Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre VII

CHAPITRE VII


Pourparlers de paix et préparatifs de guerre. — Une cérémonie funèbre à Québec. — La reine-mère. — Solennités religieuses. — Un mémoire de Talon au sujet de la guerre. — Son opinion prévaut. — Une nouvelle expédition contre les Iroquois est décidée. — Départ de MM. de Tracy et de Courcelle à la tête des troupes. — Une scène mémorable. — Le rendez-vous au lac Champlain. — Marche pénible de l’armée. — Les Agniers prennent la fuite. — Cinq bourgades iroquoises sont saccagées et détruites. — Le canton Agnier transformé en un désert de cendres. — Prise de possession du pays. — Retour à Québec de M. de Tracy. — Heureux résultats de l’expédition. — Dix-huit ans de paix. — Les Iroquois enterrent la hache.


L’été de 1666 se passa en pourparlers de paix et en préparatifs de guerre. L’intendant, chargé de pourvoir aux besoins des troupes, et de faire en sorte que tout fût prêt pour une expédition d’automne, si on la jugeait nécessaire, fut très absorbé par ces travaux. Il trouva cependant le temps de s’occuper de diverses importantes matières, telles que la culture du chanvre, la construction des navires, l’exploitation des forêts et des mines. Nous verrons le résultat de ses efforts dans un prochain chapitre. Il soumit aussi à MM. de Tracy et de Courcelle des projets de règlements concernant l’administration de la justice, l’établissement de bourgs et de villages, que nous étudierons ultérieurement.

Les vaisseaux de France apportèrent cette année la nouvelle du décès d’Anne d’Autriche, mère de Louis XIV[1]. Cette illustre princesse avait toujours témoigné beaucoup d’intérêt pour la Nouvelle-France et en avait donné, en mainte occasion, des preuves efficaces. Sa mort causa dans la colonie des regrets universels. Les églises furent tendues de deuil, et l’on y célébra des services funèbres pour le repos de l’âme de la reine-mère. La cérémonie la plus imposante eut lieu à la paroisse, d’après les ordres et sous les auspices de l’intendant Talon. Ce fut un véritable événement pour Québec. Nous laissons ici parler la Relation de 1666 :

« M. Talon, intendant pour le roi en ce pays, signala surtout l’affection qu’il a pour le service de Sa Majesté et son respect pour la mémoire de cette grande princesse, faisant faire le 3 d’août de l’année 1666, dans la principale église de Québec, un service chanté en musique qui eut semblé magnifique partout ailleurs, mais qui le parut au delà de ce qu’on peut exprimer dans un pays où l’on n’avait jamais rien vu de semblable.

« M. de Tracy, lieutenant général de Sa Majesté en toute l’Amérique, M. de Courcelle, gouverneur général de la Nouvelle-France, M. l’intendant et toutes les personnes considérables s’y trouvèrent en deuil, et Mgr l’évêque de Pétrée y officia, assisté de plusieurs ecclésiastiques en chape.

« Toute cette assemblée fut d’autant plus satisfaite de l’oraison funèbre qui y fut prononcée qu’on y fit surtout l’éloge du zèle admirable que cette grande reine avait toujours eu pour la conservation de ce pays, et pour le salut des infidèles, dont on voit ici de tout côté des marques illustres. C’est ce qu’on pourrait mander de plus considérable de Québec, et à quoi l’on a cru que l’on s’intéresserait davantage en France, comme l’on ne pouvait rien faire en Canada avec plus de justice, ni avec plus d’affection »[2].

Une autre solennité religieuse, qui eut lieu vers le même temps, a aussi été consignée dans les mémoires de l’époque. Ce fut la procession des saintes reliques. On lit à ce sujet dans l’histoire des Ursulines de Québec : « Outre les corps de saint Flavien et de Ste-Félicité, donnés par le Saint-Père à l’église du Canada, en 1662, on portait des reliques insignes empruntées aux autres églises. » Il ne s’était point encore vu dans ces contrées, dit la Vénérable Mère (de l’Incarnation) une si belle cérémonie. Il y avait à la procession quarante-sept ecclésiastiques en surplis, chapes, chasubles et dalmatiques. Comme il fallait porter les reliques dans les quatre églises de Québec, nous eûmes la consolation de voir cette magnifique cérémonie. M. de Tracy, vice-roi, M. de Courcelle, gouverneur, M. Talon, intendant, et l’agent de la compagnie, M. le Barroys, portaient le dais. Les plus élevés en dignité d’entre les ecclésiastiques portaient les quatre grandes châsses sur des brancards magnifiquement ornés, et environnés d’un grand nombre de flambeaux. La procession sortant d’une église, y laissait une châsse. La musique ne cessa point tant dans les chemins que dans les stations. Dans la chapelle du château, où l’on avait préparé un beau reposoir, les saintes reliques furent saluées par plusieurs décharges générales de l’artillerie. Monseigneur suivait les saintes reliques et la procession en ses habits pontificaux. Je n’aurais jamais osé espérer de voir une si grande magnificence dans l’Église du Canada, où quand je suis venue je n’avais rien vu que d’inculte et de barbare »[3]. C’est le 29 août 1666 que les rues de Québec virent ce grand déploiement de pompe religieuse. Le 31 mai avait eu lieu la pose de la première pierre de l’église des Jésuites : « Mgr de Tracy, lisons-nous dans le Journal, met la première pierre, et de son avis, Monsieur le gouverneur la première de la première chapelle, Monsieur l’Intendant la première de la deuxième chapelle, Monsieur le Barroys la première pierre du portail. » Quelques semaines auparavant, Mgr de Laval avait fait la dédicace de l’église paroissiale avec beaucoup d’éclat. Ces manifestations de la foi publique, ces fêtes que le concours des autorités ecclésiastiques et civiles entourait de tant de splendeur, réjouissaient la population déshabituée de ces spectacles, et devaient frapper d’un étonnement admiratif les représentants des diverses tribus sauvages, dont un grand nombre étaient alors à Québec.

Parmi ces derniers se trouvaient le Bâtard Flamand et plusieurs autres chefs agniers et onneyouts venus, on s’en rappelle, pour solliciter la paix. Il fallait prendre une décision. Devait-on enterrer la hache de guerre ou la brandir encore une fois pour frapper un coup décisif et final ? Les chefs de la colonie délibérèrent assez longuement. M. Talon soumit à MM. de Tracy et de Courcelle un mémoire sous forme de discussion dans lequel étaient exposées tour à tour les raisons pour la guerre et pour la paix. « Supposé, disait l’intendant, ce qu’on tient véritable dans tout le Canada, que jamais paix solide ne soit faite avec cette nation, qui ne la garde qu’autant qu’elle lui est utile ou qu’elle craint qu’en y faisant infraction elle n’en reçoive quelque détriment, j’estime que la guerre est plus avantageuse que la paix pour les raisons suivantes. » Ces raisons étaient au nombre de neuf ; nous les résumons : 1° Le roi ayant envoyé des troupes au Canada, il sera glorieux pour lui d’exterminer cette nation barbare. 2° L’expérience démontre que ces infidèles rompent la paix à la première occasion, témoin l’attentat dont MM. de Chazy et de Traversy et les sieurs Chamot et Morin ont été victimes. 3° La proximité des Anglais, voisins des cantons Iroquois, peut faire craindre qu’à un moment donné, étant en guerre avec les Français, ils ne poussent cette nation guerrière à assaillir le Canada par le haut Saint-Laurent, tandis qu’eux-mêmes l’attaqueraient en remontant ce fleuve. 4° Le moment présent est le meilleur, n’offrant ni les inconvénients de l’hiver ni ceux du printemps, et les Agniers sont sans défiance, par suite du retour de l’expédition de M. de Sorel, 5° Au printemps prochain, on ne pourra diriger toutes les troupes contre les Iroquois, la prudence exigeant qu’on en tienne une partie à Québec en vue d’une attaque possible des Anglais, si la paix entre les deux couronnes n’est pas déclarée. 6° Les rigueurs de l’hiver affaibliront infailliblement les troupes, et les rendront moins propres aux fatigues d’une campagne. 7° Présentement on a toutes les munitions de guerre et de bouche nécessaires à l’expédition, tandis qu’au printemps on sera moins bien pourvu. 8° Aux occasions de guerre où il y a plus à espérer qu’à craindre il semble qu’on doive tenir le parti d’entreprendre. 9° Le succès de l’entreprise contre les Agniers ouvrira peut-être la porte à l’enlèvement d’Orange, et, dans tous les cas, intimidera les colonies anglaises, et les détournera de l’idée d’envahir le Canada, si elles l’ont conçue.

Après les raisons pour la guerre venaient les raisons pour la paix. Elles étaient au nombre de six, mais chacune d’elles était accompagnée d’une réponse qui lui enlevait beaucoup de sa force. Nous allons analyser les unes et les autres : 1° Il est possible que les Anglais aient déjà pénétré dans le Saint-Laurent, et enlevé quelques-uns des vaisseaux de France qui ne sont pas encore arrivés ; dans ce cas on ne saurait dégarnir Québec et ses environs sans exposer la colonie. — Réponse : Quand bien même les Anglais seraient entrés dans le Saint-Laurent, ils ne se hasarderont pas à faire une descente dans un pays où, à leur connaissance, il y a 1200 soldats, sans compter les habitants capables de faire la guerre ; les Bostonnais ont très peu de troupes réglées, et de médiocres milices ; en outre la saison des glaces est trop prochaine pour qu’ils risquent une pareille entreprise. 2° Pour faire la guerre, il faut lever des gens du pays ce qui ne se peut au temps de la récolte qu’en la retardant ou en lui causant préjudice. — Réponse : Ce mal serait toujours moindre que celui des incursions iroquoises ; d’ailleurs la récolte sera faite par tous les autres habitants, sur quoi il sera rendu un règlement de police. 3° Les Algonquins et autres sauvages alliés seront sans doute peu disposés à faire campagne, parce qu’on ne leur a pas livré le Bâtard Flamand et les ambassadeurs faits prisonniers. — Réponse : On peut les commander d’autorité, ou les engager à marcher par des raisonnements et des présents, qui leur donnent satisfaction et dédommagement. 4° Les Agniers, qui semblent sincères dans leurs démarches pour la paix, ne voudront plus jamais rien entendre s’ils s’aperçoivent qu’on se préparait à les exterminer dans le temps même où ils faisaient ces démarches. — Réponse : Avec les Agniers, mieux vaut une guerre ouverte qu’une paix douteuse et sans durée. 5° Les Anglais et les Hollandais qui, jusqu’ici, n’ont point attaqué les Français, s’y détermineront peut-être s’ils voient ces derniers détruire une nation sauvage qui semble être sous leur protection. — Réponse : Il n’y a rien à craindre des Hollandais qui au fond du cœur sont avec les Français et subissent à regret le joug des Anglais usurpateurs de la Nouvelle-Hollande ; quant à ces derniers, la guerre existant de fait entre la France et l’Angleterre, la campagne contre les Iroquois ne les rendra pas plus hostiles qu’ils ne le sont actuellement. 6° Pour aller sûrement à la destruction des Agniers, il faudra prendre dans les forts les meilleurs officiers et soldats, ce qui retardera beaucoup le transport des vivres. — Réponse : Si l’expédition réussit, il faudra moitié moins de munitions dans les forts, parce qu’il y faudra moitié moins de troupes. « Pour un coup de partie on expose quelque chose, sans exposer le tout. »

Après avoir ainsi étudié la situation sous ses deux faces, l’intendant concluait comme suit : « Je ne doute pas que le parti de la paix ne se soutienne encore par d’autres raisons que celles-ci ; c’est pourquoi il serait bon de les déduire pour balancer les unes par les autres afin de se tenir à celles qui auraient le plus de poids.

Voilà ce que Talon prie très humblement Messieurs de Tracy et de Courcelle d’examiner[4]

Ce mémoire était bien de nature à montrer la campagne contre les Agniers comme très opportune, sinon nécessaire. M. Talon l’avait soumis le premier septembre. Le six M. de Tracy décida la guerre[5]. Treize cents hommes devaient prendre part à l’expédition ; six cents soldats tirés des compagnies régulières, six cents canadiens et cent sauvages. « Tous les apprêts se trouvèrent en état le 14 de septembre, qui était le jour assigné pour le départ, parce que c’est celui de l’Exaltation et du triomphe de la Croix, pour la gloire de laquelle on faisait cette entreprise, » lisons-nous dans la Relation de 1666. Ce jour-là MM. de Tracy et de Courcelle quittèrent Québec avec une partie des troupes. Le Bâtard Flamand assistait à ce départ si menaçant pour son peuple. « Lorsque l’armée fut rangée pour partir, » écrit la Mère de l’Incarnation, « M. de Tracy le fit passer devant lui et lui dit : Voilà que nous allons chez toi, qu’en dis-tu ? Les larmes lui tombaient des yeux, voyant de si belles troupes et dans un si bel ordre. Il repartit néanmoins : Ononthio[6] (c’est-à-dire grand capitaine), je vois bien que nous sommes perdus, mais notre perte te coûtera cher ; notre nation ne sera plus, mais je t’avertis qu’il y demeurera beaucoup de ta belle jeunesse, parce que la nôtre se défendra jusqu’à l’extrémité. Je te prie seulement de sauver ma femme et mes enfants qui sont en un tel endroit. On lui promit de le faire si on pouvait la reconnaître, et de la lui amener avec toute sa famille. »

Ce fut un jour mémorable pour Québec que celui où MM. de Tracy et de Courcelle, entourés d’un nombreux et brillant état-major d’officiers et de gentilshommes, partirent du fort Saint-Louis et descendirent la côte de la Montagne escortés de l’imposant corps de troupes qu’ils allaient conduire au combat. Avec quelle émotion enthousiaste la population ne dut-elle pas saluer ces chefs illustres, ces lieutenants intrépides, ces soldats éprouvés, héros de vingt batailles, ces volontaires canadiens rompus à la guerre indienne, toute cette armée vaillante qui s’embarquait pour une campagne lointaine, dont le prix devait être la paix, la sécurité, et la prospérité de la Nouvelle-France. Le coup décisif allait donc être porté à ces barbares implacables et féroces, qui, depuis vingt ans, faisaient trembler la colonie ! Quelles acclamations durent ébranler les échos du Cap Diamant ! L’imagination refait aisément cette scène : le son des cloches, le grondement du canon, le roulement des tambours, les cris de la foule, les rayons du soleil de septembre qui font étinceler les équipements et les armes, les mains qui se pressent dans la chaude étreinte des adieux… Enfin l’embarquement est terminé ; la flottille s’éloigne et disparaît derrière la pointe du promontoire. Que le Dieu des armées bénisse et fasse revenir victorieux les défenseurs de la patrie !

Le rendez-vous de toutes les troupes était fixé pour le 28 septembre, au fort Sainte-Anne, sur une île du lac Champlain. Dans les derniers jours du mois, treize cents hommes s’y trouvèrent réunis. Le contingent de Montréal, qui comptait cent dix volontaires[7], était commandé par M. Charles Lemoine ; celui de Québec par M. de Repentigny. Quatre prêtres, les Pères Albanel et Raffeix, jésuites, M. Dollier de Casson, sulpicien, et M. Dubois, aumônier du régiment de Carignan, accompagnaient l’expédition. Trois cents embarcations, bateaux très légers et canots d’écorce, devaient faire traverser aux troupes les lacs Champlain et Saint-Sacrement.

M. de Courcelle, toujours impétueux, partit le premier en tête d’une avant-garde de 400 hommes dont faisaient partie les montréalais. M. de Tracy quitta le fort Sainte-Anne le 3 octobre avec le gros de l’armée. MM. de Chambly et Berthier les suivirent quatre jours plus tard avec l’arrière-garde.

Du lac Champlain au lac St-Sacrement, il y avait un portage assez pénible. Mais c’était là peu de chose comparé aux difficultés et aux fatigues qui attendaient l’armée au delà de ce dernier lac. Il fallait prendre la route de terre et franchir cent milles de forêts, de montagnes, de marécages et de rivières, pour arriver au pays des Agniers. Point de routes, mais seulement d’étroits sentiers parsemés de souches, embarrassés de troncs d’arbres, coupés de fondrières, et interrompus souvent par des cours d’eau qu’on était obligé de traverser à gué. Lourdement chargés — car il fallait tout porter à dos, armes, munitions, vivres et bagages[8] —, les soldats et les canadiens s’avancaient lentement en longues files irrégulières et onduleuses, sous la ramure des grands bois dévastés par l’automne. Ils trébuchaient sur les souches et les racines saillantes, enfonçaient dans les bas-fonds recouverts de mousse humide, glissaient dans les ravins, escaladaient péniblement les escarpements rocailleux. Tantôt inondés de sueurs, tantôt transis jusqu’aux os par les pluies glaciales d’octobre, le soir venu et le moment du repos arrivé, il leur fallait coucher sans abri sur le sol boueux ou sur un lit de feuilles mouillées. Le passage de certains rapides leur fit courir de grands périls. Dans un mauvais remous un suisse voulut porter M. de Tracy, qui était très grand. Mais près de succomber sous le fardeau, il le déposa sur une roche au milieu du courant ; un robuste huron, se jetant à l’eau réussit à traverser le général sur l’autre bord. Les souffrances de l’armée furent augmentées par la rareté des provisions. On eut à rationner les hommes, et M. Dollier de Casson raconte qu’il fit « un bon noviciat d’abstinence sous un certain capitaine qui peut être appelé le grand maître du jeûne, et aurait pu servir de père-maître en ce point chez les Pères du désert. » La rencontre d’un bois de châtaigniers chargés de fruits vint heureusement suppléer à l’absence du pain.

Enfin, après plusieurs jours de cette marche pénible, le 15 octobre, fête de sainte Thérèse, on arriva à peu de distance du canton agnier. Le soir tombait, la pluie et le vent faisaient rage. Cependant, impatient de toucher au but, M. de Tracy, fit marcher les troupes toute la nuit en dépit de la fureur des éléments. Le 16 octobre, l’armée débouchait en vue de la première bourgade ennemie.

On avait espéré surprendre les Iroquois ; mais leurs éclaireurs leur avaient donné l’éveil, et deux jours auparavant ils avaient envoyé dans un autre bourg leurs enfants et leurs femmes, afin de n’être point embarrassés dans le combat. Tracy, comptant sur la valeur de ses troupes, ordonna immédiatement l’assaut. Au bruit retentissant des tambours, soldats, canadiens et sauvages, animés d’une égale ardeur, se précipitèrent à l’attaque. Le spectacle de cette armée lancée au pas de charge, qui leur parut trois fois plus nombreuse qu’elle ne l’était réellement, le roulement des tambours que, dans leur ignorance, ils prenaient pour la voix des démons, frappa les Iroquois d’une terreur panique, et ils s’enfuirent. La première bourgade était prise sans coup férir. Aussitôt M. de Tracy ordonna de marcher à la seconde, que les Agniers, toujours en proie à la même frayeur, ne défendirent pas davantage. Il en fut de même d’une troisième, qui fut emportée sans coûter une goutte de sang. On croyait que c’était la dernière, quand une femme algonquine, jadis captive des Iroquois, informa M. de Courcelle qu’il y en avait encore deux. On trouva la quatrième déserte, comme les trois autres. Le soleil était sur le point de disparaître à l’horizon, et il semblait impossible de marcher ce jour-là contre la cinquième bourgade ; mais cette femme s’armant d’un pistolet, saisit par la main M. de Courcelle et lui dit : « Viens, je vais te conduire tout droit. » Alors prenant la tête avec le gouverneur et M. de Chaumont, elle guida l’armée jusqu’à la bourgade et au fort d’Andaraqué. C’était la plus grande et la plus forte place de tout le canton d’Agnier. Elle était entourée d’une triple palissade haute de vingt pieds, et flanquée de quatre bastions. Des caisses d’écorce pleines d’eau étaient disposées sur les plates-formes pour éteindre le feu en cas de besoin.

Les Iroquois auraient pu y faire une défense désespérée et infliger de grandes pertes à nos troupes. Telle était d’abord leur intention, mais, au dernier moment la crainte d’être exterminés l’emporta sur leur audace habituelle et les persuada de chercher leur salut dans la fuite. « Voici comme on le sut », écrit la Mère de l’Incarnation. « L’on trouva là deux vieilles femmes avec un vieillard et un jeune garçon ; M. de Tracy voulut leur donner la vie, mais les deux femmes aimèrent mieux se jeter dans le feu que de voir brûler leur bourg et perdre tous leurs biens. Le jeune enfant, qui est fort joli, a été amené ici. L’on trouva le vieillard sous un canot, où il s’était caché quand il entendit les tambours, s’imaginant que c’étaient des démons, et ne croyant pas que les Français voulussent les perdre, mais qu’ils se servaient de leurs démons, c’est ainsi qu’ils appelaient leurs tambours, afin de les épouvanter et de leur donner la chasse. Il raconta donc que les Iroquois des autres villages s’étaient retirés en ce dernier qui était le meilleur et le plus fort, qu’ils l’avaient muni d’armes et de vivres pour résister aux Français, et qu’ils y avaient même fait de grandes provisions d’eau pour éteindre le feu, en cas qu’on l’y allumât ; mais que quand ils eurent vu cette grosse armée, qui paraissait de plus de quatre mille hommes, ils furent si effrayés, que le capitaine se leva et dit aux autres : Mes frères, sauvons-nous, tout le monde est contre nous. Disant cela il prit la fuite le premier, et tous les autres le suivirent. Ils ne se trompaient pas de croire l’armée si nombreuse, elle paraissait telle même à nos Français, et M. de Repentigny, qui commandait nos habitants français, m’a assuré qu’étant monté sur la montagne pour découvrir s’il n’y avait point quelques ennemis, il jeta la vue sur notre armée, qui lui parut si nombreuse qu’il crut que les bons anges s’y étaient joints, dont il demeura tout éperdu ; ce sont ses termes. Quoiqu’il en soit, Dieu a fait à nos gens ce qu’il fit autrefois à son peuple, qui jetait l’épouvante dans l’esprit de ses ennemis, en sorte qu’ils en demeuraient victorieux sans combattre. »

Cette fois l’œuvre était complétée, et l’armée conquérante, épuisée par près de vingt-quatre heures de marche et d’efforts, put bivouaquer et dormir en paix, à l’abri de l’enceinte et des cabanes d’Andaraqué. Le lendemain, quand le jour parut, elle fut étonnée du spectacle qui s’offrait à ses regards. Au lieu d’un amas de misérables wigwams, elle avait sous les yeux un bourg considérable, composé de vastes cabanes en menuiserie, dont quelques-unes avaient cent vingt pieds de long sur une largeur proportionnelle, et pouvaient loger huit ou neuf familles. Toutes ces habitations étaient « remplies de vivres, d’ustensiles, de toutes sortes de commodités et de meubles, rien ne leur manquait ; elles étaient bien bâties et magnifiquement ornées, garnies d’outils de menuiserie et d’autres dont les Iroquois se servaient pour la décoration de leurs cabanes et de leurs meubles[9]. » Le voisinage et les leçons des Hollandais de Corlaer et d’Orange avaient laissé là leurs traces manifestes. Il y avait dans cette bourgade et dans les quatre autres d’immenses quantités de provisions et de grains, « de quoi nourrir tout le Canada deux années entières. » Et les champs cultivés qui s’étendaient aux alentours étaient couverts d’une moisson luxuriante. Tout cela allait être voué à la destruction. Mais auparavant il restait à accomplir une cérémonie solennelle. L’armée fut rangée en bataille en face d’Andaraqué, et le sieur Jean-Baptiste Dubois, commandant de l’artillerie, s’avançant sur le front des troupes, en présence de MM. de Tracy et de Courcelle, déclara que, député par Jean Talon, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, intendant général de justice, police et finance dans la Nouvelle-France, et à la requête du dit sieur Talon, il prenait possession au nom du roi du dit fort et de toutes les terres avoisinantes, ainsi que des quatre autres bourgs conquis sur les Iroquois. Une croix fut plantée devant les portes du fort et un poteau érigé avec les armes du roi. On célébra ensuite la messe et l’on chanta le Te Deum. Puis Andaraqué et les autres villages furent livrés aux flammes. Tout fut consumé, les palissades, les bastions, les cabanes, les vivres, sauf ce dont l’armée avait besoin, les grains et les moissons sur pied. La torche incendiaire n’épargna rien, et le soir de ce jour le canton d’Agnier n’était qu’un monceau de ruines fumantes.

M. de Tracy aurait bien voulu infliger le même sort au canton d’Onneyout. Mais la saison était trop avancée : il donna le signal du départ. Le retour fut très pénible ; on éprouva de grandes difficultés à traverser les rivières grossies par les pluies d’automne. Sur le lac Champlain une tempête fit chavirer deux canots, et huit hommes se noyèrent.

Le 5 novembre, M. de Tracy arrivait à Québec, après une campagne de sept semaines durant lesquelles il avait fait plus de trois cents lieues et encouru de grands périls. On n’avait appris que trois jours auparavant la nouvelle de son succès. La joie de la population fut extrême. Depuis le 1er octobre toute la colonie était en prières. L’oraison des quarante-heures se disait tous les jours. Dans les communautés, dans les églises, dans les familles, les supplications les plus ferventes étaient adressées au ciel pour le triomphe de nos armes. Aussitôt que l’heureuse issue de l’expédition fut connue, les prières se changèrent en actions de grâces. Le Te Deum fut chanté eu grande pompe, et, le 14 novembre, dans Notre-Dame de Québec, on célébra une messe solennelle suivie d’une procession in gratiarum actionem.[10]

L’allégresse publique était bien justifiée par le résultat obtenu. N’en déplaise à quelques historiens, ce résultat était considérable. Sans doute la panique qui s’était emparée des Iroquois et leur fuite persistante n’avaient pas permis de les écraser dans une sanglante et décisive bataille. Ce n’était point la faute de M. de Tracy s’ils avaient été insaisissables. S’enfoncer plus avant en pays ennemi pour essayer de les atteindre, à la veille de la mauvaise saison, eût été une imprudence fatale. On ne leur en avait pas moins prouvé que le bras d’Ononthio était assez long pour les atteindre et les frapper chez eux. Les soldats de la Nouvelle-France, franchissant tous les obstacles, avaient fait irruption dans leur pays. Ces barbares, habitués à tout faire plier devant eux, s’étaient enfuis devant nos armes comme un troupeau timide. Ils avaient vu leurs demeures incendiées, leurs villes détruites, leurs champs saccagés, leur pays fertile et prospère transformé en un désert de cendres[11]. Leur orgueil avait reçu une salutaire leçon, qui devait leur apprendre à craindre la puissance militaire de la colonie française. Le fruit de cette campagne fut dix-huit ans de paix pour le Canada. Dix-huit ans de paix après vingt ans de carnage ! Nos ancêtres avaient bien raison de chanter le Te Deum,

Peu après son retour, M. de Tracy fit pendre l’un des chefs agniers détenus à Québec, le principal instigateur de la trahison de ses compatriotes[12]. Cet exemple fit trembler les autres. Il chargea ensuite le Bâtard Flamand et un ancien d’Agnier, ainsi que deux chefs onneyouts, d’aller informer leurs cantons respectifs qu’il leur donnait quatre lunes pour envoyer des otages et conclure une paix loyale, et qu’à défaut de ce faire il retournerait dans leur pays à la tête de ses troupes, mais que cette fois, ils n’en seraient plus quittes à si bon marché.

Le 20 avril suivant le Bâtard Flamand revint avec deux Onneyouts, mais sans otages ni aucun des prisonniers qui devaient être mis en liberté. Alors il fut décidé que, si dans deux lunes, les Iroquois n’exécutaient les articles proposés, l’armée partirait de nouveau « pour les aller ruiner dans leur pays »[13]. Enfin le 5 juillet 1667, des députés agniers et onneyouts arrivèrent avec plusieurs familles destinées à rester dans la colonie comme otages. Ils sollicitèrent des missionnaires pour aller résider chez eux. M. de Tracy accueillit favorablement leur demande. Les Pères Jacques Frémin et Jean Pierron furent désignés pour la mission d’Agnier et le Père Jacques Bruyas pour celle d’Onneyout[14]. La hache de guerre était enterrée définitivement, et la Nouvelle-France pouvait enfin respirer.



  1. Morte le 20 janvier 1666.
  2. — Relation de 1666, p. 1 — D’après le Journal des Jésuites, c’est le 13 et non le 3 août que ce service solennel fut célébré. Le Père Dablon fut l’orateur de la circonstance.
  3. Les Ursulines de Québec, vol. I, p. 278. — Dans l’église des Ursulines le plancher céda au poids de la foule et s’effondra. Heureusement personne ne fut blessé.
  4. Problème s’il est plus avantageux au service du roi de faire la guerre aux Agniers que de conclure la paix avec eux. Arch. prov., Man. N. F. 1ère série, vol. I.
  5. — « Le 6 M. de Tracy conclut d’aller en personne à Agnier avec mille ou douze cents hommes. » — Journal des Jésuites, p. 349.
  6. — Lorsque M. de Montmagny était gouverneur, on avait dit aux sauvages que son nom signifiait « Grande Montagne » (Mons magnus). Dans leur langue, cela se traduisait par le mot Ononthio. Ils appelèrent donc ainsi M. de Montmagny ; et, après lui, ils continuèrent à désigner sous ce nom tous les gouverneurs.
  7. — Dès l’hiver précédent, M. de Courcelle les avait surnommés « ses capots bleus », à cause de la couleur de leur vêtement. Il avait pour eux une considération spéciale, et comme quelqu’un s’étonnait de cette prédilection : « Que voulez-vous, répondit-il, je n’ai trouvé de gens qui m’aient mieux servi pendant la guerre et qui m’aient mieux obéi. » (Dollier de Casson — Histoire du Montréal).
  8. — « Il faut porter les vivres, les armes, le bagage et toutes les autres nécessités sur le dos. M. le chevalier de Chaumont m’a assuré que pour avoir porté un sac où il y avait un peu de biscuit, il lui vint une grosse tumeur sur le dos. » (Lettres de la Mère de l’Incarnation, II, 328).
  9. Lettres de la Mère de l’Incarnation, II, 330, 335.
  10. — Pour cette expédition de M. de Tracy, les autorités à consulter sont principalement les Lettres de la Mère de l’Incarnation, les Relations des Jésuites, le Journal des Jésuites, l’Histoire du Montréal, par Dollier de Casson (Montréal, 1869), l’Acte de prise de possession, (Arch. prov., Man. N. F., 1ère série, vol. I).
  11. — « Cette déroute les a réduits à la dernière des humiliations qu’une nation peut être réduite. Que deviendront-ils ? Où iront ils ? L’on a brûlé leurs bourgs, l’on a saccagé leur pays ; la saison est trop avancée pour se rebâtir ; le peu de grain qui est resté de l’incendie des moissons ne sera pas capable de les nourrir, étant au nombre de trois mille. » (Lettre de la Mère de l’Incarnation, II, p. 353) — Nicolas Perrot rapporte que les prisonniers renvoyés chez les Agniers les trouvèrent dans une grande désolation ; ils s’imaginaient sans cesse voir les Français autour de leurs villages ; tout leur maïs ayant été brûlé ou jeté à la rivière, ils étaient réduits à une famine extrême, qui fit périr près de quatre cents personnes. (Mémoires de Nicolas Perrot, p. 114).
  12. Lettres de la Mère de l’Incarnation, II, p. 335. — Nous croyons devoir reproduire ici une note de M. l’abbé Ferland, Cours d’Histoire du Canada, II, p. 58 : « Ni la M. de l’Incarnation, ni les Relations des Jésuites ne parlent de ce fait. Nous suivons ici le Journal des Jésuites, dans lequel les événements étaient inscrits, jour par jour, à mesure qu’ils avaient lieu. Nicolas Perrot, qui écrivait plusieurs années après 1666, et qui ne saurait être par conséquent aussi exact, place ce fait avant l’expédition et le rapporte différemment. Suivant lui, cet agnier aurait, dans un repas que M. de Tracy donnait aux chefs iroquois, levé le bras et déclaré hautement que ce bras avait cassé la tête du Sieur de Chazy. « Il n’en cassera pas d’autre », aurait répondu le vieux général, et il aurait aussitôt fait étrangler l’insolent, rompu les conférences qui se tenaient pour la paix, et serait parti pour son expédition contre les Agniers. Charlevoix a suivi Perrot dans ce récit. » Contrairement à ce que dit ici M. Ferland par inadvertance, ce n’est pas le Journal des Jésuites mais bien la M. de l’Incarnation qui parle de la pendaison du chef agnier, après le retour de M. de Tracy. La Potherie, dans son Histoire de l’Amérique Septentrionale donne la même version que Perrot et ajoute que ce chef s’appelait Agariata.
  13. Journal des Jésuites, p. 353.
  14. Journal des Jésuites, p. 355 ; Relations des Jésuites, 1667, p. 28.