Éditions Édouard Garand (48p. 56-59).

CHAPITRE XVI

AU BIVOUAC


Ce soir-là, vers les neuf heures, à huit milles environ au sud-est du village Saint-Ignace, tout au fond d’un ravin fortement boisé sur ses pentes, une troupe de guerriers iroquois était installée. Un petit feu de branches de sapin éclairait vaguement leurs silhouettes étranges et fantastiques. Silencieux, ces guerriers dévoraient gloutonnement deux chevreuils fraîchement tués, dont la chair saignante était à peine grillée à la flamme du feu. Ils étaient cinquante, tous vêtus de peau de cerf. Près de là on découvrait trois faisceaux de fusils. Car les Iroquois, depuis quelques années, étaient amplement munis d’armes à feu et de munitions par les trafiquants anglais, hollandais et espagnols. Les premiers colons anglais et hollandais de l’Atlantique surtout avaient fait de riches présents en armes de toutes sortes aux Iroquois pour s’attacher leur amitié d’abord, et plus tard pour inquiéter les Français. Plusieurs, cependant, n’étaient encore armés que de l’arc qu’ils portaient accroché à l’épaule droite, tandis qu’à l’épaule gauche pendait le carquois plein de flèches. À leurs ceintures on apercevait des pistolets, des haches, des couteaux, des tomahawks. Leurs visages étaient affreusement tatoués et peinturés, et leurs nez et leurs oreilles ornés de pendentifs variés. Leurs longs cheveux noirs, sales, graisseux, pendaient sous des toques de peau de loutre ou de castor, ou même de peau de chevreuil. Cette bande d’iroquois se trouvait donc sur le pied de guerre et elle avait un aspect farouche et monstrueux. Si aucune voix ne troublait le silence, par contre les mâchoires voracement remuées faisaient un bruit terrible.

Un peu à l’écart dans la pente du ravin, d’où il dominait ses guerriers, et le dos appuyé contre un tronc de peuplier, se détachait imprécisément la sombre et arrogante silhouette de l’Araignée. Bras croisés, selon sa coutume, il laissait ses yeux abaissés sur la flamme du feu qu’un guerrier ravivait de temps en temps. Le jeune chef iroquois méditait… il rêvait. Et si ces guerriers ne parlaient pas, c’était pour ne pas troubler cette rêverie. L’Araignée pensait à Madonna…

Il n’avait cessé de penser à la jeune fille depuis le soir où celle-ci l’avait abandonné sur le sommet de la montagne qui marquait la frontière du pays des Iroquois. Il avait de suite lancé ses guerriers sur la piste de la jeune huronne. Mais ils étaient revenus le lendemain soir après avoir vainement battu le pays environnant. La colère de l’Araignée s’était changée en une rage sourde et contenue. Les plus affreux projets de vengeance avaient de suite pris naissance dans son cerveau. Il avait imaginé sur-le-champ les plus terribles représailles contre la tribu des Hurons, contre Marie elle-même, mais surtout contre le Père Noir, Jean de Brébeuf, à qui il attribuait ses amours malheureuses. Il se promettait de reprendre la huronne et de lui faire expier chèrement son affront : car la fuite de la jeune fille était pour l’orgueilleux chef iroquois le plus sanglant des affronts. Lui, qui ne pardonnait pas la moindre contrariété qu’on lui suscitait, comment aurait-il pu pardonner et oublier cet outrage à sa dignité et à son amour ?

Tout l’automne et tout l’hiver il avait médité des plans et préparé sa campagne contre les Hurons. Puis, à la fin de février, il s’était mis en route avec cinq cents de ses meilleurs guerriers, divisés par petites bandes qui devaient, ce 15 mars 1649, se réunir à ce ravin où nous les trouvons.

La première bande, conduite par l’Araignée en personne, était arrivée au ravin dès le crépuscule. Après avoir donné quelques instructions à ses hommes, le jeune chef s’était vivement dirigé vers la bourgade Saint-Louis. Avant de s’élancer à l’attaque, il voulait s’assurer si Madonna était retournée à son village ; car il comptait bien la reprendre, la ramener dans son pays, en faire sa femme, puis la châtier durement. Or, le hasard lui avait permis d’apercevoir Marie un instant. Cela lui avait suffi. Il avait sauté en bas de la palissade et sans bruit avait regagné la forêt.

— Madonna est dans son village, s’était-il dit avec une joie féroce, elle ne m’échappera pas cette fois !

Il avait aussitôt regagné le ravin.

À présent, tout en songeant à Marie, à sa vengeance toute proche, il attendait l’arrivée de ses autres bandes.

Après avoir dévoré les deux chevreuils, les indiens, harassés par les rudes marches, s’allongèrent sur le sol pressés les uns contre les autres et s’endormirent. Seul, le jeune et vigilant chef veillait. À le voir ainsi debout, sombre, impassible, dans la clarté tremblotante du feu, on aurait pu le prendre pour une de ces anciennes cariatides sculptées au fronton d’un temple païen.

Soudain son ouïe fine saisit un bruit de pas légers qui frôlaient la croûte de neige de la forêt. Il écouta attentivement durant une minute. Puis, sortant de son immobilité, il se baissa et rampa doucement au sommet du ravin. Là, immobile derrière un tronc d’arbre, il assujettit un couteau dans sa main droite et attendit. Il reconnaissait un pas humain qui semblait venir dans sa direction avec beaucoup de précautions. Puis, d’assez loin entre les arbres il perçut une ombre mouvante et diffuse sur la neige qui tapissait le sol de la forêt. Comme mû par une sorte de divination, il quitta son poste d’observation et bondit en avant vers l’ombre humaine, murmurant :

— Madonna… Madonna… est-ce toi ?…

Il était, lui toujours froid et impassible, agité par une joie folle.

La silhouette humaine s’arrêta devant le jeune indien : c’était bien la jeune huronne.

— Oui, c’est moi… dit-elle, haletante, suffoquée par la marche et la course.

La voyant chanceler, l’Araignée doucement entoura sa taille de son bras gauche.

— Pourquoi, demanda-t-il la voix tremblante d’émotion, la huronne vient-elle par la forêt à ma rencontre ?

— Parce que je t’ai vu ce soir sur la palissade de mon village.

— Ah ! ah !

— Et parce que j’ai deviné tes desseins.

— Ah ! ah !

— Et parce que je suis venue me donner à toi, si tu promets d’épargner ma tribu.

Le jeune chef iroquois avait froncé les sourcils. Il garda le silence pour réfléchir.

La démarche de la huronne ne l’étonnait pas, mais elle le remplissait de joie sûr qu’il était à présent de l’avoir à lui. Mais de venir se donner, elle, pour sauver ses frères, voilà qui demandait considération.

Comme nous l’avons vu déjà, Marie, après s’être reprise, se donnait de nouveau, et nous avons essayé d’expliquer sa conduite. Une chose certaine, c’est qu’elle était sincère dans son mouvement de générosité. Que l’Araignée donnât ordre à ses guerriers de reprendre le chemin de leur pays, et Marie les suivait, elle devenait la femme de l’Araignée et jurait de lui être fidèle toute sa vie. Ce soir-là elle avait vu le chef iroquois sur la palissade, elle l’avait si nettement vu qu’elle était bien certaine de n’avoir pas rêvé. Alors elle s’était dit que le jeune chef venait venger son outrage, qu’il venait détruire la tribu huronne, qu’il venait tuer le Père Noir. Elle ne réfléchit pas longtemps. L’action chez elle était spontanée. Elle jeta une mante sur ses épaules, après que le calme se fût rétabli dans la bourgade que le coup de feu de Gaspard avait jetée dans la plus vive alarme, et à l’insu de ses parents gagna la forêt. Où trouverait-elle l’Araignée ? Elle ne le savait pas. Mais, comme à l’ordinaire, elle avait demandé l’aide du Ciel, et se fiant aussi à son flair, elle marchait avec la certitude qu’elle atteindrait le camp des Iroquois.

Mais cette fois, Marie s’en allait vers l’iroquois avec le pressentiment qu’elle réussirait à sauver sa nation de la destruction. Elle devinait que l’Araignée l’aimait à la folie, et pour la posséder le jeune chef se soumettrait à ses conditions. Elle se trompait. Mais elle allait, elle, selon son inspiration, sans crainte pour elle-même. Elle savait encore que sa vie n’était pas en danger, jamais l’Araignée n’oserait la tuer tant qu’il aurait le plus petit espoir de l’avoir pour sa femme. Elle était donc rassurée quant à sa propre existence. Il faut dire aussi que la jeune fille aurait certainement fait le sacrifice de sa vie pour sauver ses congénères et le Père Noir ; elle eût même préféré donner sa vie que de se donner, vivante, à ce barbare qu’était l’Araignée qu’elle haïssait et qu’elle méprisait. Et chose étonnante, combien d’autres jeunes filles de sa race se seraient données à l’Araignée rien que pour l’honneur d’être la femme d’un tel chef, et lui auraient même sacrifié leurs parents, leurs amis et toute leur tribu ? C’est la religion qui avait façonné ainsi cette âme noble et généreuse née de la barbarie, et c’est Jean de Brébeuf qui avait été le merveilleux outil.

Marie, essoufflée, épuisée par la dure course qu’elle avait faite à travers bois et dans la neige, s’abandonnait avec confiance au bras de l’Araignée. Sa confiance avait grandi d’entendre la voix tremblante et douce du jeune homme. Ah ! Dieu peut-être allait enfin exaucer ses vœux ! Pauvre Marie ! si elle avait pu sonder le cœur de ce chef orgueilleux, cœur sombre, fielleux. haineux, dans lequel les lumières de la religion n’avaient pas pénétré ! Ah ! oui, comme elle se trompait ! Elle était le jour franc, ouvert, éclatant : lui était la nuit noire, fermée, traîtresse !

Après un long silence, le jeune chef releva la tête et dit doucement :

— Viens, ma sœur, le froid te fait trembler après avoir eu chaud ! Viens, en bas, au fond de ce ravin, il y a du feu !

Elle se laissa guider, docile.

Quelques sauvages s’agitèrent dans leur sommeil lorsque l’Araignée jeta des branches sèches sur le feu pour le raviver. Quelques-uns, s’étant réveillés, aperçurent dans la clarté vive qui montait la silhouette de la jeune huronne ; mais, sans marquer d’étonnement, ils se rendormirent.

Il était environ onze heures et demie. La nuit était vivement étoilée et froide. Depuis longtemps la lune avait disparu à l’ouest.

Le chef iroquois fit asseoir la jeune fille sur un tronc d’arbre près du feu et lui offrit un morceau de viande saignante qui reposait dans les cendres.

— Non, refusa doucement la jeune huronne, je n’ai pas faim.

L’indien se plaça debout derrière elle, silencieux, ses regards chargés d’éclairs fulgurants.

Après un long silence, Marie, sans lever la tête, demanda timidement :

— Le grand chef a-t-il pris une résolution !

Oui, répondit l’Araignée d’une voix rude et sombre.

Il garda le silence.

La jeune fille tressaillit, leva la tête et le regarda profondément.

— Écoute ! dit seulement le jeune indien.

On pouvait saisir l’approche d’une troupe d’hommes.

Puis le bruit cessa. Alors retentit à peu de distance un hurlement de loup.

L’Araignée imita le même hurlement. Peu après une deuxième bande d’Iroquois dévalait dans le ravin. Ceux qui dormaient se levèrent en poussant des grognements indistincts. Mais pas un guerrier ne parlait. Les nouveaux venus demeuraient appuyés sur leurs armes et regardaient l’Araignée et la jeune huronne. Marie depuis un moment était torturée par l’angoisse, elle comprenait qu’elle s’était vainement jetée dans la gueule du loup.

Le chef iroquois fit un signe à deux de ses hommes d’approcher et leur dit, assez haut pour être entendu de Marie ;

— Surveillez la huronne, elle est ma prisonnière !

Marie s’affaissa sur elle-même.

L’Araignée parcourut les rangs de sa troupe, puis s’entretint à voix basse durant quelques minutes avec un de ses lieutenants.

Quelques instants plus tard, une autre bande vint se joindre aux deux premières. Puis trois autres survinrent encore. À une heure du matin, les cinq cents guerriers iroquois étaient réunis, et l’Araignée donnait l’ordre du départ pour la bourgade Saint-Ignace.

Marie, dont on venait de lier les mains, lui cria :

— Prends garde, ô chef ! que la colère du ciel ne te frappe, toi et tes guerriers !

L’indien esquissa un geste dédaigneux.

L’armée se mit en marche précédée de l’Araignée et de Marie que deux sauvages à la mine féroce escortaient.

À présent que le sort allait s’accomplir, la jeune huronne n’espéra plus qu’en Dieu.