Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII


Lettre de Talon à Louis XIV. — Il s’excuse de n’avoir pas pris part à l’expédition, — Son terme d’office. — Expressions de ferveur royaliste. — Lettre à Colbert. — Talon conseille l’acquisition de la Nouvelle-Hollande, si elle est possible. — Discussion de Colbert et de Talon au sujet du peuplement et de l’accroissement du Canada. — Une erreur de Colbert. — Le peuplement de la colonie eût coûté moins d’hommes à la France que les guerres de Louis XIV. — Talon persiste dans ses idées. — Colbert défend la compagnie des Indes Occidentales. — Échange de vues entre l’intendant et le ministre au sujet du commerce, des mines, des manufactures, de la construction des navires, de la colonisation. — Talon annonce la construction d’un vaisseau de 120 tonneaux. — Il demande son congé. — Les articles de M. Le Barroys. — La réorganisation du Conseil Souverain.


Le 11 novembre 1666 l’intendant Talon écrivait à Louis XIV pour l’informer du succès de l’expédition dirigée contre les Iroquois par MM. de Tracy et de Courcelle. Après avoir loué leur intrépidité, leur habile et valeureuse conduite, et leur zèle pour le service du roi, il ajoutait avec une excessive modestie : « Il m’est d’autant plus séant de rendre ce témoignage que je n’ai nulle part en la chose, et tandis que tout le monde travaillait et prenait sur soi des fatigues extraordinaires, je demeurais en repos à Québec, je l’avoue avec confusion. Je n’ai pour me consoler que le mérite de mon obéissance ; on me persuada qu’il le fallait ainsi et j’y acquiesçai… Le terme du séjour que Votre Majesté m’a prescrit en Canada ne peut qu’il ne soit expiré[1] quand j’aurai l’honneur de recevoir ses commandements ; j’espère qu’elle me fera celui de partir. Cependant quelque légitime que soit la passion que j’ai de me rapprocher d’elle pour lui continuer avec mes services mon obéissance très respectueuse, et que d’ailleurs ma santé soit ici fort souvent attaquée, je suis prêt de rester si Votre Majesté l’ordonne. Qui doit sa vie à son souverain lui doit à plus forte raison tout ce qui n’en fait que la suite et surtout la santé qu’on ne peut mieux sacrifier qu’au service de son Prince. La grâce qu’en cela je pourrais demander, est que je susse au vrai le temps que j’aurai à servir ici. — Si je n’ai pas l’honneur d’écrire de mes mains à Votre Majesté c’est que mon caractère n’est pas si lisible que celui de la main que j’emprunte »[2]. Le terme convenu du séjour de Talon au Canada devait être de deux ans. Tout en manifestant un désir raisonnable de retourner en France à l’expiration de ce temps, l’intendant se déclarait prêt à rester si tel était le bon plaisir du roi. Se conformer aux volontés, aux désirs même de son souverain, c’était pour Talon le devoir.

Quelques lecteurs seront peut-être tentés de trouver exagérées les expressions par lesquelles il manifestait son dévouement envers le monarque. Nous leur ferons observer que tels étaient le langage et les sentiments de l’époque. Sans doute il se trouvait alors des courtisans dont les adulations dépassaient toute mesure. Mais, en dehors des flatteurs intéressés, pour la masse des bons citoyens, la ferveur royaliste n’était que la forme naturelle du patriotisme.

Dans cette lettre au roi, Talon s’excusait de ne pas avoir participé en personne à la campagne contre les Agniers. Mais il avait fait tout ce qui dépendait de lui pour en assurer la réussite. Et c’était grâce à son activité et à ses efforts qu’elle avait été rendue possible.

Deux jours plus tard, il écrivait à Colbert : « Monsieur de Tracy et M. de Courcelle sont revenus de leur expédition, les Iroquois ayant pris le parti de se retirer et d’abandonner leurs habitations. Mon dit sieur de Tracy n’a pu en prendre d’autres que de brûler leurs forts et faire un dégât général ; c’est à ces deux messieurs à vous informer de ce qui s’est passé dans tout le voyage qui a demandé cinquante-trois jours de marche. Ce que je sais de la voix publique est qu’on ne peut rien ajouter à ce qui s’est fait de ce qui se pouvait faire, et que les ordres du roi auraient été exécutés et son attente entièrement remplie si ces sauvages avaient tenu ferme. À la vérité il serait à désirer qu’une partie eût été battue, et quelqu’autre prisonnière. L’âge avancé de M. de Tracy doit augmenter de beaucoup le mérite du service qu’il a rendu au roi, en prenant sur un corps cassé comme le sien une fatigue qui n’est pas concevable. On m’assure que dans tout le voyage, qui a été de trois cents lieues comprenant le retour, il ne s’est fait porter que deux jours ; encore y fut-il contraint par la goutte. M. de Courcelle, plus vigoureux que lui, n’a pu se défendre de se faire porter de même, parce qu’il fut attaqué d’une rétraction de nerfs ; tous deux ont à la vérité fait toute la fatigue que l’humanité peut porter[3]. »

Talon soumettait ensuite à Colbert une idée qui eût été féconde en heureux résultats si elle eût pu être réalisée. Il ne s’agissait de rien moins que de faire passer la Nouvelle-Hollande, ou en d’autres termes, la province de New-York, sous la domination du roi de France. « Si le roi, disait Talon, faisant l’accommodation de la Hollande avec l’Angleterre, stipulait la restitution de la Nouvelle-Hollande, et qu’auparavant il trouvât jour d’en traiter avec Messieurs des États (les États généraux de Hollande), j’estime qu’il le pourrait à des conditions raisonnables. Et ce pays qui ne leur est pas bien considérable, le serait fort au roi qui aurait deux entrées dans le Canada, et qui donnerait aux Français toutes les pelleteries du Nord, dont les Anglais profitent en partie par la communication qu’ils ont avec les Iroquois par Manatte et Orange, et mettrait ces nations barbares à la discrétion de Sa Majesté. Outre qu’elle pourrait toucher la Suède[4] quand il plairait et tiendrait la Nouvelle-Angleterre enfermée dans ses limites. J’ai cru devoir mettre ici cette pensée. » Certes, elle méritait bien d’y être mise, et elle dénotait chez Talon un grand sens politique. Malheureusement, elle ne fut pas suivie. Louis XIV convoitait, à cette heure, des agrandissements moins lointains.

Ce n’était pas la première fois que le roi et son ministre mettaient de côté les vues de Talon, malgré l’estime et la considération qu’ils avaient pour lui. Il avait reçu dans le cours de l’été une longue lettre de Colbert, datée du 5 avril 1666, en réponse à ses dépêches et communications de l’automne précédent. Et cette lettre contenait plusieurs passages dont l’objet était de couper un peu les ailes aux ambitieux espoirs de l’intendant pour le Canada. On se rappelle que Talon, dans son mémoire du 4 octobre 1665, avait laissé entrevoir la possibilité de faire de la Nouvelle-France « un état fort considérable » sinon « un grand royaume. » À cela Colbert répondait : « Le roi ne peut convenir de tout le raisonnement que vous faites sur les moyens de former du Canada un grand et puissant état, y trouvant divers obstacles qui ne sauraient être surmontés que par un très long espace de temps, parce que, quand même il n’aurait pas d’autre affaire et qu’il pourrait employer et son application et sa puissance à celle-là, il ne serait pas de la prudence de dépeupler son royaume, comme il faudrait faire, pour peupler le Canada. Outre cette considération qui vous paraîtra essentielle, il y en a encore une autre à faire qui est que, si Sa Majesté y faisait passer un plus grand nombre d’hommes que celui que le pays qui est à présent défriché pourrait nourrir, il est certain que s’ils ne périssaient tous d’abord, au moins souffriraient-ils de grandes extrémités, qui les réduisant en des langueurs continuelles, ils s’affaibliraient petit à petit, et qu’outre les incommodités qu’ils endureraient eux-mêmes ils en porteraient aux anciens habitants, qui, sans cette augmentation de colons, vivraient de leur travail et de la culture de leurs terres. Vous connaîtrez assez par ce discours que le véritable moyen de fortifier cette colonie est d’y faire régner la justice, d’y établir une bonne police, de bien conserver les habitants, de leur procurer la paix, le repos et l’abondance, et de les aguerrir contre toutes sortes d’ennemis, parce que toutes ces choses, qui sont les bases et les fondements de tous les établissements, étant bien observées, le pays se peuplera insensiblement, et avec la succession d’un temps raisonnable, pourra devenir fort considérable, d’autant plus qu’à proportion que Sa Majesté aura plus ou moins d’affaires au dedans de son royaume, elle lui donnera les assistances qui seront en son pouvoir[5]. »

En écrivant ces lignes, Colbert sacrifiait à la fois à une préoccupation transitoire et à un préjugé permanent. La France venait de déclarer la guerre à l’Angleterre, et quoique apparemment les hostilités ne dussent pas être de longue durée, on ne savait au juste à quels efforts cela pouvait la conduire. De là un temps d’arrêt visible dans l’activité colonisatrice du gouvernement. D’autre part, bien des gens en ce siècle estimaient que les colonies lointaines étaient une cause d’affaiblissement pour la mère-patrie[6]. Colbert n’appartenait pas à cette école. Mais ses vastes desseins pour le développement du royaume, pour l’amélioration de son commerce, de son industrie, de son agriculture, la mise en œuvre de toutes ses ressources naturelles, l’inclinaient parfois à pécher par excès de prudence quand il s’agissait de l’émigration des sujets du roi en Amérique. Cette préoccupation diminuait visiblement sa pénétration habituelle dans le passage plus haut cité. Talon ne prétendait pas dépeupler la France ; il disait simplement qu’en envoyant ici tous les ans quelques centaines de colons, on finirait par fonder une nation forte et prospère sur les rives du Saint-Laurent. L’envoi de cinq cents personnes annuellement pendant tout le règne de Louis XIV eût porté le chiffre de notre population à 500,000, en 1760[7]. Or sait-on combien la seule bataille de Senef coûta d’hommes à la France[8] ? Le soir de cette sanglante et coûteuse victoire, les corps de huit mille Français jonchaient ce champ funèbre. Les guerres de Louis XIV, trop souvent causées par son ambition et son orgueil, ont fait périr dix fois plus d’hommes que la colonisation systématique du Canada n’en eût fait sortir du royaume.

Le second argument de Colbert n’était pas plus solide que le premier. Talon ne demandait pas qu’on envoyât ici annuellement plus de nouveaux habitants que le pays ne pouvait en nourrir. Mais il pensait avec raison que la paix étant rétablie, l’impulsion vigoureuse donnée aux défrichements et la fertilité du sol pouvaient assurer la subsistance d’une population très nombreuse, et que l’accroissement de la production marcherait de pair avec l’accroissement des habitants.

Il ne faudrait pas conclure de ce qui précède que Colbert ne s’intéressait pas au Canada. Nous avons déjà vu le contraire. Aucun ministre de la monarchie ne fit autant que lui pour la Nouvelle-France. Et c’est sous son ministère que notre pays prit l’essor qui lui permit plus tard de traverser sans périr les plus terribles épreuves. Mais à certains moments, saisi par l’engrenage de la politique européenne, forcé de coopérer à des entreprises qu’il désapprouvait et qui entravait son œuvre de restauration financière, administrative et économique, il cédait à la crainte excessive d’affaiblir le tronc principal en favorisant trop la croissance des rejetons.

Talon s’inclina devant les observations du ministre, mais sans abdiquer ses idées. « Monseigneur, lui écrivit-il, je n’aurai plus l’honneur de vous parler du grand établissement que ci-devant j’ai marqué pouvoir se faire en Canada à la gloire du roi et à l’utilité de son état, puisque vous connaissez qu’il n’y a pas dans l’ancienne France assez de surnuméraires et de sujets inutiles pour peupler la Nouvelle, et entrant dans toutes les raisons de votre dernière dépêche, je tournerai mes soins et donnerai toute mon application à ce que vous m’ordonnez, jusqu’à ce que cette matière informe vous paraisse digne de quelque plus grand secours que celui qu’elle a reçu cette année. Souffrez seulement, Monseigneur, que je dise que, si elle paraissait à vos yeux ce qu’elle est, vous ne lui refuseriez pas quelque part de votre application, persuadé d’ailleurs qu’un pays sauvage ne se peut faire par soi-même s’il n’est aidé dans ses commencements[9]. » Cette insistance courtoise porta ses fruits, et, dès l’année suivante, Colbert envoyait de nouveaux secours à la colonie, dont il avait vraiment à cœur la prospérité et le progrès.

Dans cette lettre du 5 avril 1666, le ministre répondait aussi à l’intendant au sujet de la compagnie des Indes Occidentales. Il lui disait : « L’autre raisonnement que vous faites sur l’abandonnement que le roi a fait du pays à la compagnie des Indes Occidentales et les inconvénients que vous en appréhendez, peut être aussi combattu par une raison qui est capable, elle seule, de détruire toutes les autres que vous apportez au contraire. C’est que nous avons vu par expérience, que cette colonie n’est tombée dans l’état languissant où elle a été jusqu’ici que parce que l’ancienne compagnie était trop faible, et parce que cette même compagnie l’a ensuite abandonnée entre les mains des habitants, et si vous étudiez bien ce qui s’est passé sur ce fait-là, vous demeurerez d’accord que ces deux causes ont produit la désertion des anciens colons et empêché que d’autres ne s’y soient allés établir comme ils auraient fait assurément si une compagnie puissante comme celle-ci les avait soutenus. Il est constant que vous aurez trouvé de grandes difficultés dans les commencements et par l’inexpérience et peut-être par l’avidité des agents et commis de la compagnie ; mais vous en serez bientôt sorti par les remèdes que la compagnie même y aura apportés et par les soins qu’elle prendra de révoquer ceux de ses agents et commis qui auront quelque emportement, pour en substituer d’autres plus modérés en leur place. » Il n’était pas surprenant que Colbert défendît la compagnie qui était son œuvre. Il annonçait cependant que Sa Majesté avait fait consentir cette dernière à se relâcher de la traite avec les sauvages en faveur des habitants du Canada. » Mais, ajoutait-il, il est à craindre que, par le moyen de la traite ceux-ci ne demeurent une bonne partie de l’année dans l’oisiveté, au lieu que s’ils n’avaient pas la liberté de la faire ils seraient nécessités de s’appliquer à bien cultiver leurs terres. » Ici Colbert avait raison dans une large mesure.

Quant au commerce, le ministre informait l’intendant que, sur ses instances, la compagnie avait consenti à en accorder la liberté, pour une année, indistinctement à toutes sortes de personnes, « quoiqu’il soit fort à craindre, faisait-il observer, que ces particuliers n’enverront de France que les marchandises et denrées sur lesquelles ils trouveront du bénéfice et laisseront manquer le pays de celles qui lui seront peut-être les plus nécessaires, outre que, par ce moyen, les castors étant en différentes mains, il est certain que le débit s’en fera à vil prix. » Les inconvénients signalés par le ministre devaient être corrigés par l’exercice même de la liberté commerciale.

Colbert mentionnait certains essais des marcassites extraits des mines et envoyés par Talon. Le résultat en était assez incertain, et l’épreuve du sable n’avait pas réussi parce qu’il était en trop petite quantité. Le fondeur allemand qui était repassé en France allait revenir au Canada avec les outils nécessaires pour faire de nouveaux essais sur les lieux, particulièrement à la mine de Gaspé !

Talon avait demandé de l’encouragement et de l’aide pour l’établissement de manufactures. Colbert lui répondait : « Le moyen d’établir des manufactures consiste plutôt dans l’industrie et le travail des habitants que dans les secours que le roi y peut donner, qui, dans la conjoncture présente où Sa Majesté s’est engagée à soutenir une grande guerre contre les Anglais, qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait pas encore attaqués par mer, les forces de cette nation ayant toujours paru formidables sur cet élément à toutes les autres, ne seraient pas aussi considérables que si elle était dans une parfaite tranquillité au dehors comme elle est au dedans de ses états, de sorte qu’il vous faut réduire et compter principalement sur ce que vous pouvez faire pour les denrées et les matières que le pays fournit maintenant avec assez d’abondance ; comme en empêchant de tuer les agneaux, pаr un arrêt du conseil souverain, et même les femelles de chaque espèce d’animaux, pour les multiplier en moins de temps, parce qu’il est certain que quand le Canada sera rempli d’une grande quantité de bêtes à laine et à cornes, on pourra par le moyen de leur dépouille et de leur peau, manufacturer des draps et autres étoffes et des cuirs que l’on convertira en divers usages, à la commodité et à l’avantage des habitants. » Colbert recommandait aussi la culture du chanvre, qui, au bout de quelques années, pouvait amener l’établissement d’une manufacture de toile.

L’exploitation des forêts et la perspective de tirer du Canada des bois propres à la construction des navires, c’était là pour Colbert un sujet du plus haut intérêt. À ce moment même il déployait une activité extraordinaire pour fonder la puissance maritime de notre ancienne mère patrie, et pour doter la France d’une flotte capable de faire respecter son pavillon sur toutes les mers. Il faisait acheter des navires en Hollande, il en commandait en Suède, il créait des chantiers de construction et des ports de mer, il ne négligeait rien pour encourager et activer la production et la confection dans le royaume de tout ce qui pouvait servir à l’industrie navale, tel que goudron, cordages, etc.[10] C’est donc avec joie qu’il accueillit les bonnes nouvelles communiquées par Talon, à ce propos, dans sa lettre du 4 octobre 1665. « L’espérance que vous me donnez, lui dit-il, que l’on trouvera des bois en très grande quantité propres pour la construction des vaisseaux a fort réjoui le roi, et pour en pouvoir faire un fondement assuré, Sa Majesté ordonne à M. Colbert de Terron de faire passer en Canada deux ou trois charpentiers pour bien reconnaître la qualité du bois, et si l’on y rencontrera en abondance, pour chaque membre et partie d’un navire, parce que, sur leur relation, ou Sa Majesté pourrait bien faire bâtir pour son compte dans le pays, ou au moins fera tailler et préparer le plus grand nombre de ces membres et pièces qu’il sera possible pour les apporter dans ses ateliers de marine en France, pour les employer au bâtiment de ses vaisseaux. »

La lettre de Colbert traitait encore quelques autres sujets dont nous aurons à nous occuper ultérieurement.

Lorsque Talon répondit au ministre, le 12 et le 13 novembre 1666, il était en mesure de le satisfaire sur bien des points. D’abord, comme nous l’avons vu précédemment, la colonisation promettait beaucoup. Trois villages étaient en voie de formation près de Québec ; plusieurs officiers et un grand nombre de soldats de Carignan semblaient tout disposés à devenir habitants du Canada. La culture du chanvre était commencée et réussissait à merveille. L’intendant en avait fait semer et recueillir. Il avait donné de la semence aux cultivateurs à condition qu’on lui rendît l’année suivante une pareille quantité de graine, qu’il distribuerait alors à d’autres. Pour déterminer les gens à cultiver cette plante, il s’était avisé d’un moyen très énergique. Il avait fait saisir tout le fil dans les magasins et les boutiques, annonçant qu’on ne pourrait s’en procurer qu’en s’engageant à le lui rendre en chanvre. En un mot, il s’était réservé le monopole du fil, pour activer la production du chanvre. Évidemment, ce n’était là qu’un expédient temporaire.

Une autre nouvelle qui dut réjouir Colbert, c’est que Talon avait fait commencer à Québec un vaisseau de 120 tonneaux, en consacrant à cet ouvrage le bénéfice réalisé par la vente des denrées achetées par lui en France, avec les 12,000 livres de ses appointements, et traversées exemptes de fret. Ce vaisseau devait être terminé au printemps, et serait à la disposition de Sa Majesté ou de la colonie.

L’intendant annonçait de plus qu’il avait fait entreprendre la pêche de la morue dans le fleuve Saint-Laurent, et qu’il y avait tout lieu d’espérer que l’on pourrait faire ici du brai, de la résine et du goudron. En outre il avait l’assurance que le bois pour les mâtures était de première qualité. Enfin les quatre-vingt-dix filles envoyées par le roi dans le but de former des mariages étaient toutes mariées, à l’exception de six que Talon secourait de temps en temps ; et deux cent cinquante colons s’étaient établis au pays dans le cours de cette année.

Il semble que ce rapport fût aussi satisfaisant et encourageant pour celui qui l’envoyait que pour celui à qui il était adressé. Cependant, à la fin de cette lettre, Talon, revenant sur la question de son congé, laissait entrevoir une disposition d’esprit quelque peu chagrine. « Quand le roi, écrivait-il, me commanda de passer en Canada, Sa Majesté me fit l’honneur de me dire qu’elle ne m’y laisserait que deux ans ; mon congé ne peut venir avant ce temps. Je vous supplie très humblement, Monseigneur, d’avoir la bonté de me l’obtenir[11]. Je ne le demanderais pas si je me connaissais assez de génie et de talent pour bien m’acquitter de l’emploi que vous m’avez fait la grâce de me procurer, et policer un état naissant sans un secours comme est celui de M. de Tracy. Si, cependant, Sa Majesté croit que je lui sois utile, je n’ai pas d’autre volonté que la sienne et la vôtre ; commandez et quoiqu’infirme j’obéirai, faisant un sacrifice entier de ma personne à son service et à votre satisfaction. Je sais bien que je ne suis pas ici au gré de tout le monde, et c’est ce qui, joint à mon indisposition, me fait demander mon congé au roi. Si vous désirez savoir qui sont ceux qui peuvent n’être satisfaits de ma conduite et pourquoi, M. le chevalier de Chaumont et l’agent général de la compagnie pourront vous le dire et vous informer que si je voulais laisser l’Église sur le pied d’autorité que je l’ai trouvée j’aurais moins de peine et plus d’approbation. » À quoi Talon faisait-il allusion dans ces dernières lignes ? Les pièces et documents qui nous sont parvenus ne nous l’indiquent point, et ne mentionnent aucun désagrément que l’intendant pouvait avoir eu avec « l’Église » à cette date de novembre 1666. S’agissait-il des dîmes, de la traite de l’eau-de-vie ? Nous l’ignorons. Nos lecteurs verront bientôt des difficultés se produire entre Talon et Mgr de Laval. Mais à ce moment l’harmonie ne paraissait pas encore avoir été troublée, extérieurement du moins. Dans tous les cas, cette plainte de Talon démontre que déjà, à la fin de l’année 1666, l’entente n’était plus parfaite.

L’intendant ne semble pas avoir mentionné alors au ministre les articles présentés par M. Le Barroys, agent général de la compagnie, pour mieux définir et faire respecter les droits et privilèges de cette dernière. Par ces articles, soumis à MM. de Tracy, de Courcelle et Talon, le 18 août 1666[12], l’agent demandait que les messieurs de la dite compagnie fussent reconnus et déclarés seigneurs du pays ; que les officiers du Conseil Souverain fussent nommés par eux, et que, sur telle nomination, leurs provisions leur fussent expédiées au nom de Sa Majesté ; que le représentant de la compagnie continuât à avoir séance, voix délibérative et préséance au conseil après l’intendant. Tout cela était parfaitement entendu d’avance. Le quatrième article pourvoyait à ce que le commis général de la compagnie payât « toutes les charges et gages des officiers suivant l’état arrêté par messieurs les directeurs généraux de la dite compagnie. » Ici Talon était intervenu pour faire préciser le chiffre de ces charges, dans l’intérêt de la colonie ; nous reviendrons sur cette question dans un autre chapitre consacré à étudier le budget de la Nouvelle-France. Les articles cinq, six, sept, huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze, quinze, seize et dix-sept, avaient pour objet d’assurer à la compagnie la jouissance des droits imposés sur les peaux de castors et d’orignaux, et la conservation de cette jouissance au moyen d’un système d’inspection, de contrôle, de restrictions quant aux embarquements, de visite à bord des navires, en un mot de surveillance générale pour prévenir les fraudes. Par l’article dix-huitième, M. Le Barroys demandait que la compagnie fut mise en possession des droits seigneuriaux. À quoi M. Talon répondit : « En se conformant aux intentions de Sa Majesté, il paraît fort juste de faire ce qui est demandé par cet article ; et quant M. de Tracy aura agréable, je travaillerai à faire tourner les droits seigneuriaux au profit de la compagnie. »

Les articles dix-neuvième, vingtième, vingt-unième et vingt-deuxième, avaient pour objet de faire recevoir le sieur Chartier de Lotbinière en la charge de lieutenant civil et criminel de Québec, le sieur Peuvret de Mesnu en celle de procureur fiscal, et le sieur Rageot en celle de greffier, et de faire déclarer que toutes les causes civiles et criminelles à Québec seraient jugées en première instance par le sieur Chartier, que toutes les causes des justices subalternes du ressort de Québec dont il y aurait appel seraient jugées par lui en seconde instance, le Conseil Souverain jugeant en dernier ressort, et que le dit sieur Chartier aurait « aussi connaissance de la police et navigation en l’absence de M. l’intendant. » Ces articles avaient inspiré à Talon la note suivante : « Je demeure aisément d’accord du contenu si, en premier lieu, il n’est pas jugé à propos par M. de Tracy d’établir dans Québec la forme de justice en première instance proposée par les cahiers par moi présentés au dit sieur Tracy et à monsieur de Courcelle, laquelle justice se peut rendre au nom de la compagnie, comme seigneurs. Et en second lieu, si mon dit sieur de Tracy connaît que la qualité de procureur fiscal puisse compatir en la personne du sieur Mesnu avec celle qu’il a de greffier du conseil… Supposé l’établissement du sieur Chartier en la charge de lieutenant général, il est juste de lui donner la connaissance de toutes les matières civiles, même des criminelles, s’il peut trouver un nombre de personnes capables de juger, outre celui qui composent le conseil souverain ; parce qu’il ne sera pas possible d’emprunter des juges du dit conseil, pour juger en première instance des crimes dont il peut y avoir appel à eux comme juges souverains. »

L’article vingt-troisième avait trait au lieutenant civil et criminel, au procureur fiscal et au greffier des Trois-Rivières, qui devaient recevoir les mêmes provisions que le sieur Chartier. L’article vingt-quatrième requérait que tous les notaires, huissiers et sergents tinssent leurs provisions de la compagnie.

Les articles vingt-cinq et vingt-six se rapportaient au papier-terrier. M. Le Barroys demandait que ce papier fût fait au nom de la compagnie, et que les aveux et dénombrements, les actes de foi et hommages fussent « rendus au dit nom entre les mains de mon dit sieur l’intendant, et en présence de l’agent ou commis général de la dite compagnie ; » et que les concessions faites à l’avenir fussent données par l’intendant, à tels cens et rentes qu’il jugerait convenables, en présence du dit agent ou commis général de la compagnie au nom de laquelle tous les titres de concession seraient passés. Les trois ou quatre derniers articles étaient relatifs à certains droits honorifiques réclamés par la compagnie.

Cette requête donne une idée du rôle assez restreint de cette société commerciale, dans l’administration du Canada. Elle fut enregistrée dans les registres du Conseil Souverain le seize septembre 1666.

Nous avons vu que le conseil n’avait siégé qu’une fois depuis l’arrivée des nouveaux chefs de la colonie. Après la campagne contre les Agniers, MM. de Tracy, de Courcelle et Talon jugèrent que le moment était arrivé de réorganiser ce haut tribunal. Le 6 décembre, M. de Tracy ayant convoqué « à son hôtel, » le gouverneur, l’intendant et Mgr de Laval, fit mander les sieurs de Villeray, de Gorribon, ci-devant conseiller au présidial de Marennes, de Tilly, Damours, de la Tesserie, Bourdon et Peuvret de Mesnu, et leur déclara qu’il avait « été fait choix de leurs personnes pour remplir les charges du Conseil Souverain, savoir : le dit sieur de Villeray pour être continué en la charge de premier conseiller, après le dit sieur évêque, le dit sieur de Gorribon établi en la seconde charge de conseiller, le dit sieur de Tilly en la troisième, et le dit sieur Damours en la quatrième et le dit sieur de la Tesserie en la cinquième, le dit sieur Bourdon continué en la charge de procureur général, et le dit sieur de Mesnu Peuvret en celle de secrétaire et greffier, pour jouir des dites charges aux honneurs, pouvoir, autorités, prééminences, privilèges et libertés aux dites charges appartenant, et aux gages qui leur seront ordonnés par l’état qu’en fera expédier Sa Majesté, le tout conformément et au soin de l’édit du mois d’avril mil six cent soixante-trois, pour un an seulement, et cependant jouiront des gages provisoires qui leur ont été réglés en ce pays, jusqu’à ce qu’autrement par Sa Majesté y ait été pourvu. »

MM. de Villeray, de Tilly et Damours avaient fait partie du premier conseil nommé en 1663 par M. de Mésy et Mgr de Laval. Les deux autres membres de ce premier conseil étaient MM. de la Ferté et d’Auteuil, que M. de Mésy avait démis ainsi que M. de Villeray. Il les avaient remplacés par MM. Denys, de la Tesserie et Péronne de Mazé. Maintenant M. de Villeray était réinstallé ; M. de Gorribon entrait au Conseil pour la première fois. MM. Damours et de Tilly n’en étaient point sortis. Le procureur général Jean Bourdon et le greffier Peuvret de Mesnu, cassés par M. de Mésy, étaient réintégrés dans leurs fonctions.

Ainsi donc, à la fin de 1666, dix-sept mois après l’arrivée de M. de Tracy, quinze mois après celle de MM. de Courcelle et Talon, la paix était assurée à l’extérieur, et l’ordre était rétabli à l’intérieur de la Nouvelle-France.



  1. — Vieille tournure qui indique bien que Talon appartenait par sa formation littéraire plutôt à l’époque Louis XIII qu’à l’époque Louis XIV. On lit dans une lettre écrite par Corneille à Colbert au sujet du retranchement de sa pension : « Le retranchement de cette faveur ne peut qu’il ne me soit sensible au dernier point. »
  2. — Talon se rendait ici justice, car son écriture était détestable.
  3. Talon à Colbert, 13 novembre 1666 ; Arch. prov., Man. N. F. 1ère} s. vol. 1.
  4. — Talon voulait parler ici de la colonie fondée par les Suédois en 1638. Elle porta le nom de Nouvelle-Suède, fut conquise par les Hollandais en 1655, et subséquemment passa sous la domination des Anglais quand ceux-ci s’emparèrent de la Nouvelle-Hollande. La Nouvelle-Suède comprenait une partie du territoire qui forme aujourd’hui les États du Delaware et de la Pensylvanie.
  5. Colbert à Talon, 5 avril 1666 ; Nouvelle-France, Documents historiques, Québec, 1893.
  6. — Le grand ministre de Henri IV, Sully, était un de ceux-là. Nous empruntons à la savante monographie de M. Joseph-Edmond Roy, sur la seigneurie de Lauzon, la citation suivante des Mémoires de cet administrateur éminent : « Je mets au nombre des choses faites contre mon opinion, la colonie qui fut envoyée cette année (1603) en Canada. Il n’y a aucune sorte de richesse à espérer de tous les pays du nouveau monde, qui sont au-delà du quatrième degré de latitude. » (Mémoires de Sully, édition de Londres, 1778. V-161).
  7. — M. Rameau a fait les calculs suivants : « Si on eût entretenu constamment un courant de 150 familles par an, de 1675 à 1700, on aurait compté au Canada, à cette dernière époque, 36,000 âmes au lieu de 14,000, et en continuant cette immigration chaque année, on fût arrivé, en 1760, avec l’accroissement naturel de 2.50 à 3% par an, à un chiffre de 488,000 âmes. En prenant pour base les calculs énoncés, première partie, note 9 du chapitre III, on aurait eu 500 francs de frais par famille, à raison de quatre personnes l’une, ce qui eût fait 75,000 francs. Mais nous ferons observer que cette évaluation de frais est fort élevée, car une dépêche de 1670 nous apprend que pour un envoi de 100 engagés et 150 filles, il fut fait un fonds de 25,000 livres, on n’évaluait donc les frais qu’à 100 francs par tête. Telle est la faible dépense de laquelle dépendait la perte ou la conservation de l’Amérique pour la France. » (La France aux colonies, p. 314).
    Vauban, qui fut à la fois un grand homme de guerre et un remarquable économiste, écrivant sur la population du Canada en 1699, montrait qu’elle était susceptible de recevoir, moyennant des efforts modérés, un énorme accroissement, et qu’il serait possible d’arriver, en 1970, à 25,000,000 d’âmes au Canada. « Supposé, ajoutait il, qu’il y ait quelque difficulté là-dedans et qu’il en dût coûter beaucoup plus qu’on ne prévoit ici, y a-t-il quelque chose dans le monde de plus utile, de plus glorieux et de plus digne d’un grand roi que de donner commencement à de grandes monarchies et de là les enfanter pour ainsi dire et les mettre en état de s’accroître et de s’agrandir en fort peu de temps, de leur propre cru, jusqu’au point d’égaler, voire de surpasser un jour le vieux royaume ? Qui peut entreprendre quelque chose de plus grand, de plus noble et de plus utile ? N’est-ce pas par ce moyen plus que par tous autres qu’on peut avec toute la justice possible s’agrandir et s’accroître. » (Les Oisivetés de M. de Vauban, Paris, 1843).
  8. — Village de Flandre où Condé battit Guillaume d’Orange le 11 août 1674.
  9. Talon à Colbert, 12 novembre 1666 ; Arch. féd. Canada, corr. gén. vol, 2.
  10. — Clément, Histoire de Colbert, I, p. 401.
  11. — Dans une autre lettre à Colbert, écrite presque en même temps que celle-ci, Talon proposait comme son successeur le secrétaire de M. de Tracy, Octave Zapaglia, sieur de Ressan : « Si vous me faites la grâce de m’envoyer mon congé, disait-il, et que vous vouliez entretenir une personne de la part du roi qui soit seulement chargée de la police et des finances, je sais que M. de Tracy vous propose M. de Ressan, son secrétaire. Souffrez, Monseigneur, que je vous le propose aussi pour ces deux chefs pour lesquels je lui trouve tout le talent nécessaire outre que je lui crois un bon fond de probité. » (Talon à Colbert, 12 nov. 1666, Arch. féd. Can., corr. gén., vol. 2).

    M. de Ressan manquait de modération ; et ayant montré une hostilité trop accentuée envers l’évêque et les Jésuites, il ne fut pas agréé.

  12. Édits et Ordonnances, I, p. 52.