Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre VI

CHAPITRE VI


Talon entreprend de fonder des villages près de Québec. — Il choisit des terres dans la seigneurie de N.-D. des Anges, appartenant aux Jésuites. — Ceux-ci réclament. — L’intendant leur pose un cas. — Les Jésuites abandonnent la controverse et maintiennent leur protestation. — Les raisons de Talon. — Il fait faire le premier recensement. — Nous en savons l’époque, grâce à Mgr  Tanguay. — Analyse de ce recensement. — M. de Courcelle organiser une campagne d’hiver contre les Iroquois. — Horribles souffrances des troupes. — Faute de guides, elles perdent leur chemin et arrivent à Corlaer au lieu d’atteindre le canton d’Agnier. — Une escarmouche sanglante. — Difficultés du retour. — Désappointement et injustice de M. de Courcelle. — Pourparlers et traités. — Correspondance de M. de Tracy avec le gouverneur Nicolls. — Un guet-apens iroquois. — M. de Sorel part avec un détachement. — Il rencontre des ambassadeurs et retourne à Québec. — Un grand conseil.


Les instructions royales enjoignaient à Talon de faire préparer tous les ans trente ou quarante habitations pour y recevoir autant de nouvelles familles, en faisant abattre les bois et ensemencer les terres. Dès la fin de l’année 1665,[1] l’intendant se mit en frais de réaliser ce plan. Il résolut de former trois bourgs dans le voisinage de Québec, et jeta les yeux sur des terres qui lui semblaient réunir toutes les conditions désirables. Mais ici se présenta une difficulté sérieuse. Ces terres se trouvaient dans les limites de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, concédée aux Jésuites dès 1626, dont la possession leur avait été confirmée en 1637, et qui se composait d’une lieue de terre de front, commençant au second ruisseau au dessus de la rivière Lairet et s’étendant jusqu’à la rivière de Beauport, sur quatre lieues de profondeur. Lorsque les Pères de la compagnie de Jésus apprirent les projets de M. Talon, ils en furent naturellement alarmés, vu que leur domaine, dont ils avaient de bons et valables titres, allait se trouver considérablement morcelé et amoindri. Le 25 janvier 1666, ils présentèrent donc à l’intendant une requête exposant qu’ils possédaient cette seigneurie depuis environ quarante ans ; qu’ils l’avaient cultivée en partie avec de fortes dépenses ; qu’ils y avaient fait de grands défrichements ; qu’ils y avaient établi une centaine de colons ; qu’ils avaient pris les mesures nécessaires pour continuer à multiplier les habitations, entrant ainsi dans les intentions du roi ; que, si Talon choisissait d’autres terres que les leurs pour y établir ses villages, le progrès s’accomplirait en plus d’endroits à la fois. La requête se terminait ainsi : « Que si nonobstant nos raisons et nos prières vous persistez Monseigneur à vouloir que votre dessein soit exécuté, il vous plaira nous donner acte que ce n’est point de notre consentement que cela se fait, pour nous servir de justification envers nos supérieurs et envers l’Église, si besoin est. »

Sur réception de cette requête, Talon demanda qu’elle fût soumise d’abord à M. de Tracy, qui renvoya la décision à l’intendant. Celui-ci recourut alors à un moyen très habile. Au lieu de répondre directement à la pièce présentée par les Jésuites, il leur proposa un cas dont il leur demanda la solution par écrit. Ce cas était fort épineux. Talon se plaçait sur le terrain de l’intérêt public et invoquait la raison d’État. Il demandait si « un sujet du roi ayant reçu commandement de Sa Majesté de donner toute son application à faire valoir et avancer son service, dans l’établissement d’un pays que Sa Majesté veut procurer, peut en conscience préférer un petit avantage à un beaucoup plus considérable tant au service du roi qu’au bien public et de tout un pays, et par la considération d’un particulier n’embrasser pas le général, surtout en chose notable. » Le bien public, et surtout le service du roi : c’étaient là des mots pleins d’un puissant prestige à cette époque où l’absolutisme royal battait son plein, et où l’État c’était le roi. Dans les circonstances, le cas proposé équivalait au plus formidable factum. Les pauvres Jésuites de Québec n’entendaient pas entamer une lutte avec la majesté de la couronne. Ils avaient essayé de sauvegarder ce qu’ils considéraient leur droit de propriété, mais n’auraient voulu pour rien au monde contester en principe général la thèse énoncée par l’intendant. La difficulté gisait dans l’application actuelle de ce principe et de cette thèse. Les Pères se trouvaient dans une situation très délicate. Talon semblait fermement résolu à passer outre ; le ton très haut qu’il avait pris, la significative dextérité de sa manœuvre, l’indiquaient clairement. Les Jésuites résolurent de ne pas pousser plus loin cette escrime. Ils s’excusèrent de ne point résoudre le cas proposé, et, sans se désister de leur réclamation, ils se bornèrent à demander à l’intendant une attestation écrite qu’il avait jugée cette expropriation nécessaire au service et à la satisfaction du roi[2].

La question était vraiment assez complexe. Les Jésuites se considéraient légitimes propriétaires des terrains choisis par l’intendant pour y établir ses villages. Leurs titres étaient en règle, et l’on eût été mal venu à leur reprocher de n’avoir rien fait pour l’établissement de leur seigneurie, puisqu’on y voyait déjà de nombreux défrichements. L’étendue de ce fief — une lieue sur quatre — était tellement considérable qu’on ne pouvait prétendre le voir complètement établi avant un grand nombre d’années. D’un autre côté, Talon estimait que, pour accomplir son dessein, la partie de ce domaine située en arrière de la première ligne de défrichement était ce qu’il y avait de plus avantageux. Les centres de population qu’il y établirait sur des terres excellentes seraient assurés d’une complète sécurité par leur proximité de Québec. La fondation, le peuplement, le développement rapide de ces bourgs fortifieraient la colonie. Et les intentions du roi seraient promptement exécutées. Voilà pour la raison d’utilité publique. Quant à la question de justice, Talon tenait pour certain que le droit de l’État, le droit du roi était antérieur et supérieur à tous les autres, que le souverain était le maître de toutes les propriétés, et qu’il pouvait retirer en tout ou en partie ce qu’il avait concédé. Un autre argument que l’intendant aurait pu faire valoir, c’était qu’en 1663, un arrêt du Conseil d’État avait décrété que, dans six mois de sa publication au Canada, toutes les terres concédées devaient être défrichées, faute de quoi toutes celles qui resteraient alors non défrichées seraient retranchées des anciennes concessions pour être concédées soit aux anciens habitants, soit aux nouveaux[3]. Il est vrai que cet arrêt excessif n’avait guère reçu d’application, et, nous ne voyons nulle part que Talon en ait invoqué l’autorité. Toutefois il avait été rendu et rien n’indique qu’il eût été abrogé.

Malgré tout cela les Jésuites pouvaient soutenir que peu de seigneurs avaient fait autant qu’eux pour l’établissement de leurs fiefs, et ils avaient lieu de trouver bien rigoureuse la mesure qui leur enlevait sans compensation une partie de leurs terres.

— Talon ne se laissa pas arrêter par leur requête, et poursuivit l’exécution de son projet. Quelques mois plus tard il écrivait à Colbert : « Pour donner l’exemple des habitations rapprochées, j’ai entrepris de former trois villages dans le voisinage de Québec qui sont déjà bien avancés ; j’en destine deux pour les familles que vous avez dessein d’envoyer cette année et pour lesquelles l’instruction que j’ai reçue m’ordonne de préparer 40 habitations. Le troisième se forme par dix-huit personnes des plus considérables des troupes : M. de Chaumont[4], l’agent général de la compagnie, six capitaines du régiment de Carignan et dix subalternes, de même que le secrétaire de M. de Tracy entreprennent chacun d’y former une habitation. Cela en excitera d’autres. Comme j’ai emprunté aux R. P. Jésuites et de quelques particuliers le terrain que j’ai fait occuper, on peut leur en laisser la seigneurie et les droits qui seront exigés, si Sa Majesté n’aime mieux commencer de se faire ici un fonds de domaine en s’assurant le service de ces nouveaux colons, en la manière qu’il est porté par le projet de règlement que j’ai adressé à mon frère le jugeant d’une lecture trop longue pour vous être présenté[5]. » On voit par ce passage que Talon était disposé à respecter le droit de seigneurie des Jésuites ; dans ce cas la principale objection de ces derniers eût disparu, et l’intendant, en réalité, n’eût fait autre chose que les aider, avec les deniers du roi, à établir et peupler leurs domaines. Mais Colbert en décida autrement : « Il vaut beaucoup mieux, écrivit-il, commencer à faire un petit domaine de ces trois villages dont le revenu sera appliqué aux besoins du fort que de les ériger en seigneurie au profit des dits Pères Jésuites[6]. » Les trois bourgs connus sous les noms de Bourg-Royal, Bourg-la-Reine et Bourg-Talon, se trouvèrent donc retranchés de la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges, dans laquelle ils restèrent enclavés[7].

Nous ne croyons pas que la conduite de Talon dans cette affaire fût inspirée par un sentiment de malveillance envers les jésuites. Il n’en était pas encore rendu là. Mais il avait tant à cœur de coloniser et de fortifier la colonie, que la raison d’intérêt public lui parut sans doute justifier suffisamment l’expropriation un peu sommaire qu’il opéra dans cette occasion. Les Jésuites furent froissés fort naturellement ; Talon, qui aimait peu la contradiction, ressentit quelque dépit de leur démarche. Et l’incident laissa planer sur leurs relations un léger nuage[8].

Durant ce même hiver de 1666, l’intendant, conformément à ses instructions, fit préparer un état complet de la population canadienne. Ce fut un dénombrement nominal, très détaillé, très minutieux. Lorsque l’on parcourt cette liste des habitants du Canada en 1666, ce n’est pas sans émotion que l’on y retrouve les noms d’un grand nombre de familles dont les descendants sont répandus aujourd’hui dans nos paroisses, dans les diverses provinces de notre confédération, et l’on pourrait dire dans toute l’Amérique du Nord. Ce recensement, fait sous la direction de Talon, forme l’un de nos documents historiques les plus intéressants et les plus instructifs. Dieu merci, il nous a été conservé, ainsi que plusieurs autres. L’original est à Paris aux archives coloniales, les archives d’Ottawa et de Québec en possèdent des copies[9].

On s’est assez souvent demandé à quel moment de l’année ce premier recensement fut fait. C’est Mgr  Tanguay qui a élucidé ce point. On lit à ce sujet dans son volume À travers les registres : « Le premier dénombrement ou recensement se fait en 1666. Ce recensement ne portant aucune date de mois, il semblait impossible de s’assurer s’il renfermait seulement la population de 1665, sans y comprendre les colons arrivés pendant l’été de 1666. Avait-il été fait au printemps ou à l’automne de 1666 ? Ce n’est que par l’étude des registres des paroisses que l’on a pu constater qu’il avait été fait en février et mars 1666, et, qu’en conséquence il ne pouvait renfermer le nom des colons arrivés pendant l’été suivant. » Le moyen pris par l’éminent généalogiste fut très ingénieux et très simple à la fois. Il fit une liste de plusieurs enfants dont l’âge était indiqué au recensement. Il constata par les vieux registres paroissiaux que tel enfant, indiqué comme âgé de 12 jours, était né le 30 janvier 1666, que tel autre indiqué comme âgé de 3 mois, était né le 25 octobre 1665, et ainsi de suite. Il se convainquit de plus qu’aucun enfant né après le mois de mars ne figurait au recensement. De cette double constatation ressortait le fait que le dénombrement avait dû être pris durant les mois de février et de mars.

Quelle était la population blanche du Canada à cette date ? Le chiffre en était encore bien modeste : 3,215 seulement[10]. Sur ces 3,215 personnes. 2,034 étaient du sexe masculin et 1,181 du sexe féminin. Les gens mariés étaient au nombre de 1,019 ; le chiffre des ménages, des familles, était de 528. Québec n’avait qu’une population de 547 âmes.

Toute la région de Montréal ne comptait que 625 âmes. La population de tout le district des Trois-Rivières était de 455. Celle de l’île d’Orléans était de 452, celle de la Côte Beaupré de 533, celle de Beauport de 185, celle de Sillery, de 140, celle de Notre-Dame-des-Anges, de la rivière Saint-Charles et de Charlesbourg, de 112.

Parmi cette population de colons, d’artisans, d’explorateurs, de trafiquants, les vieillards étaient naturellement assez clairsemés. Le pays était trop jeune pour que les Canadiens de naissance eussent pu atteindre déjà un âge bien avancé, et la classe des immigrants ne devait se recruter, sauf quelques rares exceptions, que parmi les gens dans la force de l’âge. Aussi ne relève-t-on, dans ce recensement, que quatre-vingt-quinze personnes âgées de 51 à 60 ans, quarante-trois de 61 à 70, dix de 71 à 80, et quatre de 81 à 90.

Au point de vue des professions et des métiers, l’examen de ce précieux document nous apprend qu’il y avait alors, dans la Nouvelle-France, trois notaires, cinq chirurgiens, quatre huissiers, trois instituteurs, trente-six charpentiers, onze boulangers, sept bouchers, vingt cordonniers, trente-deux maçons, vingt-sept menuisiers, trente tailleurs, huit tonneliers, cinq pâtissiers, neuf meuniers, trois serruriers, etc. Il y avait aussi dix-huit marchands et seize bourgeois. Les personnes désignées sous le titre d’engagés étaient au nombre de quatre cent un.

Chose curieuse, on a remarqué le nom d’un imprimeur dans cette liste. C’était certainement un imprimeur sans imprimerie, un imprimeur honoraire !

En dehors de cette classification par professions et par métiers, restaient le clergé, les fonctionnaires et les cultivateurs.

Les troupes du Roi, formant environ 1,200 hommes, n’étaient pas comprises dans le dénombrement.

Le clergé se composait alors d’un évêque, de dix-huit prêtres et ecclésiastiques, de trente-cinq Jésuites. Il y avait dans les communautés de femmes dix-neuf Ursulines, vingt-trois Hospitalières et quatre filles pieuses de la Congrégation.

Ah ! ce premier recensement de notre patrie, cette nomenclature si sèche et si dépourvue d’attrait en apparence, comme elle est pleine de charme et de poésie pour les Canadiens qui ont le culte de l’histoire et des traditions nationales ! Elle ressuscite une société évanouie depuis deux cents ans. Elle fait revivre un passé mort. Elle nous promène à travers le Québec, le Montréal, le Trois-Rivières du 17ème siècle, et fait passer devant nos yeux les personnages, illustres ou obscurs, qui armés de la croix, de la cognée, de la charrue, du mousquet ou de l’épée, jetaient dans le sol canadien les fortes bases d’une nation catholique et française !

Pendant que l’intendant s’occupait de colonisation et de recensement, le gouverneur s’engageait dans une entreprise moins pacifique. Nous avons dit qu’il était doué d’un caractère ardent. Il ne pouvait lui convenir de demeurer inactif durant les longs mois d’hiver. Avec l’assentiment de M. de Tracy, il résolut de tenter une expédition contre les Iroquois, malgré les rigueurs de la saison. Ces barbares n’avaient pas appris sans inquiétude l’arrivée des troupes envoyées par le roi de France pour les châtier. Dès le commencement de décembre des ambassadeurs Onnontagués étaient venus à Québec solliciter la paix, et le célèbre Garakonthié avait adressé à M. de Tracy une longue et éloquente harangue, accompagnée de présents[11]. Mais les Onneyouts et surtout les Agniers continuaient leurs incursions sanglantes. M. de Courcelle se persuada qu’une campagne vigoureuse dirigée contre ces derniers en plein hiver les frapperait d’une salutaire frayeur. Il ne se rendait malheureusement pas compte des difficultés terribles qu’il y aurait à surmonter.

Parti de Québec le 9 janvier avec M. du Gas, son lieutenant, M. de Salampar, gentilhomme volontaire, le P. Raffeix, et quelques troupes, le 16 il arrivait aux Trois-Rivières, où M. Boucher avait tout disposé. Déjà plusieurs soldats avaient terriblement souffert du froid. Les capitaines de la Fouille, Maximin et de Laubia, du régiment de Carignan, vinrent joindre M. de Courcelle avec chacun vingt hommes de leurs compagnies et plusieurs volontaires canadiens. Le 18, le gouverneur partit pour le fort Saint-Louis, où était le rendez-vous des troupes. Les souffrances causées par le froid furent encore extrêmes, et « l’on fut contraint de reporter plusieurs soldats dont les uns avaient les jambes coupées par les glaces, et les autres, les mains ou les bras ou d’autres parties du corps entièrement gelées. » Ces vides furent comblés avec des hommes tirés des compagnies commandées aux forts St-Louis et Ste-Thérèse par les capitaines de Chambly, Petit et Rougemont, et par le sieur Mignardé, lieutenant de la colonelle. Soixante-dix volontaires montréalais, ayant à leur tête Charles Lemoine, vinrent aussi renforcer l’armée. Le 29 janvier, M. de Courcelle quittait le fort St-Louis avec cinq ou six cents hommes, tant soldats que canadiens, et le 30 il partait du fort Ste-Thérèse, commettant l’irréparable faute de ne pas attendre une bande d’Algonquins qui devaient lui servir de guides. La marche à travers les neiges, les bois, les lacs et les rivières fut horriblement pénible. Tout le monde, même M. de Courcelle, portait une charge de vingt-cinq livres[12]. Les européens, peu habitués aux raquettes, que l’on devait chausser bon gré mal gré pour ne pas enfoncer dans l’épaisse couche de neige dont le sol était couvert, en ressentaient beaucoup de fatigue et de douleur. Le soir il fallait coucher à la belle étoile, au milieu des glaces et des frimas. Lorsqu’on lit le récit de cette expédition on pense immédiatement à la désastreuse campagne de Russie, où périt la grande armée qui avait vaincu l’Europe. Et, tout en déplorant le manque de prévoyance des chefs, on se sent pris d’admiration pour l’intrépidité, l’endurance, l’héroïsme de cette poignée de preux qui bravaient tant de périls pour aller écraser chez elle la barbarie iroquoise.

Le manque de guides produisit son inévitable résultat. La petite armée « tenta des routes inconnues et s’engagea dans des égarements continuels. » Si bien que le 14 février, au lieu d’atteindre le canton agnier, elle se trouva rendue à la Nouvelle-Hollande, qui en était éloignée d’environ vingt lieues. Deux cabanes iroquoises enlevées auprès d’une bourgade hollandaise[13], à six lieues d’Orange, et quatre iroquois « tués en escarmouchant dans la campagne, » — rencontre qui coûta la vie à six français[14], — tels furent les seuls faits d’armes de cette malheureuse entreprise. Le commandant hollandais, ayant informé M. de Courcelle que les Agniers et les Onneyouts étaient allés plus avant faire la guerre à d’autres peuples, le gouverneur décida de reprendre le chemin du Canada[15]. Le retour fut peut-être encore plus pénible, car la disette se mit de la partie. Les Algonquins, qui rejoignirent l’armée le 22 février, « apportèrent quelque soulagement aux troupes par la chasse. » Il ne pouvaient cependant à eux seuls nourrir l’armée. On comptait sur une cache de provisions faite près du lac Champlain ; mais elle avait été pillée, et alors la famine fit d’affreux ravages. Plusieurs soldats moururent de misère et de faim. Le 8 mars M. de Courcelle regagna enfin le fort St-Louis, dans un état d’esprit facile à concevoir.

Le désappointement et le chagrin rendent souvent injustes. Désespéré de son insuccès, le gouverneur s’en prit au Père Albanel qui exerçait en cet endroit les fonctions curiales, et l’accusa d’avoir empêché les Algonquins de le rejoindre à temps au fort Ste-Thérèse[16]. C’était une absurdité, mais il n’en voulait pas démordre. En passant par les Trois-Rivières pour s’en retourner à Québec, il rencontra le P. Frémin et lui cria en l’embrassant : « Mon Père, je suis le plus malheureux gentilhomme du monde, et c’est vous autres qui êtes la cause de mon malheur. » Le 17 mars, il arriva à Québec et fit part de ses prétendus griefs à M. de Tracy et à M. Talon. Ce dernier en reçut, paraît-il, une impression fâcheuse contre les Jésuites. Mais M. de Tracy, plus impartial, reconnut sans peine que l’accusation ne pouvait soutenir l’examen, et ramena M. de Courcelle à des sentiments plus équitables. Les éloges qu’il lui fit sur son courage et sa vaillance contribuèrent à le pacifier[17].

La triste issue de cette expédition contenait une leçon à l’adresse des chefs militaires de la Nouvelle-France. Elle leur démontrait qu’on ne pouvait faire ici la guerre comme en Europe, mais qu’il fallait tenir compte du climat et des conditions spéciales du pays. Malheureusement cette leçon et d’autres du même genre ne furent pas toujours suffisamment comprises.

La campagne d’hiver de M. de Courcelle ne fut pourtant pas absolument sans résultat. Elle apprit aux Iroquois que ni la distance, ni les forêts épaisses, ni les rivières et les lacs profonds, ni l’inclémence des saisons et l’hostilité des éléments, ne pouvaient empêcher les vaillants soldats de la Nouvelle-France d’aller porter dans leurs foyers le fer et la flamme. Elle frappa d’étonnement les Hollandais et les Anglais eux-mêmes[18].

Au mois de mars, des ambassadeurs tsonnontouans vinrent à Québec pour ratifier le traité conclu en décembre. Cette ratification eut lieu le 24 mai[19]. Au mois de juillet, des envoyés du canton d’Onneyout arrivèrent avec une lettre des magistrats d’Orange attestant les bonnes dispositions des Agniers, et leur sincère désir de la paix. Les ambassadeurs onneyouts se portaient également caution pour ceux-ci et se déclaraient autorisés à agir en leur nom. Le 12 juillet, un nouveau traité de ratification fut en conséquence signé par eux ainsi que par MM. de Tracy, de Courcelle, et Talon[20]. Mais le lieutenant-général désirait quelque chose de plus complet et de plus décisif ; il voulait un traité auquel participeraient en même temps tous les cantons iroquois, et qui assurerait une paix solide et durable. Il signifia ses intentions aux ambassadeurs présents à Québec, et leur déclara qu’il donnait quarante jours aux cantons pour envoyer leurs députés. En même temps, M. de Tracy écrivait aux commissaires ou magistrats d’Orange, leur annonçant que, par considération pour eux, il était prêt à accorder la paix aux Agniers ; qu’il avait rappelé deux partis de deux cents hommes chacun déjà détachés contre ceux-ci ; que le père Beschefer allait se mettre en route pour Orange avec quelques-uns des délégués onneyouts et escorterait au retour les ambassadeurs des cantons dans leur voyage à Québec[21]. Malheureusement, quelques jours après le départ de ce Père, la nouvelle arriva que sept Français, en excursion de chasse non loin du fort Sainte-Anne récemment construit, avaient été attaqués par une troupe d’Agniers, que quatre d’entre eux, MM. de Chazy et de Traversy et les sieurs Chamot et Morin, avaient été tués, et que M. de Lerole et deux autres avaient été emmenés prisonniers. M. de Chazy était cousin, et M. de Lerole neveu de M. de Tracy[22]. Immédiatement on arrêta l’ambassade du Père Beschefer, qui rebroussa chemin ; on fit redescendre à Québec les délégués onneyouts, qui, furent incarcérés dans le fort Saint-Louis, et l’on fit partir pour Orange le sieur Couture[23] avec une seconde lettre de M. de Tracy, dans laquelle il dénonçait l’attentat commis par les Agniers en dépit des assurances pacifiques de leurs amis, les magistrats hollandais. En même temps M. de Sorel recevait instruction de suivre Couture à quatre ou cinq journées de marche, avec deux cents français et environ quatre-vingt-dix sauvages, pour châtier les Iroquois.

Le colonel Nicolls, gouverneur de New-York, craignant une entreprise des Français contre les possessions de son maître, avait essayé de déterminer les autorités du Massachusetts et du Connectieut à se joindre à lui pour les attaquer[24]. Mais il avait échoué. Il se résolut alors à prendre une attitude pacifique, et, après avoir essayé vainement de rencontrer le sieur Couture à Orange, il écrivit à M. de Tracy une lettre amicale dans laquelle, tout en protestant contre l’expédition de M. de Courcelle l’hiver précédent, il déclarait vouloir « s’efforcer constamment de protéger les intérêts européens au milieu des païens de l’Amérique, comme cela convient à un chrétien, pourvu que les domaines de Sa Majesté ne soient pas envahis. Sur tout autre point, ajoutait-il, je désire entretenir avec vous des relations de civilité et de respect mutuels, d’autant plus que votre réputation si honorable est connue ici aussi bien qu’en Europe. Je puis en rendre moi-même témoignage, ayant eu l’honneur de servir mon maître, Son Altesse Royale le duc d’York et d’Albany, dans l’armée française, il y a quelques années. Maintenant que je le sers encore dans cette partie du monde, je m’estimerai heureux d’avoir une occasion de reconnaître au moins en partie votre courtoisie envers mon maître et ses compagnons dans leur mauvaise fortune et leur exil »[25].

M. de Sorel avait exécuté avec célérité les ordres de M. de Tracy. Au commencement d’août, il était rendu à deux jours de marche seulement des bourgades ennemies, lorsqu’il rencontra un chef iroquois, nommé le Bâtard Flamand, avec trois guerriers de la même nation, qui ramenaient le sieur de Lerole et quelques autres prisonniers français, et « venaient offrir, » dit la Relation de 1666, « toutes sortes de satisfactions pour le meurtre de ceux qui avaient été tués, et de nouvelles sûretés pour la paix. » M. de Sorel, dans cette conjoncture, ne voulut pas prendre sur lui de pousser plus avant, et s’en revint avec les prisonniers délivrés, et les Iroquois, qu’il protégea contre la fureur des Algonquins dont une bande faisait partie de son détachement.

Le 31 août, il y eut dans le parc des Pères Jésuites à Québec un grand conseil auquel assistaient des députés des cinq cantons. On parla beaucoup d’enterrer la hache de guerre. Mais il devint bientôt évident qu’une paix vraiment durable ne pourrait être achetée qu’au prix d’une vigoureuse incursion dans le pays des Agniers.



  1. « Sur la fin de 1665 M. Talon s’empare au nom du roi du bourg Royal et du bourg la Reine… il tire des alignements pour plusieurs concessionnaires et il en donne des contrats au nom de Sa Majesté. » (Raisons qu’ont les Pères Jésuites pour retenir les terres que leur demande M. de Vitré, conseiller au Conseil Souverain, dans le bourg Royal et le bourg la Reine. — Archives de l’Hôpital-Général de Québec).
  2. — Les pièces inédites relatives à cet incident, la requête des Pères, le cas soumis par l’intendant, la réponse des Jésuites, se trouvent aux Archives nationales, à Paris, carton M. 247. Nous en donnons le texte en appendice.
  3. Édits et Ordonnances, vol. I, p. 33.
  4. — M. de Chaumont était l’aide de camp de M. de Tracy.
  5. — Talon à Colbert, 12 novembre 1666. — Arch. féd., Canada, corr. gén., vol. II.
  6. Colbert à Talon, 5 avril 1667.
  7. — On trouvera à l’Appendice des détails additionnels et plusieurs pièces inédites et intéressantes relatives à l’expropriation de ces trois bourgs, et à leur réintégration subséquente dans la seigneurie de Notre-Dame-des-Anges.
  8. — On lit dans une lettre de Talon à Colbert datée du 27 octobre 1667 : « Je ne sais comme je suis avec les Pères Jésuites depuis que je leur ai fait perdre l’espérance qu’ils avaient que la seigneurie des terres que j’ai employées à former ces villages tournerait à leur profit, mais je sais qu’on m’assure qu’ils en ont mal au cœur. Cependant ils ont la prudence de n’en rien témoigner. »
  9. — M. Benjamin Sulte l’a reproduit in extenso, de même que ceux 1667 et de 1681, dans son Histoire des Canadiens-Français, volumes IV et V.
  10. — Dans le quatrième volume du recensement de 1871, à la suite d’un résumé du recensement de 1666, se trouve une note de M. J.-C. Taché, où nous lisons les lignes suivantes : « Un double emploi de 21 noms, formant cinq familles, a été corrigé dans les présents tableaux, réduisant, le chiffre total de la population de 3,236 à 3,215. Les troupes du roi, 1,000 à 1,200 hommes, formées en 24 compagnies, ne sont pas comprises dans ce recensement. On a constaté l’absence des noms de trente ecclésiastiques et religieuses, savoir quatre ecclésiastiques séculiers à Québec, cinq à Montréal, six religieuses à Montréal et onze Jésuites employés dans les missions sauvages. » C’est au résumé de M. Taché que nous empruntons les détails relatifs à l’âge et à la classification des habitants par professions et métiers.
  11. — Au mois de décembre, un traité fut conclu entre MM. de Tracy, de Courcelle et Talon et des envoyés du canton d’Onnontagué, en leur nom et au nom des Tsonnontouans, des Onneyouts et des Groyogouins. (Traité de paix conclu avec les ambassadeurs iroquois : Arch. prov. Man. N. F. 1ère série,vol. I).
  12. — Une relation anglaise de cette expédition dit que des chiens attelés à des traîneaux servaient de bêtes de somme. (Relation of the march of the governor of Canada into New York, dans la collection intitulée : Documents relating to the colonial history of New York, vol. III).
  13. — D’après la relation anglaise déjà mentionnée, cette bourgade était celle de Corlaer, appelée ultérieurement Shenectady.
  14. — La même relation dit onze français, dont un lieutenant et ajoute qu’il y eut plusieurs blessés. Dans cette escarmouche, une avant-garde française de soixante hommes avait rencontré une bande iroquoise de deux cents guerriers, qui s’enfuirent à l’approche de M. de Courcelle.
  15. — Il laissa plusieurs de ses blessés et de ses malades aux soins des hollandais de Corlaer et d’Orange, qui leur témoignèrent beaucoup de bienveillance et d’humanité. — Toute la Nouvelle-Hollande dont Manhattan (New-York) était la capitale, et dont Orange (Albany), Corlaer (Shenectady), Esopus (Kingston), étaient les principaux postes, avait été conquise par les Anglais dès l’été de 1661. Mais chose étrange, cet événement n’était pas encore connu au Canada. M. de Courcelle l’apprit à Shenectady, où trois envoyés d’Albany vinrent lui demander pourquoi il avait envahi les domaines de leur maître, le duc d’York, à qui le roi d’Angleterre avait concédé cette province, et sous les auspices duquel s’en était opérée la facile conquête. Le gouverneur du Canada leur répondit qu’il ne s’était nullement proposé de faire la guerre aux Anglais non plus qu’aux Hollandais, mais que le seul objet de sa campagne était de châtier les Agniers, ennemis des Français.
  16. — L’ivrognerie des sauvages était la seule cause de ce retard. Les Algonquins, ayant réussi à se procurer de l’eau-de-vie, s’étaient enivrés, et avaient ainsi manqué au rendez-vous.
  17. — Pour cette expédition de M. de Courcelle, dans l’hiver de 1666, il faut consulter le Journal des Jésuites, pages 340 à 342, les Relations des Jésuites, 1666, pp. 6 et 7, l’Histoire du Montréal, par Dollier de Casson, Montréal, 1869, pp. 180, 181, la Relation of the march of the governor of Canada. Il y a quelque confusion dans Charlevoix par rapport aux expéditions de 1666.
  18. — L’auteur de la relation anglaise déjà citée s’écrie : « Assurément, à aucune époque, on n’a vu une entreprise aussi audacieuse et aussi hardie. Surely so bold and hardy an attempt hath not happened in any age. »
  19. — Arch. prov. ; Man. N. F., etc., 1ère série, vol. I.
  20. — Arch. prov. ; Man. N. F. ; 1ère série, vol. I.
  21. Tracy aux commissaires d’Albany, 14 juillet, 1666. Documents relating to the colonial history of New York, vol. III. — Journal des Jésuites, p. 345.
  22. Journal des Jésuites, p. 346. — Talon à Colbert, 13 novembre, 1666. — Tracy aux commissaires d’Albany, 22 juillet, 1666. — Relations des Jésuites, 1666, p. 7.
  23. — Guillaume Couture, né à Rouen en 1608, arrivé au Canada vers 1640, attaché au service des Jésuites dans les missions huronnes, devint un de nos meilleurs interprètes. Il fut prisonnier des Iroquois plusieurs années et devint le premier colon de Lévis, en 1647. Il accompagna les PP. Druillettes et Gabion et M. de la Vallière, dans un voyage au Nord, en 1661.
  24. — Louis XIV, lié par ses engagements avec la Hollande, avait déclaré la guerre à l’Angleterre le 26 janvier 1666, et les gouverneurs des colonies anglaises de New-York et de la Nouvelle-Angleterre avaient reçu instruction d’envahir la Nouvelle-France.
  25. Nicolls à Tracy, 20 août 1666 — Docum. rel. to col. Hist. of N. Y. Dans une lettre en réponse à celle-ci, M. de Tracy informa le colonel Nicolls que c’était son fils et non pas lui qui avait servi en même temps que le duc d’York dans l’armée de Turenne. (Tracy à Nicolls, 30 avril 1667. — Ibid.)