XII

LA LEÇON DE DANSE


Quelque temps après, Jean dit un matin à M. Abel, en lui servant son déjeuner :

« Monsieur aurait-il envie d’aller au bal ?

M. Abel.

Au bal ? Eh ! ce ne serait pas de refus. Quelle espèce de bal ? Chez qui ?

Jean.

Un très beau bal, monsieur. On dansera, et Simon m’a déjà fait voir comment on dansait ; nous dansons le soir dans notre petite chambre là-haut ; c’est bien amusant, monsieur, allez ! Savez-vous danser ?

M. Abel, avec une feinte tristesse.

Hélas ! non. Si tu voulais me montrer comment on fait ?

Jean.

Très volontiers, monsieur ; mais où danserons-nous ?

Jean, avec empressement.

Ici, entre les tables. Il n’y a personne.

Jean.

Mais, monsieur, on pourrait nous voir du dehors.

M. Abel.

Et quand on nous verrait ? Il n’est pas défendu de danser ; quel mal y a-t-il à danser ?

Jean.

Aucun, monsieur… certainement ;… mais ce sera tout de même un peu drôle de nous voir danser tous les deux.

M. Abem.

Bah ! je prends tout sur mon dos. Si on n’est pas content, c’est moi qui répondrai ; et, si on rit de nous, nous nous moquerons d’eux. Allons, commençons. »

M. Abel se leva, se plaça au milieu du café et se mit en position. Jean se mit en face et commença à sauter ou plutôt à ruer, en lançant ses pieds en avant, en arrière, à droite et à gauche.

« Commencez donc, monsieur. Sautez plus fort… Plus haut encore !… C’est bien ! Lancez le pied droit,… le pied gauche,… en avant,… en arrière,… Très bien. »

M. Abel, qui avait commencé en souriant et avec une gaucherie affectée, finit par rire et par s’animer de telle façon que les passants s’attroupèrent près des portes et fenêtres ; les croisées étaient obstruées par les têtes collées contre les vitres. Jean vit bientôt qu’il avait affaire à son maître en fait de danse ; M. Abel faisait des entrechats, des pirouettes, des pas mouchetés, des pas de Zéphyr, des pas de Basque, que Jean cherchait vainement à imiter.

Jean s’animait et ne se lassait pas ; M. Abel riait à se tordre, et redoublait de vigueur, de souplesse et de légèreté. Le public du dehors applaudissait et riait ; ceux de derrière, qui ne voyaient pas, cherchaient à voir poussant ceux de devant. La foule devint si compacte, que les sergents de ville arrivèrent pour en connaître la cause.

« Voyez, sergent, voyez vous-même. Tenez, tenez, voyez donc comme le grand est leste ; le voilà qui a sauté par-dessus le petit… Et le petit qui s’essaye ; le pataud ! Le voilà par terre ! Ah ! ah ! ah ! »

Et la foule de rire. Les sergents de ville riaient aussi.

Un sergent.

Messieurs, vous encombrez le passage ; passez, messieurs, mesdames ; passez.

Autre sergent, cherchant vainement à dissiper la foule.

Il faut faire finir ces danseurs ; tant qu’ils seront là à faire leurs gambades, nous ne viendrons pas à bout de la foule. Tiens, vois donc, en voici qui reviennent, et en voilà d’autres qui s’arrêtent. Entre dans le café, Scipion, et dis-leur de finir leurs évolutions. »

Scipion ouvrit la porte, entra, toucha son chapeau, et, s’adressant à M. Abel en souriant :

« Monsieur, bien fâché de vous déranger, mais je vous prie de vouloir bien vous reposer, car la foule s’est amassée, comme vous voyez ; elle gêne la circulation, et nous sommes obligés de faire circuler, ce qui est difficile tant que vous serez en représentation.

M. Abel.

Très volontiers, mon brave sergent ; aussi bien j’en ai assez ; j’ai chaud et soif. »

Et s’asseyant à une table :

« Garçon, deux cafés et du cognac…. Asseyez-vous donc, sergent ; je régale.

Le sergent.

Mais, monsieur, mon camarade m’attend dehors.

M. Abel.

Eh bien ! chassez la foule, donnez-leur des coups de pied, des coups de poing, n’importe, tapez avec tout ce qui vous tombera sous la main, et revenez avec votre camarade prendre une tasse de café et un petit verre.

Le sergent.

Mais, monsieur, je ne sais pas si nous pourrons.

M. Abel.

On peut toujours ! C’est si vite fait d’avaler une tasse et un petit verre. Je vous attends. »

Le sergent de ville sortit fort content, et rentra plus content encore amenant son camarade.

Pendant ce temps, Jean avait apporté, d’après l’ordre de M. Abel, deux autres tasses et du kirsch.

M. Abel.

Allons, messieurs, en place ; je régale. »

Le second sergent fit une exclamation de surprise.

« Comment, monsieur, encore vous ? »

M. Abel le regarda.

« Tiens, c’est vous, sergent ! »

Et, s’adressant au premier :

« Votre camarade et moi, nous sommes de vieux amis ; il m’avait pris au collet comme voleur chez un épicier, il y a quelque temps, et je l’ai régalé d’un café.

Premier sergent.

Voleur ! voleur ! Et tu as laissé aller monsieur ?

M. Abel.

C’est que j’étais un voleur pour rire ; soyez tranquille, votre camarade est un brave des braves : il ne manquera jamais à son devoir ; il arrêterait plutôt dix innocents que de relâcher un seul coupable ! »

Les sergents rirent de bon cœur.

« Monsieur est un farceur, dit le premier sergent ; mais il faut tout de même prendre garde, monsieur : il y en a parmi nous qui n’aiment pas qu’on les mystifie, et qui pourraient bien, par humeur, vous emmener au poste.

M. Abel.

Eh bien ! le grand malheur ! Je régalerais le poste ! Je le griserais ! Je lui ferais faire la manœuvre ! Ce serait charmant !

Deuxième sergent.

Et la correctionnelle au bout de tout ça, monsieur ?

« Pour le soldat, c’est pis encore : le cachot et le code militaire.

M. Abel.

Nous n’irions pas si loin, sergent ! Je connais mon code, et je sais jusqu’où on peut aller. Allons, au revoir, sergents ! et au café c’est plus agréable que le poste ; et c’est toujours moi qui régale. »

Les sergents remercièrent et sortirent.

Premier sergent.

On voudrait avoir tous les jours affaire à des gens comme cet original !

Deuxième sergent.

Oui, mais quel farceur ! Cette idée de nous régaler. Il est bon garçon tout de même.

« Je crois bien que c’est lui qui a fait l’autre soir la farce du concert chez l’épicier. D’après ce qu’en disait l’épicier, ce devait être lui.

Deuxième sergent.

Et quand ce serait lui, il n’y a pas eu grand mal.

Premier sergent.

Ma foi ! il les a tous mis sens dessus dessous. L’épicière s’est trouvée mal ; les femmes criaient. C’était une vraie comédie.

Deuxième sergent.

Et assez drôle, tout de même. L’épicier était-il en colère ! Et le petit épicier qui pleurait comme un imbécile !

Premier sergent.

Ah oui ! cette espèce de Jocrisse qu’on appelle Jeannot. »

Pendant que les sergents causaient dehors, M. Abel faisait boire à Jean une tasse de café, dans laquelle il avait versé du kirsch. Jean avait chaud. Le café et le kirsch lui firent grand bien et surtout grand plaisir. Le café commençait à se remplir ; les habitués arrivaient.

M. Abel.

Dis donc, Jean, tu ne m’as pas dit chez qui nous aurions un bal ?

Jean.

Monsieur, c’est chez des gens très comme il faut ; des marchands de meubles d’occasion, amis de M. Pontois, qui ont un grand appartement dans la rue Saint-Roch.

M. Abel.

Beau quartier ! Belle rue !

Jean.

Le quartier est beau, c’est vrai ; mais je demande pardon à monsieur si je ne suis pas de son avis quant à la rue. Je ne la trouve pas belle, moi.

M. Abel.

C’est que tu n’as pas de goût, mon ami ; vois donc quels avantages on y trouve. D’un côté à l’autre de la rue on peut se donner des poignées de main sans se déranger ; le soleil ne vous y gêne jamais ; dans l’été, on y a frais comme dans une cave : il fait tellement sombre dans les appartements, que les yeux s’y conservent jusqu’à cent ans. Ce sont des avantages, de grands avantages, qu’on trouve de moins en moins dans Paris. »

Jean le regardait, moitié étonné, moitié souriant.

« Vous vous moquez de moi, monsieur, dit-il enfin.

M. Abel, souriant.

De toi, mon garçon ? jamais. De la rue je ne dis pas ; c’est une sale rue que je ne voudrais pas habiter pour un empire. Et comment s’appelle notre richard qui nous fera danser dimanche ?

Jean.

M. Amédée, monsieur. Un gros marchand ! Du haut commerce, celui-là ! Qui a une dame et deux jolies demoiselles ; l’aînée surtout est bien bonne, bien aimable.

M. Abel.

Comment les connais-tu ?

Jean.

Parce que Simon y va quelquefois le dimanche après vêpres, ou bien quand le café est fermé, et que les Amédée ont du monde chez eux. Il m’y a mené ; c’est bien beau, monsieur !

M. Abel.

Quel âge a la demoiselle aînée ? Et la petite ?

Jean.

L’aînée approche de dix-neuf ans, monsieur ; l’autre, de seize à dix-sept.

M. Abel.

L’aînée irait bien à Simon.

Jean.

Oh ! monsieur, Simon n’a que vingt-trois ans ; il ne se mariera pas avant quatre ou cinq ans d’ici. Il faut qu’il amasse un peu d’argent pour avoir de quoi entrer en ménage ; on ne lui donnerait pas Mlle Aimée sans cela.

M. Abel.

Combien lui faut-il ?

Jean.

Il lui faut bien deux à trois mille francs, monsieur. Mais il a maman à soutenir ; maintenant que nous voilà deux à gagner, cela ira plus vite.

M. Abel.

Est-ce que tu ne gardes pas ce que tu gagnes ?

Jean.

Pour ça, non, monsieur ; je donne tout à Simon qui fait comme il veut. Il envoie à maman là-dessus. »

Il y avait beaucoup de monde au café. Simon appela Jean pour aider au service ; la conversation avec M. Abel fut interrompue. Celui-ci resta encore quelque temps au café ; il regardait sans voir, et il n’entendait pas ce qui se disait autour de lui. Il se retira enfin et sortit tout pensif, se dirigeant vers les Tuileries, où il acheva d’arranger dans sa tête l’avenir de Simon.

« Il faut qu’il paraisse au bal à son avantage, se dit-il, et mon petit Jean aussi. »