XXIX

LE MARTEAU MAGIQUE


Le voyage ne fut pas long ; ils descendirent à Saint-Cloud ; c’était la fête de la ville ; on se promena partout ; on joua à toutes sortes de jeux ; on regarda des tours de force, des veaux à cinq pieds, des moutons à deux têtes, des géants de quatre ans qui semblaient être des hommes de trente avec barbe et moustaches ; enfin, un âne qui avait la tête où les autres ont la queue.

Cette dernière merveille se voyait dans une tente où étaient d’autres bêtes curieuses ; l’âne était seul dans une stalle, séparé par une toile des autres animaux ; il n’avait été annoncé qu’à la suite d’un entretien mystérieux entre M. Abel et le propriétaire des animaux.

« Entrez, messieurs, mesdames, entrez. On n’y entre qu’un à un, messieurs, mesdames. Entrez. »

Kersac entra le premier en payant deux sous ; il ne tarda pas à en sortir, riant aux éclats.

Plusieurs voix.

Quoi donc ? Qu’y a-t-il ? Est-ce vrai que l’âne a la tête où les autres ont la queue ?

Kersac.

Très vrai, et ça vaut bien deux sous pour le voir et jurer le secret au brave propriétaire de l’animal. Quelle farce ! quelle bonne farce ! »

La gaieté de Kersac excita la curiosité de toute la noce et de toutes les personnes présentes. Chacun voulut y entrer, et tous en sortaient riant comme Kersac et discrets comme lui. À la fin, cet attroupement considérable de gens dont aucun ne voulait s’en aller et qui tous riaient et applaudissaient, attira les gendarmes. Ils ne purent rien tirer de personne, et, pour savoir ce qui en était, ils durent entrer à leur tour. Ils entrèrent… sans payer, en qualité de gendarmes ; et ils virent un âne dans une écurie, tourné de la tête à la queue, c’est-à-dire la queue attachée au râtelier et la tête tournée vers les spectateurs. Les gendarmes ne savaient s’ils devaient rire ou sévir ; M. Abel s’interposa et dit que c’était lui qui avait inventé ce divertissement ; il plaida si bien la cause du chef de l’établissement, que celui-ci fut autorisé à continuer la mystification ; elle lui rapporta plus d’argent que le reste de la ménagerie.

En continuant leur promenade le long des tentes et des boutiques, ils virent une baraque avec une estrade sur laquelle paradaient un homme à la figure blême, à la mine éreintée, une femme au visage flétri, exprimant la souffrance, et un petit garçon d’une maigreur excessive, et dont les joues hâves annonçaient la misère. L’aspect de cette famille frappa péniblement M. Abel ; après les avoir observés pendant quelque temps, il alla derrière la toile et causa quelques instants avec l’homme. Il revint, eut une conférence avec ses amis Caïn et Seth ; tous trois passèrent ensuite derrière la baraque ; la famille éreintée disparut pour faire place, une demi-heure après, à trois sauvages à longues barbes et au teint cuivré ; l’un d’eux fit un roulement de tambour formidable ; un second cria d’une voix qui couvrait le bruit du tambour :

« Venez, messieurs, mesdames, venez voir l’effet merveilleux du marteau magique qui change les sous en pièces d’argent, et les pièces d’argent en pièces d’or. »

La foule ne tarda pas à se rassembler près de cette baraque.

« On fait une seule expérience gratuite, messieurs, mesdames ; après quoi on devra donner à la personne qui fera la quête. La représentation va commencer ! Qu’est-ce qui me donne un sou ? Un sou, messieurs, un sou pour en avoir vingt ? »

Une main s’allongea et donna un sou.

Le sauvage prit le sou, le tint en l’air afin que chacun pût le voir, le posa sur un billot et s’éloigna. Le second sauvage, qui tenait un pesant marteau à la main, frappa le billot ; le premier sauvage prit le sou, le fit voir à la foule ; le sou s’était métamorphosé en une pièce de vingt sous.

La foule applaudit ; le propriétaire du sou reçut sa pièce d’un franc ; une foule d’autres mains présentèrent d’autres sous ; le même sauvage les recevait et les rendait. Souvent l’opération manquait ; les propriétaires attrapés murmuraient.

Un sauvage.

Le marteau magique ne fait rien pour les avares, les joueurs, les buveurs, les méchants ; il lit dans les cœurs et donne à chacun selon ses mérites. »

Les sous des enfants se trouvaient toujours métamorphosés en pièces de vingt sous ; une ou deux fois même, le marteau magique changea le sou en une pièce de deux francs.

Le sauvage.

Allons, messieurs, donnez au marteau magique des pièces de vingt sous pour en faire des pièces de vingt francs après le premier tour de quête, messieurs. Ceux qui ne donneront pas à la quête n’auront pas droit à la métamorphose ; ceux qui donneront beaucoup en seront récompensés. »

La femme du magicien fit le tour de l’assemblée ; chacun donna ; plusieurs donnèrent de petites pièces blanches. Depuis quelques instants, Jeannot s’était mêlé à la foule et attirait les regards du principal sauvage. À la deuxième reprise, il s’avança et donna une pièce de vingt sous pour en avoir une de vingt francs.

Le sauvage.

Donnez, monsieur ; vous allez être satisfait. Attention, marteau, fais ton office ; rends de l’or pour de l’argent ! »

Le marteau frappa, Jeannot allongea une main avide, et reçut… un sou.

« Ce n’est pas de l’or, cria-t-il ; j’ai donné vingt sous.

Le sauvage.

Recommencez, monsieur, le marteau s’est trompé. Dame ! il se trompe quelquefois. Allons, marteau, recommence ; récompense ou punis. »

Jeannot donna une seconde pièce de vingt sous.

Le marteau frappa ; Jeannot reçut… un sou.

« Vous me volez ! s’écria Jeannot en colère.

Le sauvage.

Tout le monde peut voir, monsieur, que je n’ai rien dans les mains, rien dans les poches. Une troisième épreuve, monsieur ; essayez, vous n’aurez pas perdu pour attendre. »

Jeannot tendit en grommelant une troisième pièce de vingt sous. Le marteau frappa. Le sauvage fit voir une pièce enveloppée d’un papier.

Le sauvage.

Voilà, monsieur ! Ce doit être du bon ! La pièce est cachée, et il y a quelque chose d’écrit sur le papier. »

Le sauvage lut :

« À Jeannot. »

Il ouvrit le papier et lut tout haut :

« Voleur ! Un sou, dit-il ; toujours de même. C’est un marteau magique, messieurs, mesdames ; il récompense et punit. »

Jeannot restait ébahi et furieux ; la foule répétait : Voleur ! Voleur ! La peur le saisit ; il se retira prudemment et disparut.

Après le marteau magique, les trois sauvages chantèrent des tyroliennes et des chansonnettes gaies et amusantes. La foule applaudissait ; la sébile se remplissait ; après les chansons vinrent les escamotages, des tours d’adresse ; enfin, un roulement de tambour annonça que la représentation était finie. Les sauvages, vivement applaudis, quittèrent l’estrade, se déshabillèrent, se débarbouillèrent dans la baraque et redevinrent Caïn, Abel et Seth. Ils remirent au pauvre charlatan le produit des collectes, qui se monta à plus de cinquante francs ; ces pauvres gens témoignèrent une grande reconnaissance aux trois amis, qu’ils remercièrent les larmes aux yeux.

M. Abel et ses amis cherchèrent à rejoindre leur société qu’ils avaient perdue ; ils ne tardèrent pas à la retrouver ; Jean avait été inquiet un instant de la longue disparition de M. Abel ; mais Kersac lui dit que sans doute il était allé au salon de cent couverts pour hâter le dîner. Personne ne l’avait reconnu dans la parade des sauvages. M. Abel invita la société à venir prendre le repas du soir ; la proposition fut accueillie avec joie ; le déjeuner était loin, et on se proposait de faire honneur au dîner.

Les convives se placèrent ; le dîner commença dans le même religieux silence que le déjeuner. De même que le matin, on se mit en train après les premiers plats, et on devint gai et bruyant en approchant du rôti ; le dîner était exquis, les vins étaient de premier cru ; on chanta ; quand vint le tour de M. Abel, il entonna avec Caïn et Seth une des chansonnettes en trio qu’ils avaient chantées sur les tréteaux du saltimbanque. Alors seulement ils furent reconnus, interrogés, applaudis. On rit beaucoup de l’invention du marteau magique et de l’attrape faite à Jeannot. Après le repas, qui dura de sept heures à neuf, les violons se firent entendre, les danses commencèrent. Quand on fut bien en train :

« À nous deux, petit Jean, comme au café Métis, s’écria M. Abel. La leçon de danse. »

Et tous deux, en riant, se mirent en position comme au café Métis, et commencèrent la danse qui avait tant amusé les badauds de la rue, et qui fit son même effet au salon de cent couverts de Saint-Cloud. Tout le monde riait, applaudissait.

La soirée se prolongea ainsi gaiement jusqu’à une heure du matin ; on trouva à la gare des voitures retenues par M. Abel pour tous les convives, et chacun rentra chez soi.

Avant de se séparer, M. Abel dit à Jean et à Kersac qu’il irait déjeuner le lendemain chez Mme de Grignan, et qu’il les mènerait à l’exposition des tableaux qui devait ouvrir sous peu de jours, et qui ne l’était encore que pour les artistes.