Calmann-Lévy (p. 267-279).



XXV


— Vous direz tout ce que vous voudrez, repris-je ; mais, dans les différences, il y a du meilleur et du pire, du calcaire grossier qui n’est ni beau ni bon, et que vous ne regardez seulement pas, et du beau granit rempli de petits grenats et de cristaux fins qui brillent. Vous examinez ça curieusement, et vous êtes contente d’y trouver tant de choses qui font qu’une pierre dure est une bonne pierre, et qu’une pierre molle est une pierre si l’on veut. Eh bien, je vous dis, moi, que c’est la même chose pour les humains. Il y a des cœurs tout en diamant où le soleil se joue quand on l’y fait entrer, et il y en a d’autres tout en poussière grise où il fait toujours nuit.

— C’est-à-dire, reprit Love en souriant avec une apparence de moquerie, que votre cœur est une pierre précieuse, et celui de la femme que vous aimez un peu de fange durcie ? Eh bien, je commence à croire que vous ne l’aimez pas du tout, et que vous ne pensez qu’à vous estimer et à vous admirer vous-même. Peut-être que cette pauvre femme devine, au fond de votre grand amour pour elle, une espèce de mépris qui provient de votre orgueil. Vous vous êtes dit : « Ma manière d’aimer est la seule bonne, et cette femme-là qui aime autrement n’a pas de cœur. » Dès lors, moi, je me demande comment vous osez vous vanter d’aimer si fort et si bien la femme dont vous faites si peu de cas.

La leçon était nette. Je l’emportai pour la commenter dans mon cœur, car M. Butler venait de rentrer et recommençait à parler bas avec sa fille. Je retournai à mes cailloux, mais je ne pus continuer le moindre travail. J’étais hors de moi et comme épouvanté de l’idée que Love avait mise sous mes yeux. Était-ce donc moi que j’aimais en elle ? Avais-je caressé ma blessure au point de l’adorer et de me faire un mérite et une gloire de ma faiblesse et de ma souffrance ? N’y avait-il pas en moi une sorte de rage, peut-être une sorte de haine contre cette femme devenue insensible à force de s’exercer à dompter la douleur ? Je la sentais plus forte que moi, et j’en étais comme offensé et indigné. Peut-être même n’étais-je aussi acharné à sa poursuite que par besoin de me venger d’elle en lui faisant souffrir un jour tout ce que j’avais souffert. Qui sait si, du moment où je me sentirais ardemment aimé, je ne me trouverais pas tout à coup désillusionné et lassé par l’excès et la durée de la lutte ?

Tout cela était à craindre, car telle est la marche ordinaire des passions, et j’étais profondément humilié de penser que, depuis cinq ans, j’étais peut-être ma propre dupe, en me croyant embrasé d’un sentiment sublime, tandis que je n’étais que dévoré par un sauvage besoin de vengeance et de domination. J’attendais avec impatience le retour des domestiques de M. Butler. Aussitôt qu’ils reparurent, je m’enfuis au fond de la montagne, en proie au sombre problème qui m’agitait. Love avait mis le doigt sur la plaie, et, si mon âme malade n’était pas perdue, du moins elle était menacée sérieusement, car j’essayais en vain de me calmer. J’étais en colère contre elle, et je brisais les arbustes qui me tombaient sous la main en me figurant briser mon idole avec un amer soulagement.

Comme j’errais au hasard depuis deux heures, je me trouvai à l’improviste sur la route de Clermont, et je vis venir à ma rencontre un personnage déhanché, tout habillé de gris et monté sur un cheval de louage que suivait une espèce de guide. Je m’arrêtai court en reconnaissant Junius Black.

— Mon ami, s’écria-t-il en m’apercevant, approchez, approchez, je vous prie, et dites-moi dans quel hôtel du mont Dore est descendue la famille Butler,… une famille anglaise qui doit être ici depuis huit jours ?

Je nommai l’hôtel sans daigner prendre la peine de changer mon accent. Si quelqu’un était incapable de me reconnaître, ce devait être M. Black.

Mais il arriva que la chose la plus inattendue était précisément celle qui m’attendait. M. Black avait une mémoire fabuleuse et le sens de l’observation des lignes et des physionomies. Il me remercia de mon renseignement en levant son chapeau et en me disant :

— Mille pardons, monsieur le comte ; je ne vous savais pas de retour en France, et je ne vous reconnaissais pas à première vue.

J’étais las de dissimuler, et j’étais, d’ailleurs, dans un paroxysme de totale désespérance. Je lui demandai de ses nouvelles, et lui témoignai combien j’étais surpris de sa pénétration.

— Mon Dieu, me dit-il en mettant pied à terre, il y a comme cela en ce moment des personnes de votre caste qui se déguisent pour échapper à des dangers politiques imaginaires. Vous n’êtes pas, je pense, d’un caractère pusillanime ; mais, venant de loin, vous avez peut-être cru trouver ici tout à feu et à sang.

— Non, monsieur, répondis-je, je n’ai pas cru cela, et je ne crains aucune chose en ce monde. Je me suis déguisé ainsi pour revoir miss Butler sans qu’elle me reconnût.

— Miss Butler ? Pourquoi cela ? grand Dieu ! N’êtes-vous pas marié ?

— Je n’ai jamais été marié, et je l’aime toujours, puisque je me suis fait paysan pour me mettre à son service.

— Oh ! la singulière idée ! s’écria M. Black en jetant la bride de son cheval à son guide et en descendant avec moi la profonde rampe qui s’abaisse sur la vallée. C’est romanesque, cela, très-romanesque ! Pas marié ! je m’en doutais. Je n’y croyais pas, à votre mariage… Mais mademoiselle a fait comme moi, elle vous a reconnu tout de suite, n’est-il pas vrai ?

— Si elle m’a reconnu, depuis huit jours que je suis auprès d’elle en qualité de guide, elle n’en a encore rien fait paraître, et je vous avertis, monsieur, que, si vous me trahissez, vous me désobligerez particulièrement.

— Étrange, étrange, en vérité ! C’est un roman !… Mais je n’entends rien à ces choses-là, moi, et je ne crois pas devoir m’y prêter, d’autant plus que mademoiselle doit savoir à quoi s’en tenir. Il est vrai que vous êtes changé, très-changé, et très-bien déguisé, j’en conviens : on jurerait d’un montagnard ; mais enfin vous êtes vous, et non pas un autre. M. Butler aussi doit…

— Si M. Butler sait qui je suis, il n’y a pas longtemps, je vous en réponds. Quoi qu’il en soit, je vous demande le secret.

— Et moi, je ne vous promets rien. Je n’ai pas de raisons pour préférer votre satisfaction à la dignité de la famille.

— Et, en outre, vous avez pour moi une antipathie dont j’aurais dû redouter la clairvoyance.

— Vous vous trompez, monsieur, j’ai toujours fait grand cas de vous, et, sachant que vous avez voyagé. je suis certain que vous avez appris beaucoup de choses intéressantes. Miss Butler s’ennuie quelquefois, et son père serait heureux de la voir mariée. Vous seriez pour eux et pour nous une grande ressource. Oui, en vérité, vous pourriez continuer l’éducation du jeune homme, car cela dérange bien sa sœur de ses propres travaux, et moi, cela me distrait quelquefois des soins que je dois à la collection. Bref, je serais content que ce mariage pût se renouer, puisque miss Love y avait consenti autrefois, et que depuis elle a toujours refusé d’en contracter un autre… Mais que sais-je maintenant de ses intentions ? Ceci ne doit pas vous fâcher, vous voyez que je ne mets pas en doute la pureté des vôtres.

— Je vous en remercie ; mais vous ne devez pas me trahir, monsieur Black, je vais vous le prouver. Miss Butler n’a pas pour moi le sentiment auquel j’ai eu la folie d’aspirer. Je suis venu pour m’en convaincre, et je m’en vais. Jusque-là, n’ajoutez pas à mon chagrin l’humiliation d’être raillé. Voyons ; si, comme je le crois maintenant, vous êtes un excellent garçon, quel profit et quel plaisir trouverez-vous à cela ?

— Aucun… Mais laissez-moi réfléchir ; diable ! laissez-moi réfléchir ! Cela me paraît bien grave ! Si mademoiselle découvre la vérité, que pensera-t-elle de ma complicité dans une pareille aventure ?

— Et qui vous forcera de dire que vous m’avez reconnu avant elle ?

— La vérité, monsieur, la vérité. Je ne sais pas mentir, moi, Junius Black ; je n’ai jamais menti !

— Alors vous blâmez ce déguisement comme un mensonge.

— Un peu, oui, je l’avoue. Seulement, je me dis : « C’est l’amour, » et je ne sais pas ce que l’amour ferait de moi, s’il s’emparait de ma cervelle. Cela n’est jamais arrivé, et j’espère bien que cela n’arrivera jamais ; mais enfin je sais que l’amour fait faire des choses étranges, et c’est parce que je ne le connais pas que je ne puis juger de la dose de libre arbitre qu’il nous laisse. Quoi qu’il en soit, je ne vous promets rien, entendez-vous ?

— Eh bien, faites ce que vous voudrez. Je pars. Adieu, M. Black. Dites à miss Butler que j’ai souffert tout ce qu’un homme peut souffrir,… ou plutôt ne lui dites rien. Elle n’entendra plus jamais parler de moi. Adieu !

M. Black, qui était réellement un homme sensible et naïf sous sa froide enveloppe, m’arrêta en me prenant par le bras avec une touchante gaucherie.

— Non, mon cher ami, non ! s’écria-t-il ingénument, vous ne vous en irez pas comme ça, quand je sais, moi, ou quand je me persuade du moins que mademoiselle… Ma foi, je lâche le mot, j’ai toujours cru m’apercevoir que miss Love ne se consolait pas de votre absence, et, si vous partez encore, Dieu sait si elle ne négligera pas la science, si elle ne deviendra pas triste, malade ! Enfin, monsieur, vous ne partirez pas, et, fallût-il vous promettre,… tenez ! je ferai tout ce que vous voudrez, et, s’il vous faut ma parole, je vous la donne.

Ce bon mouvement de Junius fondit mon pauvre cœur froissé et trop longtemps solitaire. Je ne pus retenir mes larmes, et toute force m’abandonna.

J’attendrissais M. Black, mais je le dérangeais beaucoup, car il avait grande envie de regarder le pays autour de lui, et, tout en provoquant mes épanchements, il m’interrompait pour me parler géologie. Enfin, voulant avoir raison de ma douleur et de mon découragement, il s’assit près de moi sur le bord du chemin, et me fit les questions les plus candides sur le sentiment qui me dominait à ce point, et dont il ne se faisait aucune idée juste. Quand il crut me comprendre :

— Écoutez, me dit-il, je vois ce que c’est, vous l’avez aimée lorsqu’elle était encore une enfant. Vous qui étiez jeune homme fait, ayant déjà usé et peut-être un peu abusé de la vie, vous exigiez que cette jeune fille si fière et si simple eût pour vous une passion effrénée, car il eût fallu cela pour la décider à risquer la vie de son frère, et c’eût été là une mauvaise passion, peu excusable dans un âge si tendre et avec l’éducation saine qu’elle avait reçue. Voilà ce que vous vouliez d’elle, j’en suis certain, et je me souviens de l’avoir compris le jour où je vous vis ensemble au cratère de Bar, tout en ayant l’air d’être aveugle… Mais il ne s’agit pas de cela. Suivez mon raisonnement. Vous avez été trop exigeant et trop impatient, mon cher ami ! Si, au lieu de vous brûler le sang et de vous épuiser l’esprit à désirer une solution alors impossible, vous eussiez su l’attendre ; si vous eussiez pris confiance en elle, en Dieu, en vous-même, tout ce qui vous est arrivé aurait pu ne pas être. Vous ne seriez pas parti, vous eussiez espéré un an, deux ans peut-être ; à l’heure qu’il est, vous seriez marié depuis trois ans avec elle, car il y a tout ce temps-là que le cher Hope est hors de danger. Songez donc que votre départ était comme une rupture dont vous preniez l’initiative…

— Pardon ! mon cher monsieur, m’écriai-je : les choses ne se sont point passées ainsi. C’est elle qui m’a rendu ma parole.

— Et pourquoi, diable ! l’avez-vous reprise ? Ne savez-vous pas que, si on vous l’a rendue, c’est parce que votre mère avait provoqué cette décision pénible ? N’avait-elle pas écrit à M. Butler pour le mettre au pied du mur, en lui disant que vous dépérissiez, et qu’il vaudrait beaucoup mieux pour vous n’avoir plus aucun espoir ?… M. Butler me montra la lettre, et je fus d’avis qu’il fallait agir selon le désir de votre mère, puisqu’à cette époque Hope était fort malade, et qu’il n’était pas possible d’assigner un terme à sa maladie.

— On a beaucoup exagéré la maladie de Hope ?

— Dites, monsieur, qu’on l’a beaucoup dissimulée I C’était une maladie nerveuse, et je vous dirai tout bas que, par moments, on a craint l’épilepsie. Or, vous savez que l’on cache avec soin ce mal, qui peut réagir sur l’imagination de ceux qui entourent le malade, sur les jeunes sujets particulièrement. Aussi n’a-t-on jamais prononcé ce mot-là devant miss Love. Grâce au ciel, toute inquiétude est dissipée ; mais sachez bien que, pendant que vous nous accusiez, nous n’étions pas sur des roses.

— Pourquoi m’avoir caché alors ce que vous m’avouez maintenant ? Si au moins Love eût pris le soin d’adoucir mon désespoir par sa pitié ; mais elle m’écrivait : Soumettons-nous, comme si c’eût été la chose la plus simple et la plus aisée !

— Love a ignoré votre désespoir. Elle a su que vous aviez du chagrin, mais nous lui avons caché avec soin l’excès de votre passion : n’était-elle pas assez à plaindre sans cela ?

— Love n’a rien ignoré : je lui écrivais.

— Love n’a pas reçu vos lettres. M. Louandre les remettait à son père, qui les lui rendait sans les lire.

— Alors je vois qu’en effet elle a été moins cruelle pour moi que je ne le pensais. Peut-être n’ai-je le droit de lui adresser aucun reproche ; il n’en est pas moins vrai qu’elle m’a oublié, et que dernièrement encore elle se félicitait d’avoir conservé sa liberté : on me l’a dit !

— Et on ne vous a peut-être pas trompé. Eh bien, quand cela serait ? De quel droit exigiez-vous une douleur incurable quand vous quittiez la partie ? Et qu’est-ce donc que votre amour, mon cher monsieur, si vous n’avez pas l’humilité de vous dire que miss Love était une personne au-dessus de tous et de vous-même ? Si, par votre force morale et par la culture de votre intelligence, vous êtes devenu digne d’elle, n’est-il pas de votre devoir de chercher à vous faire apprécier et chérir ? Que diable ! je ne suis amoureux d’aucune femme, moi, Dieu merci ! mais, si j’aspirais à une femme comme elle, je serais plus modeste que vous ; je ne lui ferais pas un crime d’avoir passé cinq ans sans idolâtrer mes perfections. Je me dirais qu’apparemment j’en avais fort peu, ou que je n’ai pas su m’y prendre pour les faire goûter, et je ne serais pas effrayé de passer encore cinq ans à ses pieds dans l’espoir d’un bonheur que je tâcherais de mieux mériter.

Junius parlait avec tant d’animation, qu’il me passa par la tête qu’il était amoureux de Love ; mais à coup sûr il ne s’en doutait pas lui-même, car il continua à me retenir et à me prêcher jusqu’à ce qu’il me vît convaincu, résigné et repentant. Il avait mille fois raison, l’excellent jeune homme ! Avec son bon sens pratique et sa rectitude de jugement, il me montrait la route que j’eusse dû suivre, et qu’il était temps de suivre encore. Sa réprimande se trouvait d’accord avec le reproche d’orgueil que Love m’avait adressé deux heures auparavant, et avec les remords qui m’avaient obsédé et rendu furieux contre moi-même et contre elle en même temps.