Éditions Édouard Garand (48p. 53-56).

CHAPITRE XV

PREMIÈRE ALERTE


La nuit était presque venue, et toute la forêt déjà s’endormait dans le silence.

— Je suis content de vous voir, mon cher fils, dit Jean de Brébeuf en prenant le bras de son compagnon pour regagner la bourgade.

— Je ne sais quel ennui m’a pris tout à coup aujourd’hui, dit à son tour le Père Lalemant. J’ai de suite pensé à vous et je suis accouru vous rendre visite.

— Vous êtes le bienvenu. J’ai aussi pensé à vous et à deux nous pourrons mieux nous entretenir de notre divin Jésus.

Lentement et méditatifs, les deux missionnaires se dirigèrent vers la bourgade.

Le froid se faisait à mesure que la nuit grandissait. Par chaque toit des huttes de la bourgade silencieuse s’échappait une colonne de fumée blanche qui montait droite dans le ciel, car pas la moindre brise ne soufflait.

Lorsque les deux missionnaires entrèrent dans la cabane de Jean de Brébeuf, Gaspard Remulot était en train de préparer le fricot du soir.

— Gaspard, dit Jean de Brébeuf, nous aurons ce soir un convive.

— Très bien, Père. Je vais faire rôtir une troisième tranche de chevreuil.

— Ah ! ah ! sourit le missionnaire, nous avons donc du chevreuil ?

— Tout frais tué et écorché, ce sera un festin !

Et Gaspard, qui aimait à bien manger de temps à autre, retourna tout joyeux à sa cuisine.

Les deux missionnaires s’assirent devant le feu de la cheminée.

— Mon Père, commença Gabriel Lalemant, des chasseurs de ma bourgade ont cru reconnaître deux petites bandes de guerriers iroquois à quelques milles à l’est.

— Si ce n’est que deux petites bandes, sourit Jean de Brébeuf, il n’y a pas à s’inquiéter. Avez-vous entendu dire que ces guerriers ont commis quelques déprédations parmi les bourgades qui nous avoisinent ?

— Non, mon Père. Tout le pays paraît tranquille. Seulement le signalement de ces deux bandes iroquoises a soulevé un peu d’inquiétude dans notre village. C’est pourquoi, inquiet moi-même, je suis venu vous consulter et vous demander s’il ne serait pas à propos de prendre dès demain des précautions.

— Certes, mon fils, la prudence nous commande de nous tenir toujours sur nos gardes. Comme vous l’avez vu, nous avons déjà pris des précautions en faisant un large abatis autour de notre bourgade, et je vous conseille fortement de faire de même. Nous courons moins de risques d’être surpris. Si les Iroquois s’avisaient de venir nous attaquer, nous pourrons les voir venir de plus loin et nous apprêter à les bien recevoir.

— Nous suivrons dès demain votre exemple, répondit Gabriel Lalemant. Mais j’ai aussi une idée : par surcroît de précautions ne serait-il pas sage de tenir dans les bois quelques éclaireurs qui surveilleraient les mouvements de ces Iroquois ?

— C’est une très sage idée. Seulement il ne faut pas nous exagérer le danger. Rappelez-vous que Monsieur de Montmagny va nous dépêcher à la fin de ce mois une compagnie de fantassins. J’ai demandé ce secours au gouverneur pour empêcher le renouvellement d’un massacre tel que celui de l’an passé à la bourgade Saint-Joseph, où le saint Père Daniel a trouvé la mort. Je suis à peu près certain que ces soldats de Monsieur de Montmagny sont en route. Avec nos guerriers hurons nous serons assez forts pour repousser les Iroquois et les mettre en pleine déroute.

— Je souhaite bien que ces secours arrivent au plus tôt, soupira le Père Lalemant.

— Ils viendront à temps, soyez tranquille. Je m’imagine bien que ces deux bandes rencontrées par les chasseurs de Saint-Ignace ne sont que des rôdeurs chargés probablement de se renseigner sur nos forces et nos moyens de défense. Il se peut fort bien aussi, vu peut-être la rareté du gibier dans leur pays, que ces guerriers iroquois soient venus chasser sur les terres des Hurons. Mais je demeure tout de même de votre avis : demain nous aposterons des sentinelles dans la forêt.

Les deux missionnaires continuèrent à causer paisiblement pendant dix minutes encore, quand Gaspard vint les interrompre pour annoncer que le repas était servi.

Mais au même instant Marie, tout agitée, pénétra dans la salle.

— Père ! Père ! cria-t-elle, le jeune chef iroquois est ici !

— L’Araignée ? fit interrogativement Jean de Brébeuf sans marquer de surprise.

— Lui-même !

— Par la barque de saint Pierre et ses filets grommela Gaspard, je cours chercher mon flingot et je lui flanque une prune !

Il courut chercher son fusil.

— Voilà bien une preuve, dit Gabriel Lalemant, que nos chasseurs ne se sont pas trompés.

— En effet, répondit Jean de Brébeuf pensif.

Au bout d’un moment il interrogea Marie.

— Où as-tu vu l’Araignée ?

— Debout sur la palissade.

— Du côté de la forêt ?

— Oui, Père, répondit Marie toute tremblante.

— Et qu’a-t-il fait ou dit ?

— Rien. Il était immobile. Mais je ne l’ai vu que durant quelques secondes. Il a disparu tout à coup.

Gaspard revenait armé de son fusil.

— Il faut le chercher, suggéra-t-il. Moi, j’ai décidé de l’étouffer dans sa toile cette araignée-là !

— Patience, mon ami, et ne nous énervons pas ! dit sévèrement Jean de Brébeuf.

Puis à Gabriel Lalemant il dit :

— Allons faire le tour de la palissade. Quant à toi, Gaspard, je te défends de te servir de ton fusil sans mon ordre.

— C’est compris, grogna le malouin. Mais si l’iroquois fait la moindre menace, vous pourrez m’excommunier si vous voulez, moi je pétarde !

Les deux missionnaires sourirent et, suivis de Marie et de Gaspard, sortirent.

La lune à son croissant jetait sur la nature calme une lueur pâle, mais suffisante pour permettre de voir à quelque distance êtres et choses.

— Viens nous montrer où tu as vu l’Araignée ! dit Jean de Brébeuf à la jeune huronne.

— Près de la porte de la palissade, répondit la jeune fille. Il était debout sur la palissade vis-à-vis de la plateforme, et il me regardait de ses yeux de feu !

Arrivé près de la plateforme, Jean de Brébeuf y monta. Tout était tranquille, le plus grand silence planait sur les bois. Il demeura un moment pensif. Il n’était pas loin de penser que Marie avait rêvé. Mais il se pouvait bien aussi que l’Araignée fut dans ces parages, puisque deux de ses bandes avaient été vues. Le missionnaire laissa errer ses regards perçants sur les abatis.

— Si l’Araignée, aux aguets, avait dissimulé sa présence parmi ces troncs d’arbres abattus ?… se dit le missionnaire.

Pour obéir à une idée soudaine, il descendit de la plateforme et dit à Gabriel Lalemant et à Gaspard :

— Allons visiter les abatis, mes amis. Il se peut que l’Araignée s’y cache, si Marie n’a pas rêvé.

— Oh ! je n’ai pas rêvé, Père, je n’ai pas rêvé, s’écria la jeune fille. Je l’ai vu là, debout, comme je vous vois, aussi nettement.

— C’est bon, ma fille, rentre chez toi, car il fait trop froid.

Marie s’éloigna.

Les deux missionnaires franchirent la porte de la palissade, lorsque tout à coup Jean de Brébeuf parut se raviser.

— Gaspard, dit-il à voix basse, je pense que tu ferais mieux de monter sur la plateforme et là surveiller les abatis.

Les deux missionnaires firent le tour de la palissade tout en scrutant avec attention les abatis. Ils ne purent découvrir rien de suspect. Lorsque Jean de Brébeuf fut revenu près de la porte de la palissade, il dit à son compagnon :

— Demeurez ici pendant que je vais examiner la neige au pied de la palissade, si vraiment l’Araignée est venu, j’y verrai la trace de ses pas.

Il se dirigea vers le pied de la palissade à l’endroit où, selon les dires de Marie, l’Araignée était apparu. Mais à sa grande surprise le missionnaire n’y découvrit nulle trace de pas humains.

— Ma foi, se dit-il, j’ai envie de croire que Marie a été l’objet d’une hallucination. Mais je sais aussi que l’Araignée, quand il veut, ne laisse jamais de trace, de son passage.

Penché vers le sol Jean de Brébeuf continuait d’examiner la neige.

Gaspard, debout sur la plateforme, tenait ses yeux sur les abatis devant lui et la forêt plus loin. Il ne pouvait voir le missionnaire que lui cachait la palissade. Mais lorsque Jean de Brébeuf, certain qu’il ne découvrirait pas une trace de l’Araignée, redressa sa taille, l’ombre de celle-ci se profila tout à coup sur les abatis qu’éclairait la lune. Gaspard quelque peu énervé, vit cette ombre, et croyant avoir affaire à un ennemi, épaula son fusil et fit feu.

Une vibrante détonation éclata, une raie de feu sillonna l’espace, et durant cinq minutes le coup de feu se répercuta d’écho en écho comme un roulement de tonnerre.

— Eh ! que fais-tu là, Gaspard ? cria Jean de Brébeuf en s’écartant de la palissade.

Le malouin comprit son erreur.

— Pardon ! Père, c’est votre ombre que j’avais prise…

— Ah ! ça, tu prends donc mon ombre maintenant pour un ennemi ?

Il se mit à rire avec Gabriel Lalemant.

Mais à ce coup de feu inattendu tous les habitants de Saint-Louis étaient sortis en grand émoi de leurs cabanes, et plusieurs guerriers hurons grimpaient aux plateformes, l’arc tendu et la flèche prête à voler vers l’ennemi. Marie accourait aussi tout éperdue.

— Ah ! c’était lui… c’était lui ! cria-t-elle en s’élançant vers le missionnaire.

— Non, ma fille, tu as rêvé, sourit le missionnaire.

En quelques mots il expliqua à la population alarmée l’incident du coup de feu. On se mit à rire de toutes parts. On riait d’autant mieux qu’on pouvait remarquer la grande confusion de Gaspard Remulot qui, bien qu’on rit à ses dépens, se disait :

— Tout de même si l’ombre du Père avait été l’Araignée, celui-ci était joliment flambé ! Par ma foi ! je n’ai jamais tiré si juste !

— Je crois bien sourit Jean de Brébeuf, qui avait entendu le soliloque du chasseur ; tu as frappé si juste qu’il n’en reste plus rien !

Égayés par l’incident, les deux missionnaires et Gaspard rentrèrent dans leur domicile.

Le village avait de suite retrouvé sa tranquillité.