, surpris de se voir accompagné par ses deux amis.

Jean.

À la maison, monsieur, pour voir le pauvre petit M. Roger et donner un coup de main à M. Barcuss.

M. Abel.

J’y vais aussi, moi ; c’est drôle que nous ayons eu la même pensée. Seulement je vais entrer chez moi, à l’hôtel Meurice, pour changer d’habit et ne pas avoir l’air d’un prince se promenant incognito. »

Kersac et Jean continuèrent sans M. Abel et ne tardèrent pas à arriver.

Le petit Roger se trouvait un peu mieux ; il fut très content de voir Jean et lui demanda quelques détails sur la noce. Il sourit au récit de la promenade de Kersac avec la voiture de M. Abel. Il demanda quelques détails sur les toilettes, sur le déjeuner et sur ce qu’on ferait plus tard.

« Est-ce que ton ami, M. Kersac, est rentré avec toi ?

Jean.

Oui, monsieur Roger ; il avait envie d’avoir de vos nouvelles.

Roger.

Il est bien bon ; dis-lui que je le remercie bien et que je le prie de venir me voir avant son départ ; je ne voudrais pas qu’il quittât Paris sans me voir.

Jean.

Certainement qu’il ne s’en ira pas sans vous faire ses adieux, monsieur Roger, il vous admire trop pour cela.

Roger.

Pourquoi m’admire-t-il ? il ne faut pas qu’il m’admire. Dis-lui cela, Jean ; n’oublie pas. Je veux bien qu’il m’aime : voilà tout.

Jean.

Je le lui dirai, monsieur Roger ; mais je ne pense pas qu’il vous obéisse en ça.

Roger.

Pourquoi donc ? Pourquoi ?

Jean.

Parce que ça ne dépend pas de lui, monsieur Roger. De même qu’on n’aime pas au commandement, on ne peut pas s’empêcher d’admirer ce qui est admirable.

Roger.

Oh ! mon Dieu ! toi aussi, Jean ! C’est mal ça ! Maman, je suis fatigué : expliquez-lui que je ne fais rien d’extraordinaire ni d’admirable ; que je ne suis pas bon, comme ils croient tous ; que c’est le bon Dieu qui m’aide à souffrir ; que sans lui je ne pourrais pas… Je suis fatigué ; parlez pour moi, maman.

Madame de Grignan.

Ne te tourmente pas, cher petit ; je te promets d’expliquer à Jean ce que tu me demandes.

Roger.

Et à M. Kersac aussi !

Madame de Grignan.

Oui, oui ; à M. Kersac aussi !

— Merci, maman. »

Et Roger, fatigué, ferma les yeux. Il ne tarda pas à les rouvrir ; il souffrait, et il luttait mieux contre la souffrance quand il regardait le crucifix et la Sainte Vierge qui étaient en face de son lit. Jean, habitué aux soins à lui donner dans ses moments de crises douloureuses, lui frotta doucement, tantôt le dos, tantôt les jambes ; Mme de Grignan lui mouillait le front avec une eau calmante, et lui faisait respirer de l’eau camphrée. La crise se calma, mais il ne put s’étendre dans son lit : il resta la tête sur ses genoux et les jambes pliées sous lui.

Jean resta jusqu’au moment du départ ; il baisa les petites mains de son pauvre petit maître, et le quitta sans que Roger eût eu la force de relever la tête ni de dire une parole.

Jean trouva Kersac endormi ; il le réveilla, et tous deux se mirent en route pour la gare Montparnasse. Il n’y avait d’arrivés encore que les mariés et leurs parents, et avant eux était venu un valet de chambre de M. Abel, chargé des billets, des compartiments réservés et de tout ce qui pouvait être demandé par les invités de la noce.

Le valet de chambre remit à Kersac et à Jean les billets de leurs places. En peu d’instants toute la noce fut au complet ; les employés les firent entrer dans les wagons. Lorsque M. Abel arriva, tout le monde était placé ; il ne restait plus de compartiments réservés. Kersac et Jean avaient attendu M. Abel sur le quai et se trouvaient comme lui séparés de la noce.

M. Abel.

Ne vous en inquiétez pas ; j’aperçois deux de mes amis, et nous trois ça fait cinq ; nous prendrons un compartiment, il n’y viendra personne. »

M. Abel alla chercher ses amis Caïn et Seth : c’étaient leurs noms de guerre pour les excursions et les farces. Nous ne dirons pas leurs vrais noms, pas plus que nous ne disons celui de M. Abel. Tous trois vivent encore et vivront longtemps ; il pourrait leur être désagréable de voir leurs noms livrés au public.

M. Abel.

Par ici, par ici, mes amis ! Voici mon ami Kersac ; voici mon petit ami Jean… Monsieur Kersac, je vous présente mes amis Caïn et Seth. Nous ferons route ensemble. Je suis autorisé par M. Amédée à les inviter pour être des nôtres et faire partie de la noce.

— Tout l’Ancien Testament réuni, dit Kersac en riant de son bon rire franc. Monsieur Caïn, vous n’allez pas nous traiter en frères, n’est-ce pas ?

Caïn.

Si fait, si fait. Mais en Caïn régénéré, en Caïn du Nouveau Testament. »

Ils étaient montés dans un compartiment vide, et on allait fermer les portières, lorsqu’une grosse petite dame rouge, pincée, mijaurée, élégante, portant une cage de trois mètres d’envergure et de neuf mètres de tour, s’élança dans le wagon, cherchant une place. Il en restait trois, mais pas ensemble.

« Diable de femme ! murmura Seth. Elle va nous empêcher de fumer.

— Il faut la faire partir, dit Caïn.

M. Abel.

Comment ? de quelle manière ?

Caïn.

Tu vas voir ; secondez-moi tous les deux. »

Il ajouta quelques paroles plus bas encore. Le sifflet se fit entendre ; les wagons s’ébranlèrent.

La grosse petite dame s’était à peine casée en face de Caïn, que celui-ci fit un bond extraordinaire ; la dame poussa un léger cri. Un deuxième bond plus prononcé lui fit prendre une expression d’effroi qui devint de la terreur quand elle vit Abel d’un côté et Seth de l’autre chercher à retenir et à calmer Caïn.

Abel.

Là, là, mon ami ! Là ! calme-toi… Voyons ! sois sage ! Cette dame ne te fait pas de mal. Là, là !

La petite dame.

Mon Dieu ! qu’y a-t-il donc, messieurs ?

Abel.

Ne vous effrayez pas, madame ! Ce n’est rien ! Notre malheureux ami !… Là, là, Caïn ! Là. Sois bon garçon… Il est fou, madame ; et il devient fou furieux quand il voit un visage qui lui déplaît… Voyons ! Seth, tiens-le ; il va nous échapper.

La petite dame.

Mon Dieu ! il va me faire du mal.

Abel.

J’espère que non, madame ! Soyez tranquille ! Nous le tenons. Mais, dans ses accès, il a une force herculéenne. Quatre hommes vigoureux en viennent difficilement à bout.

La petite dame.

Et que fait-il alors ?

Abel.

Il est terrible quand il parvient à s’échapper ; il met tout en pièces… Voyons, voyons ! Seth, tiens-le donc ! Il m’échappe.

Seth.

Je ne peux pas. Il est plus fort que moi.

La petite dame.

Mon Dieu, mon Dieu, au secours ! »

Kersac, qui n’était pas dans la confidence, s’élança sur Caïn ; il le maintint si vigoureusement, que celui-ci éclata de rire. Kersac, debout devant la petite dame, piétinait sa robe, sa cage, écrasait son chapeau avec ses reins, qui avaient à peine la place de se mouvoir ; plus Kersac serrait Caïn, plus celui-ci riait et cherchait à se dégager de cet étau. La cage de la grosse petite dame était en pièces ; sa robe était en loques, son chapeau ne tenait plus sur sa tête ; ses faux cheveux, nattes, crépons, chignon tombaient sur son visage, sur ses épaules, sur son cou. M. Abel, la trouvant suffisamment dégoûtée de leur wagon, s’écria :

« Lâchez, Kersac, lâchez ; l’accès est fini ; quand il rit, il n’y a plus de danger. »

Kersac lâcha, et, repoussé par Caïn, il retomba sur la petite dame, qu’il écrasait de son poids sans pouvoir se relever ; deux fois il essaya, deux fois il retomba.

« Au secours ! j’étouffe ! » s’écria la dame.

M. Abel eut pitié d’elle ; il enleva Kersac de sa poigne vigoureuse, aida la petite dame à s’arranger tant bien que mal. Elle avait eu à peine le temps de remettre en place nattes, chignon et crépons, et de rattacher sa robe avec quelques épingles, que le convoi arrêta ; la dame ouvrit la portière et se précipita hors du wagon ; le désordre de sa toilette attira tous les regards ; elle disparut, mais, peu d’instants après, un employé ouvrit la portière.

« Messieurs, dit-il, qu’avez-vous fait à cette dame qui vient de quitter le wagon ? Elle se plaint d’un fou qui a manqué la mettre en pièces. Avez-vous réellement un fou parmi vous ?

Caïn.

Mais pas du tout ; c’est elle qui est folle, qui se jette sur les gens, qui crie, qui croit qu’on va la massacrer.

L’employé.

Cela me paraît louche, tout de même ; sa robe est terriblement fripée ; son chapeau est bien déformé ; sa cage est toute démantibulée.

Caïn, riant.

Pas de mal, employé ! Pas de mal ! Elle ne se plaint pas de nous, allez. Voulez-vous un cigare ? Et un fameux. »

Il présenta une couple de cigares à l’employé, qui hésita, hocha la tête, finit par accepter, et referma le wagon en disant :

« Quelque farce ! Et une société de farceurs ! Cela se voit de reste. »

Le train repartit ; Abel, Caïn et Seth rirent aux éclats ; Caïn et Seth allumèrent leurs cigares, et M. Abel rassura Kersac et Jean en leur expliquant la scène qui avait été inventée et jouée par Caïn et Abel.