XXII

JEAN SE FORME


Les camarades de Jean étaient tous de braves et honnêtes serviteurs. Barcuss était aimé et respecté de ses camarades et de tous ceux qui avaient des relations intimes avec ses maîtres. Il se chargea d’achever l’éducation négligée de Jean. Il lui donna les habitudes régulières qu’il n’avait pas eues jusque-là.

Le pauvre petit Roger aidait, sans le savoir, au perfectionnement de Jean. Il le demandait souvent et lui témoignait de l’amitié ; la vue de ses souffrances, supportées avec tant de douceur, de patience, de courage, faisait une profonde impression sur le cœur aimant et sensible de Jean. Les visites quotidiennes de M. Abel, ses bons conseils, sa constante bonté développèrent aussi l’esprit et les idées de Jean. Il comprit mieux sa position vis-à-vis de ses maîtres ; il leur témoigna plus de respect, de déférence.

Peu à peu les restes de dehors villageois et naïfs disparurent. En prenant de l’expérience et de l’âge, Jean fut plus maître de ses sentiments ; il aima autant mais avec moins d’expansion ; il apprit à contenir ce que l’inégalité des conditions pouvait rendre ridicule ou inconvenant vis-à-vis de ses maîtres et des étrangers ; il ne baisa plus les mains de M. Abel ; il ne se mit plus à genoux ; il le regarda moins affectueusement et moins souvent ; mais, dans son cœur, c’était la même ardeur, le même dévouement, la même tendresse. Jean se sentait heureux, entouré de bons camarades, au service de maîtres excellents ; il trouvait autour de lui amitié, bonté, soins ; enfin, la vraie fraternité, qui est la charité du chrétien. Bien loin de lui refuser des permissions pour aller voir Simon, on faisait naître les occasions de réunion pour les deux frères. Barcuss préférait faire le travail de deux pour donner à Jean une soirée ou un après-midi. Il n’était jamais refusé quand il désirait aller à l’église, ou sortir pour ses affaires personnelles, ou voir quelque chose d’intéressant, ou faire une visite de pauvres.

S’il était souffrant, ses camarades le soignaient comme un frère ; les maîtres veillaient à ce qu’il ne manquât de rien ; M. Abel venait alors savoir de ses nouvelles et le distrayait par son esprit gai et aimable. La seule peine de Jean était l’état toujours alarmant et douloureux du bon petit Roger, que Jean aimait d’une sincère affection.

« Vous prierez pour moi, monsieur Roger, quand vous serez près du bon Dieu, lui disait-il souvent.

— Pour toi comme je prierais pour mon frère », répondait Roger de sa voix défaillante.

Les nouvelles d’Hélène étaient excellentes ; elle se plaisait beaucoup dans cette ferme de Sainte-Anne que louait Kersac ; elle était généralement aimée et estimée. Kersac était plus un frère qu’un maître pour elle ; jamais un reproche, toujours des remerciements et des éloges. La petite Marie devenait de plus en plus gentille ; elle passait la journée chez les bonnes Sœurs de Sainte-Anne ; elle travaillait bien ; elle commençait déjà à se rendre un peu utile à la ferme. Quand Kersac lui faisait faire un raccommodage ou un travail quelconque pour lui-même, Marie en était fière et heureuse. Kersac l’aimait beaucoup et se réjouissait de la pensée de l’adopter.

Un jour il reçut une lettre de Simon et de Jean. Simon lui demandait de venir assister à son mariage, qui avait été retardé jusqu’après Pâques à cause d’une maladie de Mme Amédée, commencée peu de jours avant le Carême. Simon demandait aussi à Kersac de vouloir bien lui servir de témoin avec M. Abel N…, ce peintre fameux par son talent autant que par sa vie exemplaire et son esprit charmant.

Jean suppliait son ami Kersac de venir les voir dans une occasion aussi solennelle ; ils déploraient tous les deux que leur mère ne pût venir, et Jean demandait à Kersac de ne pas augmenter leur chagrin en refusant d’être témoin de l’heureux Simon. Il profitait de l’occasion pour raconter à Kersac une foule de choses et de détails intéressants.

« Tenez, Hélène, dit Kersac, lisez cette lettre de Simon et de Jean. »

Hélène la lut avec un vif intérêt.

« Eh bien, dit-elle, que ferez-vous ?

— J’irai, dit Kersac ; la ferme n’en souffrira pas, bien que la saison soit encore aux labours et aux semailles ; je ne serai absent que trois ou quatre jours. Je vais écrire pour savoir le jour du mariage et l’hôtel où je pourrai descendre pour être près d’eux. Nous voici au printemps, le beau temps est venu ; ce sera pour moi un voyage agréable de toutes manières. Cela me fera vraiment plaisir de revoir mon petit Jean ; je tâcherai de vous le ramener, si c’est possible. »

Hélène devint rouge de joie.

« Me ramener Jean ! Ah ! si vous pouviez.

Kersac.

Et pourquoi ne le pourrais-je pas ?

Hélène.

C’est qu’il est en service, monsieur ! Et vous savez combien c’est gênant quand un domestique s’absente.

Kersac.

Ce ne doit pas être à Paris comme chez nous ; ils ont un tas de domestiques qui se tournent les pouces ; on ne s’aperçoit seulement pas quand l’un d’eux manque.

Hélène.

Je crois, monsieur, que cela dépend des maisons : chez Mme de Grignan, où est Jean, chacun a son travail ; c’est une maison comme il faut, une vraie maison de Dieu, comme l’écrit toujours Jean.

Kersac.

C’est possible, mais j’essayerai toujours ; voici près de trois ans que vous n’avez vu votre fils, ma pauvre Hélène ; il est bien juste qu’on vous le donne pour quelques jours. »

Hélène le remercia, mais sans trop croire au bonheur que ce brave Kersac lui faisait espérer.

Il reçut, deux jours après, une réponse à sa lettre ; le mariage était pour le 1er mai, et on était aux derniers jours d’avril. Pas de temps à perdre ; Hélène se hâta de lui préparer ses plus beaux habits, son linge le plus fin, ses bottes les plus brillantes ; elle lui mit de l’or dans sa bourse ; elle crut être prodigue en lui mettant cent francs.

Elle fit son paquet, qu’elle enveloppa dans un beau torchon neuf bien épinglé, et, lorsque Kersac fut près du départ, elle lui remit son paquet et la bourse.

Kersac, riant.

Merci, ma bonne Hélène. Avez-vous été généreuse ? Combien m’avez-vous donné pour m’amuser ?

Hélène.

Plus que vous n’en dépenserez, monsieur. Cent francs !

Kersac, riant plus fort.

Cent francs ! Pauvre femme ! Cent francs ! Mais il n’y a pas de quoi aller et venir si je ramène mon brave petit Jean.

Hélène.

Eh bien, monsieur, votre dépense ne sera pas grand’chose. Vous allez être nourri là-bas ! Quand on va à la noce, on mange et on boit pour huit jours !

— Et me loger donc ! Et vivre en attendant la noce ! Je ne vais pas arriver là pour tomber en défaillance comme un mendiant. Et mon présent de noce, donc ! Vous croyez que je laisserai marier un garçon qui est presque à vous, sans lui faire mon petit cadeau ? Non, Hélène ; Kersac est plus généreux que ça. Donnez-moi la clef et venez voir ce que j’emporte. »

Hélène le suivit en lui recommandant l’économie.

« Prenez garde de vous laisser trop aller à votre générosité, monsieur. Ces trois jours vont vous coûter plus cher que six mois ici chez vous.

Kersac, riant.

C’est bon, c’est bon ! Je sais ce que je fais. Je suis économe, vous le savez bien ; mais, dans l’occasion, je n’aime pas à être chiche.

Hélène, souriant.

Économe, économe, excepté quand il s’agit de donner, monsieur.

Kersac.

Ah mais ! quant à ça, Hélène, j’ai ma maxime, vous savez. Il faut que celui qui a, donne à celui qui n’a pas. »

Kersac se trouvait devant la caisse où étaient ses papiers et son argent. Et, au grand effroi d’Hélène, il en tira encore cinq cent francs.

Hélène.

Miséricorde ! monsieur ! Vous n’allez pas dépenser tout ce que vous emportez ?

Kersac.

J’espère que non. Mais… dans une ville comme Paris, il ne faut pas risquer de se trouver à court. On ne sait pas ce qui peut arriver ; un accident, une maladie !

Hélène.

Oh ! monsieur ! Le bon Dieu vous protégera ; il ne vous arrivera rien du tout, et vous nous reviendrez en bonne santé, j’espère bien.

Kersac.

Je l’espère bien aussi, ma bonne Hélène. Et, à présent, adieu, au revoir ; et préparez un lit pour votre garçon. Et embrassez pour moi ma petite Marie, qui est à l’école. »

Kersac embrassa Hélène sur les deux joues, selon l’usage du pays, sauta dans sa carriole avec le garçon de ferme qui devait la ramener, et s’éloigna gaiement.

« Oh ! s’il pouvait me faire voir mon petit Jean ! » s’écria-t-elle quand il fut parti.

Elle était pleine d’espoir, malgré ce qu’elle en avait dit à Kersac, et ne perdit pas une minute pour préparer un lit à Jean, dans un cabinet qui se trouvait entre sa chambre et celle de Kersac.