Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre V

CHAPITRE V


La tâche de Tracy, Courcelle et Talon simplifiée par la mort de M. de Mésy. — Ils s’occupent d’abord du péril extérieur. — Construction de forts sur la rivière Richelieu. — Talon se met au courant des affaires. — Sa sollicitude s’étend à tous les objets. — Conversion de M. Berthier. — Talon écrit au roi. — Il adresse à Colbert un long mémoire. — Il rend un témoignage favorable aux Jésuites. — Il donne un aperçu des ressources du pays. — Il aborde une grave question. — Est-il plus avantageux pour le Canada de rester propriété de la Compagnie que de relever directement du roi ? — Talon se prononce pour la seconde alternative. — Les troupes, la colonisation, les manufactures. — Éloge de M. de Tracy.


MM. de Tracy, de Courcelle et Talon avaient une tâche multiple. Ils devaient, en premier lieu, faire le procès de M. de Mésy, et rétablir l’ordre compromis par ses violences et ses excès. Mais ici Dieu était intervenu avant l’arrivée des envoyés du roi, et M. de Mésy, réconcilié avec Mgr de Laval, était mort en manifestant des regrets sincères et des sentiments de foi profonde. Il n’était guère opportun de faire subir un procès à sa mémoire. Aussi les chefs de la colonie s’en abstinrent-ils avec sagesse, se bornant à réparer tranquillement les injustices que la passion avait pu lui faire commettre[1]. Ils avaient remis provisoirement le Conseil sur le pied où l’ancien gouverneur et l’évêque l’avaient établi au début. Mais ils pensèrent qu’avant de ne rien faire de définitif, il convenait de laisser s’écouler quelque temps, afin de mieux apprécier la situation et de mieux connaître les personnes ; et ils résolurent de consacrer d’abord tous leurs soins au péril extérieur, à la répression et au châtiment des Iroquois.

Dès le mois de juillet, M. de Tracy avait envoyé à la rivière Richelieu les premières compagnies arrivées de France, pour y travailler à l’érection des forts projetés. Le retard des dernières troupes, qui ne parvinrent à Québec qu’au mois de septembre, fit remettre la campagne contre les Iroquois à l’année suivante. Nous lisons dans la Relation de 1665 : « Le retardement des autres navires qui portaient la plus grande partie de nos troupes, et qui ne purent arriver toutes avant la mi-septembre, a obligé de différer cette guerre au printemps et à l’été prochain. Mais Monsieur de Tracy ne voulant perdre aucun moment, commanda sans délai quatre compagnies du régiment de Carignan-Salières, qui étaient arrivées les premières, d’aller au plus tôt se saisir des postes les plus avantageux, pour avoir le passage libre dans le pays des Iroquois… Le dessein que l’on avait à cette première campagne, était de faire bâtir sur le chemin quelques forts, que l’on a jugés absolument nécessaires, tant pour assurer le passage et la liberté du commerce, que pour servir de magasin aux troupes et de retraites aux soldats malades et aux blessés. Pour cet effet on a choisi trois postes avantageux. Le premier à l’embouchure de la rivière des Iroquois. Le second, dix-sept lieues plus haut, au pied d’un courant d’eau que l’on appelle le Sault de Richelieu. Le troisième environ trois lieues plus haut que ce courant[2]. » Ces trois forts furent construits de la fin de juillet au 15 octobre ; le premier, sous la direction du capitaine de Sorel, dont il finit par prendre le nom, après avoir porté celui de Richelieu ; le second, sous la direction du capitaine de Chambly, dont le nom lui fut également donné[3] ; et le troisième par le colonel de Salières lui-même, qui, malgré son âge et l’intempérie de la saison, montra et inspira une telle activité, que les travaux furent terminés dans la première quinzaine d’octobre, le jour de la Sainte-Thérèse, d’où le fort tira son nom. L’année suivante on en construisit deux autres, l’un qu’on appela Saint-Jean, à quelques lieues du fort Sainte-Thérèse, devant un rapide de la rivière Richelieu, l’autre, qu’on appela Sainte-Anne, sur une île, au commencement du lac Champlain,

Durant le cours de ces travaux, M. de Courcelle alla se rendre compte de la manière dont ils étaient exécutés, et encourager les soldats par sa présence. M. de Tracy voulut y aller lui-même pour activer toutes choses[4]. Pendant ce temps Talon n’était pas oisif. Il lui incombait de voir à l’organisation des convois, à l’expédition des provisions et des munitions, à l’équipement des forts. « Il faut écrivait-il, que je donne mes principales occupations à faire charger sur douze barques et trente ou quarante bateaux toutes les choses nécessaires pour l’hivernement des troupes, parce que leur conservation et l’expédition contre les Iroquois roulent là-dessus. » Mais sa sollicitude n’était pas absorbée par un seul objet. Depuis son arrivée, il avait travaillé sans relâche à se renseigner, à étudier toutes les parties de son administration. Infatigable dans l’accomplissement de ses devoirs publics, il s’intéressait à tout et portait son attention sur tout. Il ne négligea rien pour soulager les nombreux malades dont les derniers arrivages avaient rempli les salles de l’Hôtel-Dieu[5]. L’annaliste de cette maison écrit : « Les soins et la charité de M. Talon, notre nouvel intendant, furent incomparables pendant que nous eûmes cette quantité de malades. Il les visitait, les consolait et veillait lui-même sur tous leurs besoins, ses grandes affaires ne l’ayant jamais diverti de ce saint exercice, qu’il pratiquait autant que la providence lui en fournissait les occasions. »

Parmi les officiers et soldats arrivés durant l’été, il y avait quelques hérétiques dont plusieurs se convertirent. La plus notable de ces abjurations fut celle du capitaine Berthier. Talon crut faire plaisir au roi en l’informant de cet incident heureux. « Nous avons assisté, écrivit-il, MM. de Tracy, de Courcelle et moi, à l’abjuration que M. Berthier, capitaine du régiment de Carignan-Salières, a faite de son hérésie entre les mains de M. l’évêque de Pétrée. Il l’a faite en secret et à portes closes, différant de la faire publiquement et avec cérémonie dimanche prochain. Depuis mon arrivée, et il n’y a pas encore un mois, voilà le seizième converti. Ainsi Votre Majesté moissonne déjà à pleines mains de la gloire pour Dieu, et pour elle-même de la renommée dans toute l’étendue de la chrétienté. Comme je sais que cet officier a embrassé la religion de Sa Majesté sans considérer la ruine de ses affaires domestiques et de famille, je suis persuadé qu’il aura de la peine à subsister, si Votre Majesté n’a la bonté de lui faire quelque grâce, parce qu’il ne doit plus espérer aucuns secours de ses parents[6], » Cette lettre est à la fois une preuve de l’universelle sollicitude de Talon, et une manifestation de l’esprit du temps, où les préoccupations religieuses marchaient de pair avec les préoccupations politiques et administratives.

Au mois d’octobre, les vaisseaux commençaient à retourner en France. Supposant avec raison que Colbert devait être impatient de recevoir des informations sur l’état de la colonie, Talon lui écrivit, le 4 octobre, une longue lettre dont nous avons déjà cité quelques fragments. Cette pièce est extrêmement importante ; elle nous fait connaître les premières impressions de l’intendant, et elle contient l’esquisse des projets qu’il avait déjà conçus et des progrès possibles qu’il entrevoyait. Nous croyons nécessaire de l’analyser assez longuement.

Talon commençait par quelques lignes sur la question des Jésuites. La note donnée était plutôt favorable. « Si par le passé, disait-il, les Jésuites ont balancé l’autorité temporelle par la spirituelle, ils ont bien réformé leur conduite, et pourvu qu’ils la tiennent toujours telle qu’elle me paraît aujourd’hui, on aura point à se précautionner contre elle à l’avenir. Je la surveillerai cependant et empêcherai autant qu’il sera en moi qu’elle soit préjudiciable aux intérêts de Sa Majesté et je crois qu’en cela je n’aurai pas de peine. » Évidemment le premier contact avec les Jésuites ne leur avait pas été désavantageux. L’intendant faisait bien le geste de poser la main sur la garde du glaive gallican, mais avec la persuasion manifeste que, de sitôt, il n’aurait pas à dégainer.

Talon donnait ensuite à Colbert un bref aperçu du pays et de ses ressources : « Je remets, écrivait-il, au retour du vaisseau de Dieppe à vous informer pleinement de tous les avantages que Dieu pour sa gloire, et le roi pour son état peuvent espérer de ce pays ; cependant pour vous en donner un crayon grossier, j’aurai l’honneur de vous dire que le Canada est d’une très vaste étendue, que du côté du Nord je n’en connais pas les bornes tant elles sont éloignées de nous, et que du côté du Sud rien n’empêche qu’on ne porte le nom et les armes de Sa Majesté jusqu’à la Floride, les nouvelles Suède, Hollande et Angleterre, et que par la première de ces contrées on ne perce jusques au Mexique. Que tout ce pays, différemment arrosé par le fleuve St-Laurent et par de belles rivières qui se déchargent dans son lit par ses côtés, a ses communications par ces mêmes rivières avec plusieurs nations sauvages riches en pelleteries… Que le climat qui fait appréhender par ses grandes froidures la demeure du pays est si salubre cependant qu’on y est peu souvent malade et qu’on y vit très longuement ; que la terre, fort inégale à cause de ses montagnes et vallons, est surchargée d’arbres qui n’en font qu’une forêt, qui étouffent à mon sentiment de belles et riches productions. Sa fertilité pour les grains nous paraît par les récoltes abondantes que les terres découvertes et cultivées donnent dans chaque année, et d’autant mieux que ne recevant les semences qu’à la fin du mois d’avril jusqu’au 15 de mai, elle produisent leurs fruits à la fin de celui d’août, et au commencement de celui de septembre. Ainsi quant aux choses nécessaires à la vie on les peut abondamment espérer de ce seul pays s’il est mis en culture, et je dis plus que quand il aura été fourni de toute sorte d’espèces d’animaux champêtres et domestiques à la nourriture desquels il est fort propre, il aura dans 15 ans suffisamment de surabondance tant en blé, légumes et chair qu’en poisson, pour fournir les Antilles de l’Amérique, même les endroits de la terre ferme de cette grande partie du monde. Je n’avance pas ceci légèrement et je ne le dis qu’après avoir bien examiné la force de la terre dans sa première nature et sans qu’elle ait reçu le secours et l’aide que le fumier donne à celle de France ; un minot de blé tout communément rend ici quinze, vingt et va jusqu’à trente, même au delà dedans les endroits bien situés. »

L’intendant entretenait ensuite Colbert des ressources minérales du Canada. Il avait longuement conféré sur ce sujet avec un fondeur envoyé par la compagnie, et réputé fort habile homme. Il lui avait soumis des fragments de minerai, de marcassites recueillis par lui dans différents lieux sur le littoral du St-Laurent, lorsqu’il remontait ce fleuve, et ce spécialiste avait déclaré que ces échantillons étaient très riches et qu’on pouvait même s’attendre à rencontrer de l’or et de l’argent dans les endroits où ils avaient été trouvés. Sur l’examen d’un morceau de roche arraché par Talon à Gaspé, le fondeur prétendait y découvrir de l’argent, et l’intendant annonçait qu’il l’y envoyait avec l’agent de la compagnie. Tout cela nécessitait quelques dépenses ; il prenait sur lui de faire les avances nécessaires cette année, et demandait des ordres pour les années suivantes. Quant à l’or et à l’argent, Talon laissait cependant entrevoir quelque scepticisme.

Il abordait ensuite une grosse question : était-il de l’intérêt du pays d’en laisser le domaine et la propriété à la compagnie des Indes Occidentales ? L’intendant dévoilait hardiment sa pensée et opinait courageusement pour la négative. Nous disons courageusement, car il n’ignorait pas la faiblesse paternelle de Colbert pour cette société commerciale, née de son initiative. Quelles étaient les raisons de Talon ? Il les développait comme suit : « Je dis que si le motif qui a déterminé Sa Majesté à faire cette cession à la dite compagnie a été d’augmenter les profits pour lui donner d’autant plus de moyens de soutenir ses premières dépenses, augmenter le nombre de ses vaisseaux et faire un grand commerce utile à son état, sans avoir pour objet l’étendue des habitations de ce pays et la multiplication de ses colons, il est à mon sens plus utile au roi de laisser à la dite compagnie cette propriété sans aucune réserve. Mais si elle a regardé ce pays comme un beau plan dans lequel on peut former un grand royaume et fonder une monarchie ou du moins un état fort considérable, je ne puis me persuader qu’elle réussisse dans son dessein, laissant en d’autres mains que les siennes la seigneurie, la propriété des terres, la nomination aux cures et adjoints, même le commerce qui fait l’âme de l’établissement qu’elle prétend. Ce que j’ai vu jusqu’ici depuis mon arrivée m’a bien persuadé ce que j’avance puisque, depuis que les agents de la compagnie ont fait entendre qu’elle ne souffrirait aucune liberté de commerce, non seulement aux Français qui avaient coutume de passer en ce pays pour le transport des marchandises de France, mais même aux propres habitants du Canada, jusqu’à leur disputer le droit de faire venir pour leur compte des denrées du royaume, desquelles ils se servent tant pour leur subsistance que pour faire la traite avec les sauvages, qui seule arrêterait ce qu’il y a de plus considérable entre les habitants, qui pour y demeurer avec leurs familles ne trouvent pas assez de charmes en la seule culture de la terre[7]. Enfin je reconnais très bien que la compagnie continuant de pousser son établissement jusqu’où elle le prétend porter, profitera sans doute beaucoup en dégraissant le pays, et non seulement elle lui ôtera les moyens de se soutenir, mais encore elle fera un obstacle essentiel à son établissement et dans dix ans il sera moins peuplé qu’il ne l’est aujourd’hui. On a mis la compagnie en possession non seulement des droits honorifiques et de seigneurie, mais encore de tous ceux qui rendent quelque utilité. Quant au commerce j’appréhende qu’elle ne le fasse dans une trop grande étendue. Elle s’autorise pour cela des termes de sa concession qui le lui donne privativement à tous autres, et je crains que par là elle fasse perdre cœur à la plus nombreuse et considérable partie des habitants du Canada. Comme sa prétention et les ordres que le roi m’a donnés pour mon instruction, par lesquels Sa Majesté me commande d’exciter les dits habitants au commerce, ne s’accordent pas trop, je tiendrai tant que je pourrai les choses en balance pour nourrir quelqu’espérance de lucre et de profit dans les esprits que je trouve abattus, jusqu’à ce que dans l’année prochaine Sa Majesté se soit mieux expliquée de ses intentions sur ce sujet, sur lequel je m’étendrai davantage dans mes premières dépêches… J’ai déjà commencé d’attrouper quelques gens pour travailler à la pêche, préparer des bois propres à faire quelques petits vaisseaux, et j’ai même, au défaut des denrées qui manquaient aux magasins de la compagnie avant l’arrivée du vaisseau de Dieppe, envoyé à Montréal une partie des marchandises que j’avais achetées pour mon compte, pour en faire ici des échanges, parce que l’argent n’y fait pas pour la subsistance des personnes ce qu’y font les denrées ; et j’ai joint de l’avis de M. de Tracy, quelques munitions tirées des magasins du roi, pour être distribuées au dit Montréal, au soulagement des habitants et cependant à l’utilité de Sa Majesté, puisqu’en retour je prétends recevoir du blé ou des légumes pour faire la subsistance du soldat, et même des peaux d’orignaux pour faire des grands canots bien plus sûrs à la navigation que ceux d’écorce. »

On voit que, dès le début, Talon était animé d’une sympathie médiocre pour la compagnie des Indes Occidentales, en tant que propriétaire et suzeraine de la Nouvelle-France. Il estimait que son monopole était contraire à l’avancement du pays, et il avait raison. Quelles que fussent les intentions du roi et du ministre, l’objectif principal des actionnaires était de faire de l’argent et de réaliser au plus tôt des bénéfices. Ils étaient impatients d’obtenir un rendement pour leurs déboursés, et l’on pouvait prévoir qu’ils se préoccuperaient moins de ce qui développerait et fortifierait la colonie que de ce qui leur apporterait des dividendes. La traite des pelleteries, le privilège du trafic étaient de nature à leur assurer assez promptement le dernier résultat. La colonisation, l’encouragement de l’agriculture et de l’industrie, l’augmentation de la population, ne pouvaient produire les mêmes effets que plus tard, avec le concours des années. Il était donc hasardeux d’attendre d’une compagnie commerciale les efforts à longue portée, les sacrifices présents en vue de l’avenir lointain. Au contraire cette politique de prévision, de prévoyance, de préparation patiente et coûteuse aux progrès futurs entrait naturellement dans le rôle du gouvernement royal. Pour ce dernier, le Canada ne devait pas être un champ d’exploitation et de spéculation, mais une prolongation de la France au delà des mers, un accroissement de son influence et de son prestige, une voie nouvelle ouverte à ses énergies nationales, à ses explorateurs, à ses marins, à l’esprit d’entreprise de ses armateurs et de ses marchands. Fonder un comptoir lucratif, tel était naturellement le mobile de la compagnie ; fonder une France nouvelle en Amérique, telle devait être l’ambition du gouvernement royal. Talon comprit cela dès le premier instant de son arrivée, et cette clairvoyance patriotique reste l’un de ses meilleurs titres à notre admiration.

Passant à un autre sujet, l’intendant donnait au ministre des renseignements très satisfaisants sur l’état des troupes. Les compagnies du régiment de Carignan étaient toutes complètes ; quelques-unes comptaient même 66 hommes. On allait leur faire prendre leurs quartiers d’hiver dans les forts commencés, ainsi qu’à Québec, Trois-Rivières et Montréal. « Je donnerai, disait Talon, la meilleure partie de mon application à leur conservation et leur enverrai pour cet effet, si la rivière ne se glace bientôt, outre ce qui est nécessaire pour leur subsistance, quelques douceurs pour charmer les rigueurs de l’hiver, afin que MM. de Tracy et de Courcelle les trouvent en état d’agir contre les ennemis. »

Nous avons vu dans le chapitre précédent que Louis XIV et Colbert insistaient sur le rapprochement des habitations. Talon se préparait à tenter un effort pour correspondre à leurs vues et il en informait ainsi le ministre : « Vous avez trop bien reconnu que, tandis que les habitations ne se feront pas de proche en proche, le pays ne sera pas en état de se soutenir par lui-même contre les Iroquois, ses ennemis irréconciliables ; on apportera autant qu’on le pourra le remède au mal passé et on ne tombera pas dans cet inconvénient à l’avenir. Je projette une forme de défrichement pour bâtir une première bourgade ; quand elle sera tout à fait résolue je vous en enverrai le plan… On peut toujours à bonne heure disposer des familles à passer dans l’année prochaine en ce pays, sur l’assurance que je donne qu’il y aura des habitations préparées, et quant au lieu de 40 que vous m’ordonnez dans la courante, le roi voudra pour les suivantes qu’on en dispose un plus grand nombre, j’en ferai faire autant qu’il plaira à Sa Majesté, si de sa part elle me donne les secours nécessaires. » Nous verrons dans un prochain chapitre quel système de colonisation Talon voulait suivre.

Poursuivant son rapport à Colbert, il annonçait des mémoires sur les manufactures qu’on pouvait introduire au pays, sur la navigation du St-Laurent et sur la question des dîmes. Il affirmait aussi que, moyennant quelques avantages accordés aux soldats, il en demeurerait un grand nombre au Canada, si le roi rappelait le régiment de Carignan après la guerre. Puis il parlait de la construction des vaisseaux. « Je juge, disait-il, qu’on pourra quelque jour bâtir ici des vaisseaux propres à la navigation lors particulièrement que nous serons plus avancés vers le sud, où les arbres sont d’une plus belle venue, et où les chênes sont moins rares qu’ici, et d’autant plus que le fondeur dont j’ai parlé m’assure qu’il fera couler le sable de fer qui se trouve ici assez abondamment à ce que l’on m’a dit. En voici un petit sac pour en faire l’épreuve à laquelle ce même fondeur pourra bien travailler si vous lui ordonnez ; il l’aurait fait ici s’il y avait trouvé les instruments nécessaires à cet usage. D’ailleurs pour les agrès vous connaîtrez que, par la dernière réponse donnée à l’instruction, on peut attendre de ces terres du moins autant de chanvre qu’on en tire de celles de France, puisqu’elles n’ont pas moins de disposition de le produire ; et si je trouve quelque facilité à faire du brai et de la résine, ce que je n’ose encore espérer, vous trouveriez en ce pays tout ce qu’il faut pour un vaisseau, sans tirer du dehors de secours pour aucune de ses parties. » Nos lecteurs verront ultérieurement que cette idée ne resta pas chez Talon à l’état de velléité, mais qu’il fut vraiment le pionnier de la construction des navires en ce pays.

L’intendant faisait ensuite de M. de Tracy ce magnifique éloge ; « Je reconnais si peu de santé en M. de Tracy, que je crains avec raison que nous le perdions, soit par la mort, soit par la retraite qu’il médite dans l’espérance que le roi lui donnera son congé, si Sa Majesté a égard à son âge et aux incommodités qu’une longue et pénible navigation lui ont causées, et que je crois que deux climats fort opposés dans lesquels il vit et a vécu pourront bien augmenter. Et je crains d’autant plus sa perte qu’au milieu des atteintes qu’il reçoit de son mal il ne relâche rien de son travail pour ne rien dérober à son zèle, et que, surmontant son âge et son infirmité il agit tout de même que s’il jouissait d’une santé parfaite et qu’il n’eût que trente ans. Je vous assure, Monsieur, qu’il me surprend, et dussé-je blesser le dessein qu’il forme de retourner en France dans l’été prochain, je ne puis m’empêcher de vous dire qu’ayant le génie qu’il a, singulièrement propre à former un pays neuf ou le réformer quand il est mal policé, et la chaleur avec laquelle il embrasse tout ce qui peut donner quelque gloire au roi ou quelqu’avantage à ses États, je doute fort que Sa Majesté lui accorde le congé que je sais qu’il désire, si elle fait réflexion sur l’utilité de son séjour en ce pays et le besoin que nous avons encore de sa présence pour soutenir son grand ouvrage commencé. Si cependant Sa Majesté inclinait à le lui accorder, pour ne pas lui donner le dégoût d’un refus absolu, je crois qu’elle l’engagerait honnêtement à continuer son application et ses soins, si, lui laissant la liberté d’un retour elle lui ordonnait de s’en prévaloir qu’après avoir bien reconnu que sa retraite n’apportera aucun préjudice à son service dans toute l’étendue de ce pays. Si la frégate qui portait les provisions de M. de Tracy est comme on le croit perdue, je le plains fort, en vérité ; il a déjà vendu une partie des denrées qu’il avait pour s’acheter le nécessaire, et je crois que quelque résolution qu’il ait faite de ne rien emprunter d’autrui, il sera obligé pour soutenir sa dépense de recevoir le secours de ceux qui seront plus accommodés. De l’humeur que je le connais je doute fort qu’il veuille vous déclarer ses besoins[8]. » Talon rendait en même temps témoignage au zèle et à l’application de M. de Courcelle.

Dans cette lettre du 4 octobre 1665, il s’occupait aussi de la question des finances. Mais nous réservons l’étude de ce sujet pour un chapitre spécial.

L’analyse de cette pièce précieuse nous montre Talon tel qu’il était : clairvoyant, plein de conceptions fécondes, résolu, dévoué à sa tâche, passionné pour le bien public et pour le service de son roi, qui, à ses yeux comme à ceux de la plupart des contemporains, était la vivante et rayonnante incarnation de la patrie.



  1. Lettre de Talon à Colbert, 4 octobre 1665 : « Il n’a pas été jugé à propos d’informer contre M. de Mésy après sa mort, M. l’évêque et les autres particuliers qu’il avait blessés par sa conduite, ne faisant plus d’instances pour cela. Nous avons cru, MM. de Tracy, de Courcelle et moi, que Sa Majesté ne serait pas fâchée qu’on ensevelit sa faute avec sa mémoire. On fera cependant raison pour le civil à ceux qui prétendent avoir souffert quelque dommage de la conduite qu’il a tenue. » (Arch. prov., Man. N. F. 1ère s., vol. 1).
  2. Relations des Jésuites, 1665, pp. 7 et 10, éd. can.
  3. — Commencé dans la semaine de la Saint-Louis, ce fort porta d’abord le nom de ce saint ; il prit celui de M. de Chambly quand ce gentilhomme en reçut la concession subséquemment. La Relation de 1665 a interverti les rôles entre MM. de Sorel et de Chambly. Mais les plans originaux de ces forts indiquent positivement que M. de Sorel construisit le premier, et M. de Chambly le second. Le fort de Sorel fut bâti sur les ruines de l’ancien fort Richelieu, érigé par Montmagny.
  4. — « M. de Tracy prétend dans deux jours remonter la rivière pour visiter les forts et distribuer les quartiers d’hiver aux troupes. » (Lettre de Talon à Colbert, 4 octobre 1665). — « Le premier (octobre) 4 compagnies partent pour aller attendre M. de Tracy aux Trois-Bivières. » Journal des Jésuites, p. 335.) — « Le 31 (octobre) Monsieur le Gouverneur retourne de son voyage d’en haut, où il était allé voir les fortifications, et assigner les quartiers d’hiver aux troupes. » J. des J., p. 337.
  5. — « Aux approches des terres, impatients d’une si longue navigation, ils ont trop tôt ouvert les sabords de leurs navires, ce qui a fait que l’air y étant trop tôt entré, la maladie s’y est mise, qui a causé bien de la désolation. D’abord il en est mort vingt, et il a fallu en mettre cent trente à l’hôpital, entre lesquels il y avait plusieurs gentilshommes volontaires, que le désir de donner leur vie pour Dieu avait fait embarquer. La salle de l’hôpital étant pleine, il en a fallu mettre dans l’église, laquelle étant remplie jusqu’au balustre, il a fallu avoir recours aux maisons voisines. » (Lettres de la Mère de l’Incarnation, édition Richaudeau, vol. II p. 308).
  6. Lettre de Talon au roi. — Archives fédérales ; Canada, correspondance générale, vol. II. — Cet appel de Talon ne fut pas vain. Colbert lui écrivait de Versailles, le 5 avril 1666 : « Le roi a accordé douze cents livres au sieur de Berthier, capitaine au régiment de Salières. » (Nouvelle-France — Documents historiques, p. 200).
  7. — Le sens de cette phrase n’est pas complet ; il y a eu ici une erreur du copiste.
  8. — Cette discrète recommandation de Talon ne fut pas moins efficace que dans le cas de M. Berthier. Colbert annonçait à l’intendant, le 5 avril suivant, que le roi avait « fait une gratification considérable au sieur de Tracy, en considération de la perte qu’il avait faite d’une barque chargée de vivres et denrées qu’il faisait venir de France, qui avait fait naufrage dans la rivière St-Laurent. »