XXIII

KERSAC À PARIS


Kersac arriva à Paris de grand matin et prit un fiacre, comme le lui avait recommandé Jean, qui lui avait donné l’adresse d’un hôtel de la rue Saint-Honoré, tout près de la rue Saint-Roch. Il prit une chambre au sixième, déjeuna copieusement pour commencer, fit une toilette complète, revêtit sa belle redingote, et, d’après les indications d’une fille de service, se rendit chez Jean, à l’hôtel de Mme de Grignan. Il était huit heures quand il arriva.

« Qui demandez-vous, monsieur ? demanda le concierge.

Kersac.

Et qui voulez-vous que je demande, mon brave homme, si ce n’est mon petit Jean ?

Le concierge.

Quel petit Jean, monsieur ?

Kersac.

Comment, quel petit Jean ? Celui qui reste dans cette maison, parbleu ! je n’en connais pas d’autre, et pas un qui vaille celui-là. »

Le concierge sourit : il comprit ce que demandait Kersac.

Le concierge.

Si vous voulez entrer, monsieur, je vais prévenir Jean que vous le demandez. Qui faut-il annoncer, monsieur ?

Kersac.

Kersac, son ami Kersac.

Le concierge.

Suivez-moi, s’il vous plaît, monsieur.

Kersac.

Très volontiers, mon ami. »

Kersac le suivit pas à pas ; arrivé à l’escalier, il s’arrêta.

Kersac, regardant de tous côtés.

Mais… par où faut-il monter ?

Le concierge.

Il faut monter l’escalier qui est devant vous, monsieur.

Kersac.

Sur cette belle étoffe qu’on a mise là tout du long ?

Le concierge, souriant.

Oui, monsieur ; il n’y a pas d’autre chemin.

Kersac.

Eh bien, excusez du peu ! mon petit Jean ne se gêne pas… Et il marche là-dessus tous les jours ?

Le concierge, souriant.

Dix fois, vingt fois par jour, monsieur.

Kersac.

Si ça a du bon sens de faire marcher sur de belles étoffes comme ça ! » Kersac se baissa, passa la main sur le tapis. « C’est doux comme du velours. Ça ferait de fameuses couvertures de cheval ! Et des limousines excellentes, qui vous tiendraient joliment chaud !

Kersac se décida pourtant à poser un pied, puis l’autre, sur le beau tapis ; il montait lentement, avec respect pour la belle étoffe, regardait à chaque marche s’il ne l’avait pas salie avec ses bottes couvertes de poussière. Le concierge le fit entrer dans l’antichambre et alla prévenir Barcuss.

« Jean va être bien content, dit Barcuss ; je vais l’envoyer à M. Kersac ; il est ici à côté, dans l’office… Jean ! vite, viens voir ton ami M. Kersac, qui vient d’arriver.

Jean.

M. Kersac ! Quel bonheur ! Où est-il ? »

À peine avait-il dit ces mots, que la porte du vestibule s’ouvrit et que la tête de Kersac apparut.

« Monsieur Kersac ! Cher monsieur Kersac ! s’écria Jean en courant à lui.

— Jean ! mon brave garçon ! répondit Kersac en le serrant dans ses bras et en l’embrassant de tout son cœur.

— Cher monsieur Kersac, répéta Jean, que vous êtes bon d’être venu, de vous être dérangé, d’avoir quitté votre ferme ! Que je suis donc heureux de vous voir ! Donnez-moi des nouvelles de maman. Si vous saviez comme je suis content de la savoir chez vous ! Elle doit être si heureuse avec vous !

Kersac.

Je me flatte qu’elle n’est pas malheureuse, mon ami. Mais comme te voilà grandi… Et pas enlaidi, je puis dire en toute vérité… Beau garçon !… Sais-tu que tu es presque aussi grand que moi ? Tu as… quel âge donc ?

Jean.

Dix-sept ans dans trois mois, monsieur Kersac.

Kersac.

C’est ça ; c’est bien ça ! J’ai trente-huit ans, moi !

— Jean, tu devrais proposer à M. Kersac de prendre quelque chose, dit Barcuss qui avait regardé et écouté en souriant.

Kersac.

Bien merci, monsieur ! Vous êtes bien honnête ! J’ai mangé, en arrivant, une fameuse miche de pain et une assiettée de fromage ! Mais votre pain de Paris ne vaut pas le pain de la campagne. Ça ne tient pas au corps. On a beau avaler, on se sent toujours l’estomac vide. »

Barcuss se mit à rire et demanda à Kersac de l’attendre un instant. Il alla trouver M. de Grignan qui faisait sa toilette.

Barcuss.

Monsieur voudrait-il me permettre d’offrir un verre de vin à M. Kersac, l’ami de Jean, qui vient d’arriver et qui a l’air d’un bien brave homme ?

M. de Grignan.

Certainement, mon ami ; donnez-lui tout ce que vous voudrez.

Barcuss.

Et Monsieur veut-il me permettre de donner un petit congé à Jean, pour qu’il soit libre de promener son ami ?

M. de Grignan.

Je ne demande pas mieux, mon bon Barcuss, mais c’est vous qui en souffrirez.

Barcuss.

Oh ! Monsieur, je ne suis pas embarrassé pour l’ouvrage ; le concierge me donnera un coup de main. Et ça fait plaisir d’obliger un bon garçon comme Jean et un brave homme comme M. Kersac.

M. de Grignan.

A-t-il vraiment l’air d’un brave homme ?

Barcuss.

D’un brave homme tout à fait, Monsieur ; un homme de cinq pieds huit pouces pour le moins, avec des épaules, des bras et des poings à assommer un bœuf ; et, avec cela, un air tout bon, tout riant, l’air d’un bon homme tout à fait. Et si Monsieur voulait bien permettre que je lui propose de rester ici ?

M. de Grignan.

Très volontiers, Barcuss ; vous pourriez lui proposer, s’il n’est ici que pour peu de jours, de coucher et de manger chez moi. De cette façon Jean le verra tout à son aise, et vous ne vous éreinterez pas de travail.

Barcuss.

Merci bien, Monsieur ; je le lui proposerai de la part de Monsieur. »

Barcuss se retira fort content et rentra avec empressement dans l’antichambre, où il trouva Kersac et Jean causant avec animation.

Barcuss.

Monsieur Kersac, Monsieur vous propose de rester ici chez lui ; nous avons le logement et la table à vous offrir. »

Jean sauta de dessus sa chaise.

« Merci, monsieur Barcuss ; c’est un effet de votre bonté, je le vois bien ; c’est vous qui l’avez demandé à Monsieur.

Kersac.

Mais, Jean, dis donc, c’est indiscret, ça ; on dit qu’à Paris chacun a son coin ; je ne veux déplacer ni gêner personne : j’aime mieux retourner à l’hôtel.

Jean.

Oh ! mon cher monsieur Kersac ! Puisque monsieur le permet ! Puisque le bon M. Barcuss l’a demandé !

Barcuss.

Acceptez, acceptez sans crainte, monsieur Kersac ; nous avons plus de logement qu’il ne nous en faut. Voyons, est-ce dit ?

Kersac, lui tapant dans la main.

C’est dit. Tope là, je reste ! Vous avez l’air de braves gens ici. Je voudrais bien connaître les maîtres de Jean. J’aime bien les braves gens.

Barcuss.

Vous les verrez tantôt, monsieur Kersac. Jean, dans quelle chambre mettons-nous ton ami ?

Jean.

Dans la mienne, je vous en prie, monsieur Barcuss ; je le verrai bien mieux.

Kersac.

J’aimerais bien cela, moi aussi. Cela me rappellera la nuit où tu m’as si bien soigné, Jean, à l’auberge de Malansac. Et ce Jeannot, que tu voulais me faire aimer ? À propos, où est-il cet animal de Jeannot ?

Jean.

Il est bien placé, à ce qu’il m’a dit, mais je ne le vois pas souvent.

Kersac.

Pourquoi ça ?

Jean.

Parce que…, parce qu’il a des idées qui ne sont pas les miennes et des goûts que je n’ai pas. »

Barcuss interrompit la conversation pour les engager à aller déjeuner. Jean, qui avait bon appétit, ne se le fit pas répéter ; il emmena Kersac pour le présenter au cuisinier et aux autres domestiques.

Kersac déjeuna une seconde fois comme s’il n’avait pas déjeuné une première. Puis, Jean lui proposa de venir voir sa chambre.

Kersac.

Sac à papier ! mon garçon, comme tu es logé ! Et tous ces effets sont à toi ?

Jean.

Tout, tout, monsieur. Regardez bien ! Voyez mes beaux habits, mon linge, ces excellents livres, tout ça m’a été donné par le meilleur des hommes, le plus charmant et en même temps le plus charitable ; vous devinez que c’est de M. Abel que je parle.

Kersac.

Ah oui ! ce brave monsieur que tu aimes tant ?

Jean.

Et que j’ai tant de raisons d’aimer ! Si vous saviez comme il a été et comme il est bon pour Simon et pour moi ! Et comme il me donne de bons conseils ! Et comme il a la bonté de m’aimer ! C’est ça qui me touche le plus. Que lui, grand artiste, riche, spirituel, si couru, si choyé, veuille bien aimer un pauvre domestique, un garçon comme moi !

Kersac.

J’aime ce M. Abel, et toi, je t’aime d’autant plus que tu l’aimes et que tu en parles avec tant d’amitié.

Jean.

C’est qu’on est si reconnaissant envers ceux qui vous aiment, quand on est seul, loin de sa famille.

Kersac.

À qui le dis-tu, moi qui n’ai pas de famille et personne à aimer ! Aussi je veux m’en faire une ; ça me pèse trop de vivre seul.

Jean.

Et comment ferez-vous pour vous faire une famille ?

Kersac.

Parbleu ! je me marierai ; pas plus difficile que ça. Comme fait Simon.

Jean.

Mais Simon est jeune, et vous ne l’êtes plus.

Kersac.

Je le sais bien ! Aussi n’épouserai-je pas une jeunesse de dix-huit ans, comme fait Simon. Je prendrai une femme de mon âge à peu près.

Jean.

Et où la trouverez-vous ?

Kersac.

Elle est toute trouvée, pardi ! Ta mère !

Jean, surpris d’abord et riant ensuite.

Maman ! maman ! Mais vous n’y pensez pas, monsieur ! Maman a quelque chose comme trente-trois à trente-quatre ans.

Kersac.

Et moi, j’en ai bien trente-huit à trente-neuf. Vois-tu, Jean, j’ai besoin de quelqu’un de confiance près de moi pour gouverner ma ferme ; et puis quelqu’un de bon et de soigneux que je puisse aimer ; quelqu’un de rangé, d’économe, qui me retienne quand je veux faire de la dépense. Quelqu’un de propre, d’avenant, qui ne repousse pas les gens qui viennent à la ferme faire des affaires avec moi. Je trouve tout cela dans ta mère ; elle paraît plus jeune que son âge, mais cela ne fait rien ; cela vaut mieux que si on pouvait la prendre pour ma mère. Cela te déplaît-il, mon ami ?

Jean.

Comment cela me déplairait-il, monsieur ? C’est au contraire un bonheur, un grand et très grand bonheur. Pauvre maman, qui a été si malheureuse ! Et le bon Dieu lui envoie la chance de devenir la femme d’un brave, excellent homme comme vous, monsieur ! Mon cher monsieur Kersac ! vous serez donc mon père ! Ah ! ah ! ah ! c’est drôle tout de même !

Kersac.

Tu n’y pensais pas, ni moi non plus, quand je te menais en carriole à Malansac ? Eh bien, tu ne croirais pas une chose ? c’est que je m’étais si bien attaché à toi dans cette journée de carriole, que j’ai été voir ta mère pour toi, que je l’ai soignée pour toi, et que l’idée d’en faire ma femme m’est venue pour toi, pour te ravoir un jour et pour te faire un sort. Et puis, il faut dire aussi que j’ai reçu, il y a environ trois mois, une lettre de quelqu’un que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, qui a signé : Un ami, et qui me dit :

« Si vous voulez être heureux, monsieur Kersac, et si vous êtes le brave, l’excellent homme que je crois, épousez la mère de votre jeune ami Jean. Vous n’aurez pas à vous en repentir. »

« Cette lettre m’a décidé ; j’ai pensé à ton avenir, au mien, et je me suis dit : Hélène sera ma femme et Jean sera mon fils.

Jean.

Merci, monsieur, merci ; mille fois merci ; j’ai réellement trop de bonheur d’avoir rencontré deux hommes aussi excellents que vous et M. Abel.

Kersac.

Ah çà ! dis donc, je voudrais bien le voir, ton M. Abel. Je l’aime, rien que de t’en entendre parler.

Jean.

Je le lui dirai, monsieur, je le lui dirai. À présent, monsieur, je vais aller à mon ouvrage, pour ne pas tout laisser à faire à ce bon M. Barcuss, qui s’échine pour me donner du bon temps.

Kersac.

Je vais y aller avec toi, je ne te quitte pas d’une semelle ; je te regarde déjà comme mon fils. Mais n’en parle à personne qu’à Simon ; on rirait de moi, et cela ne m’irait pas. Je leur donnerais une volée de coups de poing qui gâterait la noce.

Jean.

Permettez-moi, monsieur, de le dire à M. Abel ; j’ai l’habitude de lui parler de tout ce qui m’intéresse.

Kersac.

Dis-le, dis-le, mon ami ; je le lui dirais moi-même si je le voyais. »