XIII

LES HABITS NEUFS


Le lendemain, quand M. Abel vint déjeuner au café, Jean courut tout joyeux.

« Monsieur, monsieur, savez-vous le bonheur qui nous arrive, à Simon et à moi ?

M. Abel.

Non : comment veux-tu que je le sache ?

Jean.

Hier, dans l’après-midi, monsieur, il est venu un beau monsieur qui nous a demandé, Simon et moi ; il nous attendait chez le portier. On n’avait pas besoin de nous au café, c’est l’heure où il y a le moins de monde. Nous y sommes allés ; le beau monsieur nous a dit qu’il venait nous prendre mesure pour nous faire des habits neufs ; Simon a refusé…

M. Abel, contrarié.

Pourquoi cela ? Il devait accepter.

Jean.

Mais, monsieur, il ne voulait pas dépenser tant d’argent.

M. Abel, de même.

Mais puisqu’on les lui donnait.

Jean.

Tiens ! comment avez-vous deviné ça ? Ce monsieur nous dit qu’il avait ordre de nous habiller, qu’il était payé d’avance… et je ne sais quoi encore… Simon hésite ; le monsieur lui dit que ses ordres sont de faire les habits, sous peine de perdre la pratique. Simon demande qui c’est et pourquoi c’est. Le monsieur dit que c’est d’un grand artiste, un peintre, qui est très bon et très original ; qu’il nous a vus un jour mal vêtus, et qu’il veut que nous soyons bien habillés. Et il ajoute que si nous ne le laissons pas faire, nous lui faisons perdre sa meilleure pratique. Simon a enfin consenti ; le monsieur nous a pris mesure, et il nous apportera nos habits demain, et nous serons comme des princes le jour du bal de M. Amédée. Il ne manquera qu’une chose, c’est la chaussure, la cravate et le linge ; mais, quant au linge, Simon m’a dit que nous boutonnerions nos habits pour cacher la chemise et dissimuler la cravate. Ce sera très bien comme ça.

M. Abel.

Cet imbécile de tailleur ! comment n’a-t-il pas pensé au linge et aux bottines !

Jean.

Il ne faut pas injurier ce pauvre homme, monsieur, ce n’est pas sa faute ; il a fait comme on lui a commandé.

M. Abel.

Tu as raison ; c’est l’autre qui est un sot, un imbécile.

Jean.

Oh ! monsieur ! Un si bon monsieur ! qui prend intérêt à nous sans nous connaître, et qui fait une si grande charité et avec tant de bonté et de grâce !

M. Abel.

Je te dis que c’est un animal. Quand on fait une bonne action, il ne faut pas la faire à demi. La jolie figure que vous ferez avec des habits élégants, des chaussures de porteurs d’eau et une cravate de coton à carreaux… Et le chapeau, y a-t-on pensé ?

Jean.

Je ne crois pas, monsieur ; mais on ne garde pas son chapeau dans une maison comme il faut, où l’on danse. Nous irons sans chapeau, Simon et moi. C’est si près ! Avec ça qu’il fera nuit.

M. Abel.

Et que la rue Saint-Roch n’est déjà pas si éclairée. »

M. Abel déjeuna vite ce jour-là. Il dit à Jean de servir promptement, qu’il était pressé. Jean fit de son mieux, M. Abel aussi, de sorte qu’un quart d’heure après, ce dernier était parti.

Simon et Jean voyaient Jeannot de moins en moins ; mais ils savaient qu’il devait aller au bal de M. Amédée.

Jean.

Pauvre Jeannot, il sera mal habillé, tandis que nous, nous serons si beaux !

Simon.

Ah bien, il s’amusera tout de même. Nous pourrions lui prêter mes vieux habits que tu avais à la soirée de M. Pontois ; ils sont très bien encore.

Jean.

Et ils lui iront bien, comme à moi, puisque nous sommes de la même taille… Si j’allais le lui dire ?

Simon.

Oui, va, mon bonhomme, et ne sois pas longtemps ; il pourrait venir du monde encore, et il y en a déjà pas mal.

Jean.

Je ne resterai que le temps de lui dire la chose et d’avoir un oui ou un non. »

Jean sortit et arriva en courant. En ouvrant la porte, il entendit qu’on se disputait ; et il ne tarda pas à voir que c’était M. Pontois qui grondait Jeannot.

M. Pontois.

Je te dis que j’en suis sûr ; ma femme t’a vu prendre une poignée de dattes et de figues ; elle a vu que tu les mangeais.

Jeannot.

Mais, m’sieur, je les ramassais pour les mettre à la montre.

— Menteur ! voleur ! » s’écria M. Pontois.

Et, se jetant sur Jeannot, il lui tira une poignée de cheveux, lui donna des claques et des coups de pied et, l’envoya à l’autre bout de la chambre.

M. Pontois.

C’est la dixième, la centième fois que tu me voles, petit gueux. Que je t’y prenne encore une fois, et je te mets à la porte comme un voleur. »

M. Pontois s’en alla sans avoir aperçu Jean, et laissa Jeannot pleurant et se désolant.

Jean s’approcha de son cousin.

« Jeannot, lui dit-il affectueusement, prends courage ; ne pleure pas. Je viens te proposer quelque chose qui te fera plaisir. Simon t’offre de te prêter, pour le bal de M. Amédée, les habits que j’avais à votre soirée. »

Jeannot essuya ses larmes et prit un air moins malheureux.

Jeannot.

Je veux bien ; je n’avais rien à mettre. Je te remercie bien et Simon aussi. Mais toi-même, que mettras-tu ?

Jean.

Je mettrai autre chose ; je ne suis pas embarrassé avec Simon.

Jeannot.

Tu es bien heureux d’être avec Simon ; tu es tranquille là-bas, et toujours gai et content. Il n’en est pas de même pour moi. Je pleure plus souvent que je ne ris. Peu de gages, beaucoup d’injures, du travail par-dessus la tête.

Jean.

Il ne faut pas croire que nous n’avons rien à faire au café ; je suis sur pied du matin au soir ; toi, tu as tes dimanches au moins.

Jeannot.

Jolis dimanches ! C’est à qui ne m’emmènera pas. Je m’ennuie et je pleure. Ça fait un beau dimanche !

Jean.

Et pourquoi ne viens-tu jamais nous voir ? Simon et moi, nous sortons chacun notre tour le dimanche ; nous t’emmènerions.

Jeannot.

Merci ! Pour aller à vêpres, au sermon ! Grand plaisir ! jolie distraction !

Jean.

Ça fait du bien d’aller quelquefois prier le bon Dieu dans l’église, chez lui, dans sa maison.

Jeannot.

J’aime mieux me promener.

Jean.

Pauvre Jeannot ! Tu ne disais pas comme ça au pays.

Jeannot.

Au pays, j’étais un sot ; mes camarades m’ont formé à Paris.

Jean.

Déformé, tu veux dire. Qu’y gagnes-tu ? Tu n’en es pas plus heureux. Tu ne t’en amuses pas davantage, et tu n’as plus la consolation de prier.

Jeannot.

Comment veux-tu que je sois heureux, que je m’amuse, avec des méchants maîtres comme les miens ?

Jean.

Méchants ! Qu’est-ce que tu dis donc ? Simon m’a dit qu’ils étaient bons et qu’ils traitaient très doucement leurs garçons.

Jeannot.

Les autres, c’est possible ; mais pas moi, toujours !

Jean.

Jeannot, Jeannot, prends garde d’être ingrat !

Jeannot.

Tiens ! Jean, tu m’ennuies avec tes sermons ; c’est pour ça que je ne vais plus vous voir, Simon et toi… Envoie ou apporte-moi les habits que tu m’as promis, et ne me fais pas de morale. Aussi bien, je suis mal ici, je crois bien que je n’y resterai pas.

Jean.

Où veux-tu aller ? que veux-tu faire ? Jeannot, je t’en prie, ne fais rien de grave sans consulter Simon ; il est si bon, si sage !

Jeannot.

Envoie-moi tes habits ; je ne te demande pas autre chose. »

Jean soupira et s’en alla lentement en répétant :

« Pauvre Jeannot ! »

Simon, auquel il raconta le soir sa conversation avec Jeannot et la scène dont il avait été témoin, alla lui-même porter les habits promis à Jeannot, et causa longuement avec M. Pontois. Quand il rentra, il était soucieux, et, au premier moment où ils se trouvèrent seuls au café son frère et lui, il dit à Jean :

« Je ne suis pas content de Jeannot, et M. Pontois en est fort mécontent. Jeannot ne veut pas y rester, et M. Pontois ne veut pas le garder. C’est malheureux pour Jeannot ; il aura de la peine à se replacer. M. Pontois l’accuse de voler un tas de choses qui se mangent ; mais, ce qui est pis, c’est que M. Pontois est presque certain que lorsqu’il vend, il ne met pas dans la caisse tout l’argent qu’on lui donne. Ceci me chagrine, car c’est le fait d’un voleur. Et comment puis-je le placer ailleurs avec un pareil soupçon ?

Jean.

Pauvre Jeannot ! Mais, Simon, si tu en parlais à M. Abel ? Il est si bon ! Il te donnerait un bon conseil, j’en suis sûr.

Simon.

Oui… tu as raison, cela pourrait être utile à Jeannot. M. Abel connaît tant de monde ! et je pense comme toi qu’il est de bon conseil. »

Peu de temps après, le tailleur vint leur apporter leurs habits, auxquels il avait ajouté des chemises fines, des cravates blanches et en taffetas noir, des chaussettes, des gants ; il était accompagné d’un cordonnier qui apportait un paquet de brodequins de soirées à essayer, et d’un chapelier qui apportait des chapeaux. Jean était dans une joie folle ; Simon contenait la sienne, mais elle était aussi vive que celle de son frère. Tout allait parfaitement ; on trouva des brodequins qui chaussaient admirablement sans gêner le pied, des chapeaux qui allaient on ne peut mieux, et des gants qui se mettaient sans effort, car Simon et Jean ne voulurent pas avoir les mains serrées. Le tailleur avait poussé l’attention jusqu’à mettre des mouchoirs dans les poches des habits. Simon et Jean ne savaient comment exprimer leur reconnaissance ; ils chargèrent le tailleur des remerciements les plus tendres, les plus respectueux, pour le bienfaiteur inconnu.

Quand M. Abel arriva, Jean, qui l’attendait avec une grande impatience, lui servit son déjeuner.

Jean.

Oh ! monsieur, si vous saviez comme ce monsieur Peintre est bon, vous seriez bien fâché de ce que vous en disiez l’autre jour. Ce bon, cet excellent monsieur Peintre a pensé à tout ; nous avons tout ce qu’il nous faut, Simon et moi, tout, jusqu’à des mouchoirs blancs et fins pour nous moucher. Chapeaux, chaussures, linge, gants, rien n’y manque, rien. N’est-il pas d’une bonté à faire pleurer ? Oui, monsieur, c’est vrai ce que je vous dis. Quand nous avons monté nos effets dans notre chambre, nous nous sommes mis à genoux, Simon et moi, pour prier le bon Dieu de bénir cet excellent monsieur Peintre, et nous avons pleuré tous deux dans les bras l’un de l’autre ; pleuré de joie, de reconnaissance ! Oh oui ! le bon Dieu le bénira, monsieur ; ce qu’il a fait là n’est pas une charité ordinaire ! Non, non ; il y a quelque chose dans cette bonne action que je ne puis pas définir, mais qui me va au cœur, qui me touche, qui m’attendrit, qui annonce un cœur tout d’or. Ah ! que la femme et les enfants de cet excellent homme sont heureux ! S’il est si bon, si attentif, si généreux pour deux pauvres garçons étrangers qu’il a à peine aperçus et qui ne le connaissent seulement pas, que doit-il être pour sa famille, pour ses enfants ?… »

Jean couvrit son visage de ses mains ; M. Abel le regardait.

Après un instant de silence, Jean continua :

« Il n’y a qu’une chose qui nous peine, Simon et moi, c’est de ne pouvoir lui témoigner notre reconnaissance, notre vive affection. Cela fait vraiment de la peine, monsieur ; c’est comme un poids pour le cœur. »

M. Abel ne mangeait pas ; il avait écouté avec un attendrissement visible l’élan passionné de la reconnaissance de Jean. Il ne l’avait pas quitté des yeux un instant. Il admirait cette jolie figure embellie encore par l’expression d’enthousiasme qui éclairait son regard. Il était surpris du langage devenu presque éloquent de ce pauvre petit paysan, qui, peu de mois auparavant, avait le langage commun de la campagne.

Jean ne parlait plus, et M. Abel le regardait encore. Jean, de son côté, ne pensait plus ni au café ni à son service ; dominé tout entier par sa reconnaissance, il restait immobile, les yeux humides, et toute son attitude exprimait un profond sentiment de gratitude et d’affection.

« Tu es un bon garçon ; tu as un bon cœur, et tu sais reconnaître ce qu’on fait pour toi, Jean, dit enfin M. Abel en lui serrant fortement la main. Et maintenant, mon enfant, apporte-moi mon café bien chaud. »

Jean alla chercher le café.

« Monsieur, dit-il en l’apportant, ne pourriez-vous savoir, par ce tailleur, le nom de notre généreux bienfaiteur ? je serais si heureux de pouvoir le remercier !

M. Abel.

Peut-être pourrai-je le savoir, mon ami ; je m’en informerai. À ce soir chez M. Amédée ; j’arriverai un peu tard, vers dix heures, car j’ai affaire avant… Adieu, Jean, ajouta-t-il avec un sourire particulièrement bienveillant.

— Adieu, monsieur, dit Jean en le suivant des yeux. Je l’aime, pensa-t-il ; je l’aime beaucoup. »

La journée se passa lentement ; l’impatience de Simon et de Jean surtout augmentait à mesure qu’approchait l’heure du bal. M. Métis leur donna congé de bonne heure ; ils dînèrent à la hâte et grimpèrent leurs cinq étages, lestes et légers comme des écureuils. Ils se débarbouillèrent et se peignèrent avec soin. Puis commença la grande toilette ; linge, habits furent encore examinés, retournés, admirés ; Jean embrassait toutes les pièces dont il se revêtait. Ils étaient convenus de ne se faire voir l’un à l’autre que lorsque la toilette serait complètement achevée.

« As-tu fini ? demanda Jean le premier…

Simon.

Pas encore ; attends un instant, je passe mon habit. »

À un signal convenu, les deux frères se retournèrent et poussèrent une exclamation joyeuse.

Jean.

Que tu es beau, Simon ! Tu as l’air d’un vrai monsieur.

Simon.

Et toi donc ! Un prince ne serait pas mieux.

Jean.

Comme tes cheveux sont lissés et bien arrangés !

Simon.

Et quelle jolie tournure tu as !

Jean.

Et comme tes pieds paraissent petits ! Et comme ta taille paraît élégante ! Ce bon, excellent M. Peintre ! Si je le voyais, je crois que je ne pourrais m’empêcher de l’embrasser.

Simon.

Et moi, je lui serrerais les mains à lui briser les os !

Jean, riant.

Pour ça non, par exemple ! Je ne veux pas que tu lui brises les os. Ce serait une jolie manière de lui prouver notre reconnaissance !

Simon, riant.

C’est une manière de dire, tu penses bien, seulement pour exprimer combien je suis heureux et reconnaissant !

Jean.

Mlle Aimée va te trouver joliment beau !

Simon.

Oui ; elle ne m’a jamais vu bien habillé ; tout juste, ça me chiffonnait de paraître à son bal en habits étriqués et usés.

Jean.

Et grâce à notre cher bienfaiteur, nous allons être superbes.

Simon.

Oui, nous ferons l’effet de deux gros bourgeois avec nos gants et nos chapeaux !

Jean.

Et nos brodequins ! et nos cravates !

Simon.

Et nos chemises fines ! et nos mouchoirs !…

Jean.

Dis donc, Simon, il faudra nous moucher souvent.

Simon.

Oui, j’y ai déjà pensé ; mais, au lieu de nous moucher, ce qui salirait nos mouchoirs, il faudra seulement les tirer souvent de nos poches et nous essuyer le front. Je l’ai vu faire à M. Abel, l’autre soir, chez M. Pontois.

Jean.

Comment fait-on ? Tu me feras voir.

Simon.

Oui, je te préviendrai et tu me regarderas faire.

Jean.

Tu choisiras le moment où Mlle Aimée te regarde.

Simon.

Toujours, chaque fois qu’elle me regardera, elle verra mon beau mouchoir.