Jean Talon, intendant de la Nouvelle-France/Chapitre IX

CHAPITRE IX


Talon prépare un projet de règlements. — L’administration de la justice. — Simplification des procédures. — Juridiction des tribunaux. — M. Charrier, lieutenant civil et criminel. — L’amiable composition. — Un rapprochement. — Maîtres et valets. — Le papier terrier. — Foi et hommage. — Le système de colonisation de l’intendant Talon. — La curieuse disposition des villages de Charlesbourg. — Une lettre de M. Rameau. — L’affaire de la Sainte-Famille. — Fausse démarche de Talon. — Inspiration fâcheuse. — Un brusque dénouement. — Lamothe Cadillac et d’Auteuil. — La question des dîmes. — Le règlement de 1667. — Un procès célèbre. — Une preuve qui arrive trop tard. — Talon à Montréal. — Il visite toutes les habitations. — Montréal en 1667


Nous avons vu que Talon, durant l’été de 1666, avait préparé et soumis à MM. de Tracy et de Courcelle des projets de règlements pour l’utilité de la colonie. Il convient de les analyser ici, car ils donnent une idée exacte des vues administratives et colonisatrices de l’intendant.

Talon s’occupait d’abord du rétablissement du Conseil Souverain et demandait de spécifier les matières dont ce corps devrait connaître, le lieu et le jour auxquels il devrait s’assembler, et l’étendue de son pouvoir. Les conseillers, le procureur-général et le greffier nommés par M. de Tracy prêtèrent serment le 5 janvier 1667. Les séances du Conseil se tinrent généralement le lundi ; mais il n’y en eut pas toutes les semaines, et elles furent souvent très espacées, au moins durant les années 1667 et 1668[1]. La cour s’assembla parfois à la sénéchaussée, « en l’hôtel de M. de Tracy »[2], et parfois en la maison de l’huissier Levasseur[3].

M. Talon traitait longuement de l’administration de la justice. Il désirait restreindre les procédures, et « faire régner une forme de justice distributive, briève, succincte et gratuite ». Dans ce but, il proposait d’établir en chaque côte, quartier ou juridiction, des juges ayant pouvoir « de juger en première instance de toutes matières civiles jusqu’à la concurrence de dix livres, et de toutes autres ». De plus, il y aurait à Québec quatre juges, et on pourrait en appeler devant trois d’entre eux des sentences des juges locaux. Les quatre juges de Québec auraient juridiction sur toutes les matières dont peut connaître la justice consulaire et sur tous les différends entre les habitants, marchands ou non marchands, pour cause de cédules, billets, promesses, obligations, soultes de compte. Mais Talon ajoutait à cet article de son projet ce correctif : « si mes dits sieurs (Tracy et Courcelle) ne jugent qu’il soit mieux d’établir le sieur Chartier en la charge de lieutenant-général, à laquelle il a été nommé par la compagnie des Indes Occidentales, qui lui a donné ses provisions à cet effet ». Après délibération on convint qu’il fallait respecter la nomination de la compagnie, et M. Chartier fut reçu en la charge de lieutenant civil et criminel le 10 janvier 1667. Il avait juridiction en première instance sur toutes les causes civiles et criminelles « de la dépendance de Québec », et en seconde instance ou en appel sur les arrêts des juges seigneuriaux. Le jugement en dernier ressort appartenait au Conseil Souverain, sauf le recours suprême au Conseil d’État du roi[4].

L’intendant proposait aussi de simplifier les assignations et significations. Mû par son désir de diminuer le nombre des procès, il essayait de faire adopter la règle suivante qui était d’un caractère vraiment préventif : « Avant qu’aucune partie plaignante ou aucun demandeur habitant des côtes puisse se pourvoir en justice à Québec, par voie de procédure, il tentera la voie de la composition à l’amiable, en sommant sa partie par un voisin ou deux dignes de foi, de remettre ses intérêts à un ou plusieurs arbitres, ou à la décision du capitaine de quartier, en matière de peu au-dessous de quinze livres, de légère querelle, débats ou injures proférées ; et sur le refus, il procédera ainsi qu’il a été ci-devant dit, après que le refusant aura été condamné aux frais de la première assignation, préférablement et avant que d’être reçu à plaider, ensuite de son refus prouvé véritable, attendu que, refusant la voie d’honnêteté et la composition à l’amiable qui lui est offerte sur son intérêt prétendu, il témoigne une inclination à la procédure qui ne peut être que blâmable. » Pendant que nous parcourions ce texte vieux de deux siècles et quart, un rapprochement plein du plus vif intérêt s’imposait forcément à notre esprit. Le règlement pour la « composition amiable » de l’intendant Talon, nous apparaissait comme le précurseur de la loi de conciliation introduite dans nos statuts provinciaux, en 1899, sur l’initiative de M, Chicoyne, député du comté de Wolfe à l’Assemblée législative. Écoutez le langage du législateur de 1899 : « En matière purement personnelle et mobilière, et lorsque le montant réclamé n’excède pas vingt-cinq piastres, aucune demande principale introductive d’instance, entre parties capables de transiger et sur des objets qui peuvent être l’objet d’une transaction, ne sera reçue devant les tribunaux de première instance, à moins que le défendeur n’ait été préalablement appelé en conciliation devant l’un des conciliateurs visés par la présente loi, ou que les parties n’aient volontairement comparu devant lui. »[5] Avec quelques variantes de forme, c’est bien la même idée que l’on trouve exprimée dans les deux textes. À plus de deux siècles de distance, l’intendant du roi et le représentant du peuple se sont rencontrés dans une pensée commune. Il nous semble que cette coïncidence méritait d’être signalée.

Dans son projet, Talon attribuait aux « juges établis à Québec » la connaissance des différends entre maîtres et valets « pour cause de service, de traitement et de gages. » Dans les côtes[6], « les juges ou capitaines des quartiers » devaient connaître, sur les lieux, de ces différends « pour ne pas divertir ou les maîtres de l’application qu’ils doivent à leur famille, ou les valets à leur service. » Si le maître était convaincu d’avoir injustement traité son domestique, celui-ci était libéré de son engagement sans obligation de rendre les avances reçues. Si le valet au contraire avait manqué notablement à son devoir, il pouvait être condamné à servir sur un vaisseau du roi ou appliqué à un travail pénible, sans que le temps de sa peine diminuât celui de son engagement.

L’intendant abordait ensuite la question des terres et des concessions. Il proposait une ordonnance enjoignant à tous les habitants qui possédaient des terres « de déclarer ce qu’ils possèdent soit en fief d’hommage lige, soit d’hommage simple, arrière-fief ou roture, par dénombrement et aveu en faveur de la compagnie des Indes Occidentales, donnant les conditions et clauses portées par leurs titres, pour qu’il puisse être connu si les seigneurs dominants n’ont rien fait insérer dans les contrats qui leur ont été donnés par les seigneurs suzerains ou dominantissimes au préjudice des droits de souveraineté… Par là il sera connu ce qu’on prétend avoir été distribué des terres en Canada, ce qui en a été travaillé et mis en valeur, ce qui en reste à distribuer de celles qui sont commodément situées, si les concessionnaires ont satisfait aux clauses mises dans leurs contrats, et surtout s’ils n’ont pas empêché ou retardé par leur négligence l’établissement du Canada. » C’était la confection du papier terrier que l’intendant recommandait dans ce passage. Conformément à son avis, on y procéda dans le cours des années 1667 et 1668. MM. de Tracy, de Courcelle et Talon rendirent des ordonnances à cet effet. Les actes de foi et hommage furent reçus, à Québec, au nom de la compagnie des Indes Occidentales, par M. Charrier de Lotbinière, lieutenant civil et criminel, tenant des « plaids et assises généraux[7]. »

Aux Trois-Rivières ils furent reçues devant le lieutenant civil et criminel de cette juridiction, le sieur Michel LeNeuf du Hérisson. Les Messieurs de Saint-Sulpice, seigneurs de l’île de Montréal, avaient rendu foi et hommage devant l’intendant Talon, le 16 septembre 1666.

L’établissement de villages en corps de communauté préoccupait fortement Talon. Il énumérait les raisons qui rendaient désirable le rapprochement des habitations. C’était pour que les Canadiens « s’entrevoyant souvent, s’entre-connaissent, s’entr’aiment, s’entre-secourent plus aisément ; » pour qu’ils fussent plus en état de se défendre contre les incursions iroquoises ; pour qu’ils pussent être desservis plus facilement par les prêtres ; pour que « la résidence d’un juge au milieu d’un, de deux ou trois villages, » leur rendît la justice plus accessible ; pour qu’ils fussent plus promptement secourus par un seul et même chirurgien qui veillerait à la conservation de deux ou trois communautés ; pour qu’un pâtre commun pût surveiller les bestiaux d’un grand nombre d’habitations. Eu égard à tous ces motifs, et à plusieurs autres « qu’il serait inutile de déduire, » il importait, suivant Talon, de « planter » ces villages autant que possible dans le voisinage de Québec. La ville et les villages se donneraient ainsi un mutuel secours, ceux-ci fournissant à celle-là leurs productions, telles que bois, blé, légumes, herbages, bestiaux, volailles, œufs, beurre, fromage « et autres denrées nécessaires à la vie, et si rares à Québec qu’elles s’y vendent excessivement ; » et celle-là leur fournissant en retour les marchandises telles que « les étoffes, toiles, souliers et autres qui viennent de France pour l’usage des colons. » De plus, Québec et les bourgs avoisinants, en raison même de leur proximité, pourraient plus avantageusement se défendre contre les attaques des Iroquois ou contre une invasion européenne. Enfin cette même proximité bénéficierait beaucoup aux habitants des villages au point de vue de l’instruction spirituelle et temporelle.

Mais quel plan devait-on suivre pour la formation de ces bourgs ? « Après avoir reconnu qu’il importe de les planter près de Québec, répondait Talon, il faut convenir que leur forme devant se prendre de la nature et situation du terrain, il n’est pas aisé de la déterminer, que cependant la ronde ou la carrée semble la plus commode si le lieu la souffre, et que l’étendue de chaque habitation doit être d’autant de terre qu’il en faut pour, étant distribuée en vingt, trente, quarante ou cinquante parts, donner quarante arpents à chacune d’icelles, et ce nombre d’habitations différent et inégal fera les bourgs, villages et les hameaux selon l’exigence du terrain. » Nous avons ici la clef du système adopté par Talon pour coloniser les environs de Québec. C’est d’après ces principes que furent établis les villages qui ont donné naissance à la belle paroisse de Charlesbourg. Jetez un regard sur le plan cadastral de ce territoire, et vous y verrez nettement accusée cette forme carrée que Talon mentionnait comme l’une de celles qu’il convenait d’adopter. Bourg-Royal, le village de Charlesbourg[8] sont là devant nos yeux. Les terres partent en pointe d’un petit carré intérieur qui forme le centre, et vont aboutir, en s’élargissant toujours, aux quatre côtés du grand carré. Elles rayonnent comme les feuillets d’un éventail, dont les extrémités seraient coupées à angle droit. C’était là ce plan dont parlait Talon dans sa lettre du 4 octobre 1665, quand il disait : « Je projette une forme de défrichement pour bâtir une première bourgade ; quand elle sera tout à fait résolue je vous en enverrai le plan. » Il obtenait ainsi ce rapprochement des habitations tant désiré et recommandé par Louis XIV et Colbert. Les terres étaient triangulaires, et les habitations construites aux sommets des triangles se trouvaient toutes groupées autour du carré ou du trait-carré central, où devait s’élever l’église ou la chapelle. Ainsi les colons pouvaient facilement s’entr’aider, et se prêter secours en cas d’attaque. Bouchette signalait cette disposition particulière dans son Topographical Dictionary of Lower Canada. « L’église de Charlesbourg, écrivait-il en 1832, est demeurée le centre des fermes environnantes, d’où elles rayonnent toutes. La raison de cette singulière et caractéristique disposition fut la nécessité de créer un voisinage, qui avait ses avantages particuliers. La population était faible et la main-d’œuvre rare. Par cet arrangement il était plus facile d’entretenir un chemin sur le front de chaque terre. Un autre avantage, et non pas le moindre, était la proximité de l’église d’où partait le signal d’alarme, et qui servait de ralliement à la défense, lorsque la cloche annonçait une attaque des Sauvages[9]». Deux siècles sont passés, mais les villages de Charlesbourg ont conservé leur curieux dessin géométrique. Par une belle et claire journée d’été, si, du haut de la tour centrale du Palais Législatif, vous laissez errer vos regards sur les coteaux verdoyants qui ondulent là-bas en arrière de la Canardière et de Beauport, vous voyez la pensée de Talon imprimée sur ce sol fertile en caractères ineffaçables.

Il ne suffisait pas de tracer des villages, de préparer des terres et d’élever des habitations ; il fallait les peupler judicieusement. L’intelligent administrateur y avait songé. « Après avoir réservé, écrivait-il, dans ces hameaux, villages ou bourgades, les habitations nécessaires aux familles qui seront envoyées dans la présente année, il semble que la distribution de ce qui en restera devra se faire à de vieux hivernants, capables d’informer les chefs de familles nouvellement venues et établies, de la manière de cultiver plus utilement la terre en la travaillant dans ses saisons, soit de vive voix, soit par l’exemple de leur application au travail ; et j’ajoute que s’il se trouve des gens de différents métiers, servant ordinairement à fournir quelque chose de leur profession qui soit utile à l’usage commun des habitants de ces bourgades, (comme charpentier, maçon, savetier et autres, il sera très à propos de les introduire en icelles, afin que, sans sortir du bourg, toutes les choses nécessaires tant à la nourriture qu’au logement et vêtement de l’homme se trouve pour la commodité de celui qui l’habite. » Ces dispositions étaient marquées au coin de la prévoyance et de la sagesse.

Maintenant à quelles conditions ces terres seraient-elles concédées aux colons ? Voici celles que Talon proposait. Les soldats du régiment de Carignan-Salières, désireux de s’établir ici, recevraient des secours de vivres et d’outils propres à leur travail. On leur payerait la culture des deux premiers arpents de terre qu’ils abattraient et brûleraient, et qui resteraient leur propriété. En retour ils s’obligeraient par le contrat de concession à défricher, dans les trois ou quatre années suivantes, deux autres arpents de terre au profit des familles qui passeraient de France au Canada. Et de plus ils se tiendraient assujettis au service militaire envers le roi, soit pour la défense du pays, soit pour toutes entreprises « qui regarderaient l’utilité et l’avantage de l’ancienne et Nouvelle-France. » « Cette manière de donner un pays de nouvelle conquête, disait Talon, a son exemple dans l’antiquité romaine, et peut répondre à celle en laquelle on donnait autrefois chez les mêmes romains les champs des provinces subjuguées qu’on appelait prœdia militaria ; la pratique de ces peuples politiques et guerriers peut à mon sentiment être judicieusement introduite, dans un pays éloigné de mille lieues de son monarque et du corps de l’état dont il n’est qu’un membre fort détaché, qui peut se voir souvent réduit à se soutenir par ses propres forces. Elle est à mon sentiment d’autant plus à estimer qu’elle fera quelque jour au roi un corps de vieilles troupes qui ne seront plus à charge de Sa Majesté, et cependant capables de conserver le corps de cet état naissant de Canada, avec tous les accroissements qu’il peut recevoir, contre les incursions des sauvages ou les violentes invasions des européens, même, dans les pressants besoins de l’ancienne France, fournir un secours considérable à Sa Majesté. » Il est certain que cette manière de coloniser en donnant des terres aux soldats licenciés était de nature à fortifier puissamment la colonie.

Outre les soldats, il y aurait aussi sans doute de vieux hivernants qui demanderaient des habitations. Ceux-là pourraient trouver moins agréable cette condition du service envers Sa Majesté ; mais leurs devoirs naturels, le point d’honneur, et la remise d’autres droits onéreux qui suivaient ordinairement les concessions, devraient les engager à accepter eux aussi cette condition, et on pourrait conséquemment la stipuler dans les contrats qui leur seraient passés.

Quant aux nouveaux arrivants, comme le roi semblait vouloir faire la dépense entière pour former le commencement des habitations par l’abatis du bois, la culture et la semence de deux arpents de terre, et l’avance de quelques farines, Talon estimait « qu’ayant reçu deux arpents en état de rendre les fruits de la culture et de la semence confiée à la terre  », ils devraient être tenus d’en cultiver deux autres dans les trois ou quatre années suivant celle de leur arrivée ; et, de plus, qu’au lieu de cens sur cens, censives ou autres redevances ordinaires, ils devraient engager au service du roi leur premier-né lorsqu’il aurait atteint l’âge de seize ans. « Cette obligation, faisait observer l’intendant n’ajoute presque rien à celle qu’un véritable sujet apporte au monde avec sa naissance, mais il semble que lorsque cette condition est stipulée, elle est moins rude quand elle est exigée que lorsqu’il n’en est rien dit dans les contrats des terres données comme se donnent toutes celles du Canada ».

Voilà quel était le système, ce que l’on appellerait aujourd’hui la politique et le programme de l’intendant Talon, pour le développement de la colonisation canadienne. Dans ses grandes lignes, ce système était bien conçu, propre à assurer le peuplement de la colonie, le défrichement des terres et le progrès de l’agriculture. Pour en compléter l’exposé, il convient de citer immédiatement le passage suivant d’une lettre écrite par Talon à Colbert au mois d’octobre 1667 : « Conformément à votre sentiment, j’attache au fort St-Louis de Québec la mouvance des trois villages que j’ai fait former fort près d’ici, pour fortifier ce poste principal par un plus grand nombre de colons, et le roi ou, au choix de Sa Majesté, la compagnie, en demeurera seigneur propriétaire, jouissant du domaine utile et des droits que je stipule dans les contrats des habitations que je fais distribuer aux soldats, aux familles nouvellement venues, et aux volontaires du pays qui se lient par mariage aux filles que vous m’avez envoyées, auxquels je fais même donner la terre que j’ai fait préparer aux dépens du roi, à condition que les possesseurs en rendront autant dans l’espace de trois ans au profit des familles envoyées de France, que mes successeurs auront ordre d’établir ; prétendant que par là le pays aura, ce terme expiré, un fonds certain et perpétuel pour la meilleure partie de la subsistance des familles dont il sera chargé. Mon but principal est en ceci de peupler le voisinage de Québec de bon nombre de gens capables de contribuer à sa défense sans que le roi en ait aucun à sa solde. Je pratiquerai autant que je pourrai la même économie dans tous les endroits où je ferai des bourgs, villages et hameaux, mélangeant ainsi les soldats et les habitants pour qu’ils puissent s’entr’instruire de la culture de la terre et s’entre-secourir au besoin[10].”

À la fin du projet de règlements que nous venons d’étudier, le fervent serviteur du roi, l’administrateur et l’homme politique nourri des doctrines de la plus pure orthodoxie monarchique, s’affirmaient dans les lignes suivantes : « Posant toujours le même principe que l’obéissance et la fidélité dues au prince, souffrent plutôt altération dans les pays de l’état éloignés, que dans les voisins de l’autorité souveraine, résidant principalement en la personne du prince et y ayant plus de force et de vertu qu’en tout autre, il est de la prudence de prévenir, dans l’établissement de l’état naissant du Canada, toutes les fâcheuses révolutions qui pourraient le rendre, de monarchique, aristocratique ou démocratique, ou bien par une puissance et autorité balancées entre les sujets, le partager en ses parties et donner lieu à un démembrement tel que la France en a vu par l’élection des souverainetés dans les royaumes de Soissons, d’Orléans, comtés de Champagne et autres[11]. » Ici l’on trouvera sans doute que Talon manifestait un alarmisme royaliste excessif, et des anxiétés monarchistes quelque peu dénuées d’à propos.

Ces projets furent communiqués au Conseil Souverain dans une séance tenue le 24 janvier 1667. On lit au registre des délibérations de cette assemblée : « Sur ce qui a été représenté par le procureur général que pour l’intérêt du roi, soulagement des sujets de Sa Majesté qui habitent ce pays de la Nouvelle-France, et le bien général du public, il est important de mettre au jour quelques projets de règlements concernant la justice, police et manutention de la colonie, et qu’à ces fins M. Jean Talon, conseiller du roi en ses conseils d’État et privé, intendant de justice, police et finances du dit pays, a bien voulu prendre le soin de composer et dresser des règlements sur les matières les plus considérables et importantes qui se puissent et doivent pratiquer dans toute l’étendue de la dite Nouvelle-France, qui tendent au soulagement entier des peuples, requérant que lecture et publication en soient faites et registrement ensuite ès registres de ce conseil, pour être observés selon leur forme et teneur, autant que la nécessité le requerra : Le Conseil ayant égard à la dite remontrance, a ordonné et ordonne la dite lecture et publication être faite des dits règlements, et être iceux ensuite registrés au greffe du dit conseil pour y avoir recours quand besoin sera, comme aussi qu’ils seront affichés en toutes les juridictions où sont les dites colonies, pour être suivis et observés selon leur forme et teneur[12]. »

Nous aimerions n’avoir à signaler dans la carrière de Talon que des initiatives, des projets, des travaux comme ceux dont nous venons de donner une esquisse. Malheureusement, il nous faut rapporter ici l’un des épisodes les plus désagréables de son administration. Le lundi, 14 mars 1667, le Conseil Souverain siégeait pour la deuxième fois seulement, depuis que les règlements de l’intendant avaient été enregistrés. MM. de Tracy, de Courcelle et Talon étaient présents, ainsi que MM. de Villeray, de Tilly, Damours, de Gorribon et de la Tesserie. Il n’y avait rien d’important à l’ordre du jour, et le Conseil, ayant disposé de deux ou trois requêtes, allait s’ajourner, lorsque M. Talon présenta un écrit dont la teneur et l’intention durent jeter un froid dans l’assemblée. Voici le texte de ce document, tel qu’il se lit au registre original des insinuations du Conseil Souverain : “ Sur les différents avis qui nous ont été donnés (ici deux lignes, dans le document original, sont raturées de manière à les rendre indéchiffrables)[13], dans quelques assemblées qui se sont tenues dans les derniers jours du carnaval, qu’ils avaient pris de là la résolution de rompre les assemblées des pieuses femmes ou filles qu’ils avaient coutume de convoquer sous le nom de Sainte-Famille ; nous, estimant à propos de faire cesser non seulement tous les justes sujets de scandale, mais aussi les prétextes pour peu spécieux qu’ils puissent être, requérons qu’il soit nommé par le Conseil un ou deux commissaires pour informer des désordres qui se sont commis dans les dites assemblées[14], sur les mémoires qui leur seront fournis par qui en voudra donner. Et sur les informations par eux rapportées au dit conseil, être jugé si de soi les dites assemblées sont préjudiciables à l’honneur de Dieu ou de son Église, opposées aux intentions du roi et à la pratique de l’ancienne France, ou nuisibles à l’établissement de la colonie du Canada, ou si par accident il s’est glissé des désordres qui demandent la réparation du scandale qu’ils ont causé avec infliction de peine à ceux par lesquels ils auront été commis, ainsi que par le dit Conseil il sera estimé plus à propos ; requérant de plus que de ce que dessus acte nous soit délivré pour justifier de nos diligences et de l’acquit de notre devoir »[15].

De quoi s’agissait-il précisément, à quel mobile obéissait Talon, et qui visait-il en réalité par cette procédure solennelle ? Pour faire bien comprendre la nature et la portée de l’incident, il faut expliquer d’abord ce que c’était que l’association de la Sainte-Famille. Cette confrérie pieuse avait pris naissance à Montréal en 1663, sous les auspices du Père Chaumonot et de Madame d’Ailleboust, veuve du gouverneur de ce nom. Elle avait pour objet l’édification mutuelle de ses membres et leur perfectionnement dans la vie chrétienne, par l’imitation des vertus de l’auguste famille de Nazareth.

De Montréal elle s’étendit à Québec. Mgr  de Laval lui donna une forme régulière en érigeant canoniquement les assemblées des Dames de la Sainte-Famille, le 4 mars 1665. Il plaça Madame d’Ailleboust[16] à la tête de cette association, dont il confia la direction aux prêtres du séminaire[17]. Et il en composa lui-même les règlements, divisés en huit chapitres, où il était question du dessein et de l’esprit de la confrérie, de ses pratiques, des qualités requises et des dispositions nécessaires pour en faire partie, du mode de réception, des raisons d’exclusion, de la composition et des devoirs du conseil. L’article douze du chapitre des pratiques se lisait comme suit : « Elles (les membres de la confrérie) feront paraître leur piété dans les temps auxquels l’Église porte tous les chrétiens à une dévotion extraordinaire… et spécialement au temps du carnaval où Dieu est plus offensé qu’à l’ordinaire ; en outre elles s’éloigneront des plaisirs mondains et profanes, et dans les relations indispensables avec la société où elles vivent, elles observeront la modestie chrétienne dans leurs vêtements et toute leur conduite…[18]. » Or le carnaval de 1667 avait été particulièrement gai à Québec. La paix régnait au dedans et au dehors de la colonie ; la sécurité et la confiance avaient succédé aux longues et cruelles angoisses ; la présence d’un grand nombre d’officiers et de gentilshommes donnait une recrudescence d’animation et d’éclat aux relations sociales. Bref, les circonstances étaient à la joie ; la société québecquoise s’était en conséquence fort divertie, et la saison mondaine avait été brillante. C’est en cet hiver que fut donné à Québec le premier bal dont nos annales nous aient conservé le souvenir. Il eut lieu chez M. Chartier de Lotbinière, récemment installé en la charge de lieutenant civil et criminel[19]. On peut conjecturer que ces divertissements n’allèrent pas sans quelques excès. C’est là l’histoire de tous les temps. Et le vigilant évêque de Pétrée, les prêtres dévoués qui secondaient son zèle, en conçurent sons doute quelque alarme. Plusieurs dames de la Sainte-Famille, cédant à l’entraînement du plaisir, avaient probablement oublié la règle et l’esprit de leur association. Voulant réagir contre cette défaillance, Mgr  de Laval et les directeurs de la confrérie parlèrent d’en suspendre les réunions. Là-dessus grand émoi dans les salons de la capitale. On rapporte la nouvelle à l’intendant qui se cabre aussitôt, prend la chose au tragique, et se promet de réprimer cet empiètement de l’Église sur les libertés sociales. Voilà pourquoi, voilà comment, le 14 mars 1667, il saisissait le Conseil Souverain de la question des bals et de la société Sainte-Famille. Sa requête était un protêt dirigé contre Mgr  de Laval et le clergé de Québec. Et c’était sans aucun doute ces derniers qu’il désignait dans les deux lignes illisibles du document plus haut reproduit.

Telles étaient l’influence et l’autorité de Talon que les conseillers n’osèrent résister. M. de Tracy lui-même qui, au fond du cœur, devait trouver cette démarche insolite, garda le silence. Le conseil fit enregistrer l’écrit de l’intendant ; et, de plus, afin de vaquer aux informations, il nomma les sieurs de Villeray et de Tilly pour « ce fait et rapporté être ordonné ce que de raison[20]. » Quelques jours plus tard, les deux commissaires soumettaient leur rapport au sujet « de quelques assemblées qui se sont tenues dans les derniers jours du carnaval dernier passé ; » et, suivant les termes du plumitif, « ne s’étant trouvé aucunes charges ou dépositions qui pussent donner lieu de condamner les dites assemblées, » le Conseil ordonna que la minute originale de ces informations fût mise entre les mains de l’intendant, « sans que d’icelle on puisse prendre occasion de blâmer de pareilles assemblées[21]. »

Talon s’était incontestablement emballé. N’en déplaise à son illustre mémoire, la direction de la société Sainte-Famille de Québec ne le concernait en aucune façon. C’était lui qui empiétait quand il voulait à ce propos faire la leçon à Mgr  de Laval. Si les statuts de cette confrérie interdisaient certains divertissements aux dames qui en devenaient membres, afin de mieux pratiquer la perfection chrétienne, et si elles violaient ces règlements, l’évêque ou le directeur de la société avaient le droit indéniable de les rappeler à l’observation de leurs promesses[22]. Qu’est-ce que l’intendant, ou le Conseil Souverain, avaient à voir dans une question de cet ordre ? La pratique de la perfection chrétienne, est-ce là une matière temporelle ou une matière spirituelle ? La discipline d’une association pieuse, est-ce une affaire de police ou une affaire de religion ? Que dirait-on aujourd’hui si un ministre proposait au parlement de faire une enquête sur les bals donnés par les particuliers, et sur le bien fondé des prescriptions et des conseils de l’autorité religieuse au sujet des divertissements mondains ? Talon, on le verra ultérieurement, était fort enclin à accuser les ecclésiastiques de vouloir empiéter sur l’autorité civile. Il ne s’apercevait pas que l’usurpation de juridiction était plutôt sa tendance, à lui. Tendance qui lui venait de l’atmosphère gallicane qu’il avait respirée en France. C’était bien là l’esprit de notre ancien régime : ingérence constante et tracassière du pouvoir politique dans les affaires internes, dans la discipline, parfois même dans l’enseignement de l’Église ; et cela tout en dénonçant sans relâche l’esprit envahisseur de cette dernière. L’école césarienne tenait pour incontestable que l’État avait le droit de contrôler l’exercice du pouvoir spirituel. Prétention détestable, féconde en misères et en conflits ! Le malheur de Louis XIV et de ses ministres, — comme celui de beaucoup d’autres gouvernements, — fut de ne pas comprendre que l’idéal des relations entre l’Église et l’État, c’est leur union harmonieuse basée sur leur indépendance parfaite dans leur sphère respective.

On conçoit la rumeur que « l’affaire de la Sainte-Famille » dut causer dans la petite ville de Québec. Ce fut sans aucun doute la sensation du moment, le sujet favori des conversations mondaines, le thème de nombreuses discussions et d’innombrables gloses. Que de docteurs et de doctoresses improvisés durent se donner carrière ! Cependant l’épisode se termina ex abrupto. L’influence pacificatrice de M. de Tracy se fit probablement sentir. Et un beau jour, au-dessous de la requête de Talon, en date du 14 mars 1667, dans le registre des insinuations du Conseil Souverain, l’inscription suivante fut ajoutée : « Rayé du consentement de M. l’intendant… Tracy, Courcelle, Talon. » En même temps l’on bâtonnait toute la pièce et l’on raturait à outrance les deux lignes du début.

L’incident était clos. Mais il laissa des traces, et, vingt-sept ans plus tard, il se répercutait au milieu d’un conflit entre M. de Frontenac et Mgr  de Saint-Vallier. Ce prélat ayant publié un mandement au sujet de la représentation de certaines comédies, le gouverneur présenta au Conseil un écrit imité de celui de Talon, et contenant des conclusions analogues. Voici ce qu’on lit à ce propos dans une lettre du procureur général d’Auteuil au ministre, en date du 26 octobre 1694 : « Il (Frontenac) se plaint d’un autre mandement fait par monsieur l’évêque au sujet de quelques comédies. M. le gouverneur concluait par cet écrit qu’il lui en fût donné acte et qu’on nommât deux conseillers pour informer des désordres qui auraient pu se trouver dans les comédies qu’il avait fait jouer les années précédentes et la présente, et s’il y avait eu des personnes qui eussent joué ou voulu faire jouer des comédies impies ou impures, et que le tout se ferait sur des mémoires qui seraient fournis aux dits conseillers commissaires par qui en voudrait donner, autorisant cette demande sur un exemple de M. Talon, alors qu’il était intendant en ce pays, qui ayant obtenu à peu près un pareil arrêt, n’eut aucune exécution, ayant au contraire été rayé et bâtonné comme il paraît par les registres[23]. » Comme on le voit par cette citation, Frontenac invoquait le précédent posé par l’intendant Talon en 1667, et le procureur général d’Auteuil essayait d’en détruire l’autorité en mentionnant la radiation de la procédure. Les amis de Frontenac s’efforcaient au contraire de démontrer la valeur du précédent. Écoutez Lamothe-Cadillac : « Il (M. d’Auteuil) veut faire voir que l’arrêt qui fut rendu sur la demande de M. Talon, pour lors intendant dans ce pays, n’a pas eu d’exécution. La chose ne se passa pas ainsi qu’il le raconte. Ceux qui savent l’histoire de ce temps-là en parlent autrement, et voici le fait. M. de Laval fit plusieurs tentatives à peu près comme celles qu’on veut aujourd’hui, dont le but a toujours été de prévaloir sur l’autorité du gouverneur. M. de Tracy, pour lors vice-roi du pays, voyait tranquillement le désir de cette élévation, et comme c’était un homme dévot il ne jugea pas à propos de prêter le collet à cette cohorte ecclésiastique dont la puissance était redoutable. M. Talon dans cette conjoncture fit paraître une plus forte résolution et risqua pour l’intérêt du roi de perdre son crédit et sa fortune. Il vit qu’il fallait étouffer cet orage dans son berceau, et enfin par ses remontrances et par ses soins il vit donner un arrêt favorable et tel qu’il se l’était proposé. M. de Laval voyant alors qu’il fallait rengainer et qu’on l’avait coupé à demi-vent, crut, suivant la politique de l’Église, qu’il fallait un temps plus favorable. Ayant donc mis armes bas, on tâcha de rajuster les affaires par l’entremise même de M. de Tracy, qui obtint de M. Talon, au jour de la réconciliation, que l’arrêt en question serait rayé et bâtonné, non pas pour le désapprouver ou pour l’avoir trouvé contraire à toute bonne justice, comme le veut persuader le procureur général, mais afin que M. de Laval ne fut pas reprochable de ses écarts et de ses injustes prétentions. Ce fut une faiblesse à M. Talon de s’être laissé vaincre par de telles soumissions, et voilà pourquoi M. le Comte s’est servi de cet arrêt dans sa remontrance comme d’un préjugé pour montrer que M. l’Évêque ne faisait que marcher sur les traces de son prédécesseur[24]. » Nos lecteurs voient de quelle étrange manière Lamothe-Cadillac accommodait les faits. Ce gascon prenait avec la vérité de fortes licences. Mgr  de Laval n’avait nullement tenté, dans « l’affaire de la Sainte-Famille, » de prévaloir sur l’autorité du gouverneur ; il n’avait voulu déchaîner aucun orage. Il avait simplement prétendu maintenir dans l’esprit de sa fondation une confrérie pieuse. Et si quelqu’un avait eu à mettre bas les armes en cette occasion, ce n’était certainement pas lui.

Ce fâcheux épisode avait-il indisposé Talon au point de le rendre hostile à l’évêque dans la grave question des dîmes, sur laquelle les chefs de la colonie eurent bientôt à conférer ? Il serait peut-être injuste de le croire. Mais il est probable que l’intendant était d’avance porté à restreindre autant que possible dans son application l’édit du mois d’avril 1663. Par cet acte royal les dîmes étaient fixées au treizième et devaient être perçues sur tout ce que la terre produit d’elle-même ou par le travail de l’homme.

Cet édit avait pour objet à la fois de confirmer par l’autorité royale l’établissement du séminaire de Québec que Mgr  de Laval venait de fonder (26 mars 1663), et de fixer les dîmes au treizième en les affectant à l’entretien du séminaire et du clergé, tel que le désirait l’évêque de Pétrée. « Savoir faisons, disait Louis XIV, qu’après avoir examiné en notre conseil le dit acte d’établissement et d’érection du dit séminaire, nous n’y avons rien trouvé que d’avantageux à la gloire de Dieu et au bien de nos sujets, qu’à ces fins nous l’avons agréé et agréons, confirmé et confirmons par ces présentes, et en ce faisant ordonné, suivant et au désir du dit acte, que toutes les dîmes, de quelque nature qu’elles puissent être, tant de ce qui vient par le travail des hommes que de ce que la terre produit d’elle-même, se payeront seulement de treize une et seront destinées et affectées irrévocablement pour toujours à la fondation et à l’entretien de ce séminaire et clergé… voulant et entendant derechef que le dit clergé et séminaire jouisse de la totalité des dîmes, grosses et menues, anciennes et nouvelles, de tous les fruits généralement quelconques et sans aucune distinction, qui proviendront sur toutes les terres dans le dit pays de la Nouvelle-France[25]. »

Mais les habitants de la colonie, jusque-là desservis gratuitement par les missionnaires, réclamèrent contre l’établissement de cette redevance, qui était cependant bien nécessaire pour le soutien du clergé séculier. Mgr  de Laval temporisa le plus possible, accorda des exemptions et multiplia les délais. De sorte que l’édit de 1663, en ce qui concernait les dîmes, resta lettre morte jusqu’en 1667. « Lorsque M. de Tracy fut arrivé au Canada, Mgr  de Laval le pria de mettre en vigueur la loi de la dîme telle qu’approuvée par le roi en 1663. Le vice-roi, qui montra toujours de si bienveillantes dispositions envers l’Église, donna immédiatement un ordre en conséquence, et le fit communiquer aux habitants du pays par leurs syndics[26]. » L’opposition des habitants n’en fut point découragée. Enfin, après de nouvelles délibérations, et du consentement de l’évêque, MM. de Tracy, de Courcelle et Talon rendirent une ordonnance en date du 23 août 1667, par laquelle la dîme était fixée au vingt-sixième, pour vingt ans seulement. Nous citons le texte même : « Nous, en vertu du pouvoir à nous donné par Sa Majesté, avons ordonné et ordonnons que les dîmes de quelque nature qu’elles puissent être, tant de ce qui naît en Canada par le travail des hommes (bien entendu que les termes employés dans la présente ordonnance : tant de ce qui naît en Canada par le travail des hommes, ne pourront s’entendre sur les manufactures ou les pêches, mais seulement sur les productions de la terre aidées par le travail et l’industrie des hommes), que de ce que la terre produit d’elle-même, se lèveront au profit des ecclésiastiques qui desserviront les cures, sur le pied de la vingt-sixième portion, par provision et pour le temps présent, sans préjudice à l’édit ci-devant mentionné, ni aux temps futurs, auxquels l’état du pays pourra souffrir sans peine une plus forte imposition, pareille même, si le besoin de l’Église le requiert, à celle que reçoivent les fidèles chrétiens de l’ancienne France dans l’étendue de la vicomté de Paris, avec cette condition néanmoins que cette imposition plus forte ne pourra se faire qu’après vingt années expirées… Les dites dîmes seront payées par les propriétaires des terres ou leurs fermiers, conformément à l’estimation qui sera faite des fruits pendants en racine et étant sur le pied dix jours avant la récolte ou environ par deux personnes à ce commises de main commune, sauf à procéder à une nouvelle estimation, si dans le dit temps la récolte souffrait une nouvelle diminution par accident de feu, grêle, pluies ou autres disgrâces ou inclémences du ciel ; et que chaque habitant, pour faciliter la perception de ce droit de soi trop difficile à assembler, remettra en grains et non en gerbe ce qu’il devra au lieu de la demeure principale du curé ou prêtre desservant la cure ; qu’en faveur des nouveaux colons auxquels de nouvelles concessions seront données, les terres par eux mises en culture ne payeront aucunes dîmes durant les cinq premières années qu’elles porteront fruits, afin de leur donner moyen de s’appliquer fortement à faire valoir les lieux couverts de bois[27]. »

Les dîmes établies pour vingt ans au vingt-sixième, en 1667, furent fixées définitivement à la même proportion par l’édit royal de 1679 ; et la coutume s’établit de ne les prélever que sur les grains. En 1705, MM. Boudard et Dufournel, curés de Beauport et de l’Ange-Gardien, prétendirent que la dîme devait être payée non seulement sur les grains, mais aussi sur le lin, le chanvre, le tabac, les citrouilles, le foin, en un mot sur tout ce que la terre produit par la culture. Informé de leur tentative, le procureur général d’Auteuil les traduisit devant le Conseil Souverain. Ils défendirent leur position et invoquèrent le règlement du 23 août 1667, en vertu duquel les dîmes, « de quelque nature qu’elles puissent être », étaient dues « tant de ce qui naît en Canada par le travail des hommes que de ce que la terre produit d’elle-même ». Évidemment, ce texte ne limitait pas la dîme aux grains. Les deux inculpés produisaient la copie collationnée d’une copie de cette ordonnance. Le procureur général répondit que le règlement de MM. de Tracy, de Courcelle et Talon était, non du 23 août, mais du 4 septembre 1667, tel qu’indiqué dans l’édit royal de 1679, qui disait : « les dîmes seront levées suivant les règlements du quatrième septembre mil six cent soixante-sept ». Il ajoutait que la prétendue ordonnance du 23 août était « une pièce supposée dont l’original ne paraissait pas », et qui n’avait point été enregistrée au greffe du Conseil. La prétention du sieur d’Auteuil était que le règlement du 4 septembre — le seul valide suivant lui —, limitait la dîme aux grains[28]. Mais, chose étrange, lui non plus ne pouvait faire paraître l’original du document dont il invoquait l’autorité ; il ne pouvait même pas en produire de copie, et il était obligé de donner l’explication suivante : « Ce règlement resta au secrétariat de mon dit sieur Talon, intendant, et quoiqu’il ne paraisse pas, parce que la plus grande partie de ce secrétariat a été dissipée comme la plupart de ceux de messieurs ses successeurs, il a été exécuté de bonne foi de part et d’autre, et il ne peut être nié parce qu’il y a encore des personnes vivantes qui en ont parfaite connaissance pour y avoir été appelées[29]. » Ainsi donc tout le débat roulait sur une question de date et de texte. L’ordonnance de MM. de Tracy, de Courcelle et Talon était-elle du 23 août ou du 4 septembre 1667 ? Et limitait-elle ou ne limitait-elle pas la dîme aux grains ? Les deux curés produisaient une copie de la pièce datée du 23 août, et déclarant la dîme exigible sur tout ce que produit la terre. Le procureur général ne produisait rien ; mais il affirmait, suivant en cela l’édit de 1679, que le règlement de 1667 était du 4 septembre ; et il invoquait l’usage suivi depuis cette date pour démontrer que la dîme y était limitée aux grains. À quoi les défendeurs répliquaient qu’il y avait une erreur de date dans l’édit de 1679, et que, « si dans l’usage on n’avait pas exigé toutes les natures de dîmes portées par le règlement de 1667, ce n’avait été que pour condescendre à l’état de ces temps-là ».

La copie présentée par les curés ne fut pas jugée recevable ; l’argument de l’usage, invoqué par le procureur général, fut considéré suffisant ; et le Conseil Supérieur, le 18 novembre 1705, décida la cause conformément aux prétentions de M. d’Auteuil. Saisi à son tour de la question, le Conseil d’État en France maintint cet arrêt et débouta les curés canadiens de leur appel, par son jugement final du 12 juillet 1707[30].

Et pourtant c’étaient les perdants qui avaient raison, au moins quant à la question de date et de texte. Leur malheur fut de n’avoir pas connu ou de ne s’être pas rappelé un petit fait très simple, mais très péremptoire, que nous venons de constater, deux siècles après qu’ils ont perdu leur cause. Qu’auraient dit le belliqueux procureur général, le Conseil Supérieur et le Conseil d’État si on leur eût prouvé que M. de Tracy ne pouvait avoir rendu une ordonnance à Québec, le 4 septembre 1667, vu qu’à cette date il voguait depuis huit jours vers la France ?… Ouvrez le Journal des Jésuites à la page 356, et vous y lirez : « Le 28 août, départ de Monsieur de Tracy dans le St-Sébastien avec le Père Bardy. » Ces deux lignes, citées au bon moment devant le tribunal, démontaient toute la dialectique de M. d’Auteuil, et transformaient peut-être sa victoire en déroute ! Mais, comme Grouchy à Waterloo, elles arrivent aujourd’hui trop tard. Trop tard de deux cents ans pour le succès des prêtres condamnés ; à temps toutefois pour éclairer d’un jour décisif une controverse célèbre à son heure[31].

Quelle fut la part de Talon dans ces nouveaux règlements du 23 août 1667 ? Il est difficile de répondre d’une manière positive à cette question. L’auteur des Mémoires sur la vie de Mgr  de Laval, M. l’abbé Bertrand de La Tour, a écrit : « Ce fut sous l’inspiration de M. Talon alors intendant, fort prévenu contre le clergé, que sans avoir consulté la Cour, le Conseil prit sur lui en 1667 de porter un arrêt en forme de règlement qui ordonne indéfiniment que par provision et sans préjudice des lettres patentes accordées au séminaire, la dîme ne serait levée qu’à la moitié moins, c’est-à-dire au vingt-sixième, qu’elle se payerait en grain et non en gerbe, sans faire aucune estimation préalable, et que les terres nouvellement défrichées en seraient exemptées »[32]. Il y a ici plus d’une erreur de faits. Ce ne fut point le Conseil qui adopta le règlement sur les dîmes en 1667, et nous ne voyons pas dans les délibérations de ce corps qu’il ait supprimé l’estimation préalable. Quant à l’inspiration de Talon, dans cette affaire, M. de La Tour est-il plus exact ? C’est possible. On peut présumer, croyons-nous, d’après l’ensemble des circonstances, qu’elle ne fut pas parfaitement favorable aux vues et aux désirs du vicaire apostolique.

Les fausses démarches auxquelles certains préjugés pouvaient entraîner parfois M. Talon, ne doivent pas faire perdre de vue les immenses services qu’il rendait d’autre part à la colonie. Son activité était incessante. Au printemps de cette année 1667, il s’était rendu à Montréal, qu’il n’avait pas encore visité depuis son arrivée au Canada. Ce ne fut point là un voyage de simple parade. L’intendant ne se borna pas à recevoir les hommages des officiers publics, des communautés et des citoyens, en compagnie de M. de Tracy[33]. Il voulut se renseigner à fond sur la situation de ce gouvernement particulier. On le vit avec étonnement et admiration s’imposer la tâche de parcourir toute l’île de Montréal, s’arrêter dans chaque habitation, répandant partout l’encouragement et souvent des secours efficaces. M. Dollier de Casson écrit à ce propos : « M. Talon y monta aussi quasi dans le même temps (que M. de Tracy), tant pour le même sujet[34] que pour y exercer en qualité d’intendant toutes les fonctions que le service du roi pouvait exiger de sa personne, lequel (il) fit à la satisfaction d’un chacun et à l’édification de tout le public qui le vit marcher de maison en maison suivant les côtes de cette île, afin de voir jusqu’au plus pauvre si tous étaient traités selon la justice et l’équité, et si les nécessités de quelques-uns n’exigeaient point la participation de ses libéralités et aumônes, de quoi il s’est dignement acquitté[35]. »

Nous avons essayé de donner, dans un précédent chapitre, une esquisse de Québec en 1665. Et nous avons montré que cette ville naissante était bien peu considérable. Mais la condition de Montréal en 1667 était encore plus modeste. Talon, qui fit le recensement de toutes les côtes de ce gouvernement, n’y trouva qu’une population totale de 760 âmes. Le fort bâti sur la Pointe-à-Callières par MM. de Maisonneuve et d’Ailleboust ; la résidence seigneuriale des Sulpiciens, qui s’élevait au bas de la présente rue St-Sulpice ; l’Hôtel-Dieu, bâti de l’autre côté de cette rue ; le couvent de la Congrégation, situé en face de cet hôpital ; quelques maisons dispersées le long du chemin de la Commune, devenu depuis la rue St-Paul ; et, plus loin, sur la hauteur, quelques autres habitations, vers le site de la Place d’Armes actuelle : c’était là tout Villemarie. Au sommet du côteau appelé St-Louis s’élevait un moulin entouré d’un retranchement, et servant de redoute pour la protection des colons et des travailleurs. On l’appelait le Moulin du Côteau[36]. Six ou sept sentiers, de huit à douze pieds de large, reliaient le fort à la résidence des Sulpiciens, à l’Hôtel-Dieu, à la Congrégation, aux habitations de la Place d’Armes et de la Commune[37]. Les premières rues ne furent tracées qu’en 1672. Ah ! il a été bien humble, le berceau de la populeuse et florissante cité, dont le Canada est aujourd’hui si fier. En 1667, Montréal n’avait pas encore d’église paroissiale. La chapelle de l’hôpital en tenait lieu, et c’était dans cet étroit local de 50 pieds sur 30 que les solennités du culte public étaient célébrées, en cette ville destinée à devenir un jour si justement remarquable par la multitude et la magnificence de ses temples.

Le clergé se composait de cinq prêtres, tous sulpiciens : M. Souart, supérieur, M. Giles Pérot, curé, MM. Galinier, Barthélémy et Trouvé. Les Messieurs de Saint-Sulpice étaient établis à Montréal depuis 1657, et ils avaient acquis la seigneurie de l’île en 1663.

À l’Hôtel-Dieu, la vénérable Mère Macé, supérieure, avait sous sa direction cinq religieuses. Ces hospitalières appartenaient à l’institut St-Joseph, de la Flèche. Elles étaient venues en 1659 prendre la direction de l’hôpital, fondé dès 1644 par Madame de Bullion[38] et Mademoiselle Mance. Le nom de cette sainte fille, arrivée au Canada en même temps que M. de Maisonneuve, en 1642, est glorieusement et à jamais lié aux annales primitives de Villemarie. Elle était administratrice des biens de l’Hôtel-Dieu, et résidait dans une maison adjacente.

Montréal possédait une autre communauté de femmes, l’institut de la Congrégation de Notre-Dame, fondé par la Vénérable Marguerite Bourgeois en 1659. Trois sœurs, qu’elle avait embrasées de son zèle, l’aidaient dans l’œuvre admirable d’éducation et d’apostolat à laquelle elle avait consacré sa vie.

Parmi les citoyens les plus notables, on remarquait les sieurs Zacharie Dupuy, major de l’île ; Charles d’Ailleboust, juge seigneurial ; Jean-Baptiste Migeon de Bransac, procureur fiscal ; Louis-Artus Sailly, qui avait été pendant quelque temps juge royal[39] ; Bénigne Basset, à la fois greffier de la justice seigneuriale, notaire et arpenteur ; Charles Lemoyne, trésorier du roi, militaire, interprète, défricheur, père de plusieurs fils qui ont illustré leur nom, entre autres du célèbre Iberville, et de Charles Lemoyne, dont les grands services lui valurent plus tard le titre de baron de Longueuil ; Étienne Bouchard, médecin ; Pierre Picoté de Belestre, vaillant officier de milice ; Claude de Robutel, sieur de St-André ; Jacques Leber, entre les mains de qui se concentrait presque tout le commerce de Villemarie, et qui avait épousé une sœur de Charles Lemoyne. Lemoyne et Leber furent sans conteste les deux premiers citoyens de Montréal, durant la dernière moitié du XVIIe siècle.

Les habitants les plus considérables de l’île, par l’étendue de leurs défrichement et le nombre de leurs bestiaux, étaient alors ceux dont les noms suivent : Antoine Primot ; Jacques Lemoyne, frère de Charles ; Pierre Gadoys ; Urbain Tessier dit Lavigne ; Jacques Archambault ; Nicolas Godé ; Jean Milot ; Jean Desroches ; Jean Gervaise ; Robert Lecavelier ; Michel Messier ; Pierre Richomme ; Pierre Pigeon ; Jean Leduc, Marin Heurtebize ; Jean Descaries ; Henri Perrin ; Jean Beauvais ; Hugues Picard ; Gilles Lauzon ; Honoré Langlois ; Pierre Chauvin ; Simon Galbrun ; Mathurin Lorin ; André Charly ; Jacques Milot. Élizabeth Moyen, veuve du major Lambert Closse, était une des grandes propriétaire de l’île ; elle avait 40 arpents en culture.

Pendant son séjour à Montréal, Talon s’efforça d’activer le défrichement des terres dans cette partie de la colonie, en promulguant quelques règlements. « Plusieurs habitants zélés pour l’avancement du pays lui représentèrent que leur bonne volonté était rendue inefficace par la négligence de leurs voisins, qui n’abattaient point les bois de leurs concessions et retardaient par là le défrichement des terres. Touché de la justice de leurs plaintes, il ordonna qu’à l’avenir on ne passerait aucun contrat de concession de terres, en Canada, sans obliger le censitaire, non seulement à y tenir feu et lieu dans l’année, mais aussi à en mettre tous les ans deux arpents en culture, à peine de déchoir de sa concession, qui retournerait au seigneur ; à moins que l’autre ne prouvât qu’il en avait été empêché par force majeure, par maladie ou par quelque autre cause indépendante de sa volonté. Il ordonna en outre de stipuler dans le contrat, que le censitaire ne pourrait la vendre avant d’y avoir construit un bâtiment et mis au moins deux arpents en culture de pioche. On était censé, selon la coutume ordinaire du pays, avoir mis une terre en culture lorsqu’on en avait abattu les arbres et arraché toutes les souches qui portaient un pied de diamètre et au-dessus ; et aussi qu’on en avait rasé toutes les autres, de manière que la charrue pût y passer sans obstacle »[40].

De Montréal, Talon se rendit jusqu’aux forts avancés de la rivière Richelieu, afin de connaître par lui-même leur situation, l’état et les besoins de leurs garnisons. Il estimait avec raison qu’un bon administrateur doit se rendre compte de tout. Nous voyons par une de ses lettres que, durant l’hiver, il avait fait des excursions dans les bois pour examiner lui-même les différentes essences forestières. Il méritait donc de tous points l’éloge que faisait de lui la relation de 1667 : « M. Talon s’applique avec une activité infatigable à la recherche des moyens par lesquels il pourrait rendre ce pays florissant. »

  1. — Le Conseil siégea deux fois seulement en janvier, une seule fois en février, deux fois en mars, pas une fois en mai, pas une fois en septembre, une seule fois en novembre 1667, une seule fois en janvier, février et juin, et pas une fois en mai 1668, Il s’ajournait généralement pour plusieurs semaines, au moment des semailles et des récoltes.
  2. Jugements du Conseil Souverain, I, pp. 369, 374 etc.
  3. — Jean Levasseur dit Lavigne Ibid. pp. 360, 456.
  4. — Talon écrivait dans son « Mémoire sur l’état présent du Canada », soumis à Colbert en 1669 : « La justice est rendue en premier lieu par les juges des seigneuries, puis par un lieutenant civil et criminel, établi par la compagnie en chacune des juridictions de Québec et des Trois-Rivières, et sur le tout un Conseil Souverain qui juge en dernier ressort de tous les cas dont il y a appellation ». De plus à Montréal un lieutenant civil et criminel avait été nommé par les Messieurs de St-Sulpice, seigneurs de l’île de Montréal. En 1667, il y avait des juges seigneuriaux dans les seigneuries de Beaupré, de Beauport, de Notre-Dame-des-Anges, du Cap de la Madeleine, etc. Ces juges prévôts ou juges baillis, nommés par les seigneurs, avaient juridiction de première instance dans les affaires de tutelle et de curatelle, d’arpentage et de bornage, dans les actions civiles, réelles, personnelles et mixtes, dans les cas de délits dont l’amende n’excédait pas soixante sols parisis, etc. (Cugnet, Traité de la loi des Fiefs, pp. 53 et 54).
  5. — Statuts de Québec, 62 Victoria, 1899, chap. LIV, p. 271.
  6. — On appelait ainsi les établissements qui s’échelonnaient le long du Saint-Laurent. Les terres avaient leur devanture aux grèves ; et comme on donne le nom de côtes aux rives de l’Océan, par analogie on désigna sous le nom de côtes les établissements qui bordaient les rives du fleuve.
  7. — Actes de foi et hommage, vol. I. — Archives du Ministère des Terres, Mines et Pêcheries.
  8. — Le village de Charlesbourg fut établi par les Jésuites, seigneurs de Notre-Dame-des-Anges. Mais nous avons tout lieu de croire que la forme triangulaire des terres fut imitée de celles de Bourg-Royal.
  9. A topographical Dictionary of the province of Lower Canada ; 3ème vol. des British Dominions in North America, verbo N.-D. des Anges.
  10. — Arch. prov. Man. N. F. : Talon à Colbert, 27 oct. 1667. — Un homme qui a beaucoup écrit sur notre pays et qui l’a beaucoup aimé, M. Rameau, admirait particulièrement l’œuvre colonisatrice de Talon. « Il est impossible, écrivait-il quelques jours avant sa mort, de consulter les nombreux documents restés de son administration sans être vraiment frappé par l’excellence de ses méthodes si sages, de ses procédés si ingénieux, appliqués avec une persévérance soutenue et une prévoyance que l’avenir a justifiées.

    « Sans grever outre-mesure le budget royal, il a su établir et faire prospérer les familles qu’il implantait aux environs de Québec, où elles se sont maintenues dans les concessions primitives et amplement multipliées.

    « Bien souvent, j’ai causé de ce colonisateur habile et de toutes ses visées, dont nous admirions la justesse, avec notre ami Le Sage.

    « L’un et l’autre nous pensons qu’il mérite bien d’être étudié par notre génération et nous souhaitons beaucoup une occasion favorable de mettre en lumière son œuvre. » — (Lettre de M. Rameau à M. Hector Fabre, publiée dans le Paris-Canada du 1er janvier 1900.)

  11. — Arch. féd., Canada, corr. gén., vol. II. — Ces règlements de Talon sont imprimés presque en entier dans les Édits et Ordonnances ; mais il y manque un assez long passage. (Voir note 1, p. 30, vol. II).
  12. Édits et Ordonnances, II, p. 28.
  13. — On verra plus loin l’explication de cette rature. Disons tout de suite que ces deux lignes devraient se lire à peu près comme suit : « que Messire François de Laval, évêque de Pétrée, et les prêtres du séminaire s’étaient trouvés mal édifiés par ce qui s’est passé… »
  14. — « Dans les dites assemblées », c’est-à-dire « dans les assemblées tenues dans les derniers jours du carnaval », et non pas dans les » assemblées de pieuses femmes ou filles ». Nous mettons nos lecteurs en garde contre cette équivoque dont M. l’abbé Faillon a été victime. En effet, il parle des « plaintes relatives aux assemblées de la confrérie de la Sainte-Famille à Québec contre lesquelles M. Talon aurait lui-même présenté requête », et il ajoute : « Comme les informations auraient été de nature à produire un mauvais effet dans le public, on fut d’avis de rayer cette demande ». Histoire de la colonie française, III, p. 162.) M. Faillon n’a pas bien compris l’épisode. Talon ne portait pas de plainte contre les assemblées de la Sainte-Famille ; mais il voulait faire établir par des commissaires enquêteurs que dans les assemblées, ou mieux dans les bals et les soirées du carnaval, il ne s’était passé aucun désordre de nature à justifier la suspension des assemblées de la Sainte-Famille par l’autorité ecclésiastique.
  15. Insinuations du Conseil Souverain, (registre original), vol. I, folio 30, au verso.
  16. — Madame d’Ailleboust était revenue à Québec, au cours de l’année 1663, pour entrer au noviciat des Ursulines, où elle ne demeura que quelques mois. (Les Ursulines de Québec, vol. I, p. 250).
  17. — Vie du Père Chaumonot, édition Shea, New-York, 1858, p. 83.
  18. — Mandements des évêques de Québec, vol. I, p. 60.
  19. — « Le 4 février, le premier bal du Canada s’est fait chez le sieur Chartier. Dieu veuille que cela ne tire point en conséquence. » (Journal des Jésuites, p> 353).
  20. Jugements du Conseil Souverain, vol. I, p. 384.
  21. Jugements du Conseil Souverain, vol. I, p. 449.
  22. — Les règlements devinrent ultérieurement plus sévères encore. Pendant quelque temps l’article 12 contint les lignes suivantes : « en outre elles seront obligées d’éviter les danses, les bals et les assemblées de nuit, comme étant très préjudiciables à toutes les vertus chrétiennes »… (Archives de la paroisse de Québec). Cette règle a été subséquemment modifiée, comme étant d’application trop difficile. En 1694 des dames furent exclues pour avoir été au bal. On pouvait trouver cette discipline trop austère, mais personne n’était forcé d’entrer dans la confrérie.

    Cette association pieuse excita souvent la verve des esprits malveillants, et fut honorée des critiques de certains libellistes. Un diffamateur anonyme écrivit un jour à son sujet : « Il y a à Québec une congrégation de femmes et de filles qu’ils appellent la Sainte-Famille, dans laquelle on fait vœu sur les Saints Évangiles de tout dire ce que l’on sait de bien et de mal des personnes qu’on connaît. La supérieure de cette compagnie s’appelle Madame Bourdon, une Mlle  d’Ailleboust est, je crois, l’assistante, et une Madame Charron la trésorière. La compagnie s’assemble tous les jeudis dans la cathédrale à porte fermée, et là elles se disent tout ce qu’elles ont appris. C’est une espèce d’inquisition contre toutes les personnes qui ne sont pas unies avec les Jésuites. » (Pierre Margry, Établissement des Français dans l’Amérique Septentrionale, vol. I, p. 370). Cette stupide histoire donne la juste mesure du libelle méprisable où elle est enchâssée. Cette pièce, que M. Margry signale lui-même comme suspecte, est intitulée Récit d’un ami de l’abbé de Gallinée. C’est un tissu d’impostures et de calomnies.

  23. Lettre de M. d’Auteuil au ministre : Arch. prov. Man. N. F., 2ème série, vol. VII.
  24. Lettre de Lamothe-Cadillac, 28 septembre 1694 ; Arch. prov., Man. N. F., 2ème série, vol. VII. La lettre de M. d’Auteuil, que nous avons citée avant celle-ci, lui est postérieure en date. Ce n’était évidemment pas à cette lettre que répondait l’ami et l’apologiste de Frontenac. Mais en écrivant au ministre, le procureur général n’avait fait que reproduire des arguments qu’il avait déjà soutenus devant le Conseil.
  25. Édits et Ordonnances, Vol. I, p. 36.
  26. Vie de Mgr  de Laval, par l’abbé Gosselin, vol. I, p. 404.
  27. Archives de l’Archevêché de Québec, Registre A., p. 54.
  28. — Édits et Ordonnances, vol. II, p. 133.
  29. Ibid.
  30. Édits et Ordonnances, vol. I, p. 305, II, p. 133. — Ce jugement régla pour toujours la question, quant à la matière et à la quotité de la dîme. Il y avait eu auparavant un édit royal en 1679, et un arrêt du Conseil Souverain en 1680, qui avaient trait surtout au mode de perception de la dîme.
  31. — L’ordonnance sur les dîmes était bien du 23 août 1667. Le juge Beaudry l’a exhumée des vieilles archives judiciaires de Montréal, où elle dormait ignorée depuis plus de deux siècles. La copie officielle enregistrée au greffe de Villemarie en février 1668 porte les certificats suivants :

    « Collationné par moi soussigné, notaire royal en la Nouvelle-France, résidant à Québec, sur l’original en papier dont la copie ci-dessus écrite pour valoir que de raison et servir ce qu’il appartiendra, ce fait le dit original rendu, ce quatrième septembre mil six cent soixante sept. — (Signé) Becquet, avec paraphe.

    « Collationné par nous notaire royal aux Trois-Rivières soussigné. — (Signé) Ameau.

    « Charles d’Ailleboust, écuyer, sieur Desmuceaux, juge civil et criminel de la terre et seigneurie de l’île de Montréal en la Nouvelle-France, vu par nous l’ordonnance de nos seigneurs de Tracy, Courcelle et Talon, donnée à Québec, le vingt-troisième août dernier passé, dont copie est signée et dessus transcrite, signée Ameau, notaire royal aux Trois-Rivières… et afin que personne n’en prétende cause d’ignorance, l’ordonnance de nos dits seigneurs et la présente seront lues et publiées et affichées en la dite île au lieu accoutumé à l’issue de la messe paroissiale qui y sera dite dimanche prochain et ensuite enregistrée au greffe de la seigneurie. Fait à Montréal, ce dix-huitième jour de février, mil six cent soixante et huit. — (Signé) C. d’Ailleboust.

    « Lue, publiée et affichée à l’issue de la grande messe dite en l’église de Montréal, au lieu accoutumé, par moi greffier de la terre et seigneurie du dit lieu, soussigné, et ensuite enregistrée au greffe d’icelle, à ce que personne n’en prétende cause d’ignorance, le dimanche dix-neuvième jour de février mil six cent soixante et huit. — (Signé) Basset, greffier. »

    On se demandera peut-être comment il se fait que l’édit royal de 1679 ait indiqué la date du 4 septembre comme étant celle de l’ordonnance sur les dîmes. La chose peut s’expliquer facilement par une inadvertance du rédacteur de l’édit, qui aura pris la date d’une copie pour celle de l’original.

    Dans son excellent ouvrage sur le droit paroissial, M. P. B. Mignault écrit : « Ce règlement du 23 août 1667 étant maintenant publié, il importe beaucoup de savoir si la copie enregistrée au greffe de Montréal est authentique, et s’il y a eu, comme le prétend le procureur général d’Auteuil, un règlement subséquent du 4 septembre 1667. Si ce règlement existe, il diffère de celui du 23 août, puisque, aux dires du procureur-général, la dîme y serait limitée aux seuls grains, tandis que le règlement du 23 août accorde au curé la dîme « tant de ce qui naît en Canada par le travail des hommes que de ce que la terre produit d’elle-même. » Nous n’avons du règlement du 4 septembre, d’autre preuve que ce qu’en dit le procureur général lui-même, et le fait que l’édit des dîmes mentionne un règlement de cette date. À l’encontre de cette preuve, nous avons le texte même d’une copie collationnée sur une copie du règlement du 23 août, et le fait que cette copie a été enregistrée au greffe à Montréal par l’ordre du juge civil et criminel. De plus, il paraît peu probable qu’à dix jours d’intervalle, MM. de Tracy, de Courcelle et Talon eussent fait deux règlements sur le même sujet. » En présence de la preuve inattaquable que nous avons trouvée dans le Journal des Jésuites, on peut faire maintenant un pas de plus et affirmer catégoriquement qu’il n’y a jamais eu de règlement du 4 septembre, et que celui du 23 août est seul authentique.

  32. Mémoires sur la vie de M. de Laval, Montauban, 1761, p. 160.
  33. — « Le 4 mai, Mons. de Tracy s’embarque pour monter à Montréal. Le 6, M. l’intendant monte aussi à Montréal. » (Journal des Jésuites, p. 354).
  34. — « Afin de se faire connaître aux sauvages, comme étant le lieu le plus avancé du fleuve où ils se rendent le plus communément. » (Dollier de Casson).
  35. Histoire du Montréal, Dollier de Casson, p. 193.
  36. — Il occupait le site de l’ancienne place Dalhousie, où est construite maintenant la gare Viger.
  37. Le Vieux Montréal, 1884 ; plan de Montréal de 1650 à 1672.
  38. — Madame de Bullion, en différentes fois, donna 66,000 livres pour cette œuvre. (Vie de Mlle  Mance, I, pp. 35 et 46). Mademoiselle Mance donna son dévouement, son zèle, la flamme de sa charité, toutes les énergies de sa belle âme.
  39. — La compagnie de Montréal, en acquérant la seigneurie de l’île, avait été investie du droit de nommer le gouverneur et d’établir des tribunaux de première instance. Et elle avait transmis tous ces droits au séminaire de Saint-Sulpice. Cependant lorsque le Conseil Souverain fut créé en 1663, l’édit de création lui donna le pouvoir d’établir des juges à Québec, à Montréal et aux Trois-Rivières. M. de Mésy et Mgr  de Laval, à qui le roi avait conféré la plus grande autorité, nommèrent le sieur Artus Sailly juge royal en la sénéchaussée de Montréal, le sieur Charles Lemoyne, procureur du roi, et le sieur Bénigne Basset, greffier et notaire ; et ces nominations furent ratifiées par le Conseil. (Jugements et délibérations du Conseil Souverain, I, p. 33). M. de Mésy donna aussi des provisions de gouverneur à M. de Maisonneuve, qui l’était déjà, par lettres de la compagnie, depuis plus de vingt ans. Le séminaire de Saint-Sulpice protesta, et pour appuyer ses remontrances, il nomma M. Charles d’Ailleboust des Musseaux juge seigneurial, et maintint Bénigne Basset comme greffier de son tribunal. Le gouverneur et l’évêque nommèrent alors le sieur Nicolas de Mouchy greffier et notaire royal. Pendant quelque temps, deux juridictions coexistèrent à Villemarie, la royale et la seigneuriale. Il y eut à ce sujet une longue controverse. Finalement, en 1666, M. Talon rétablit les Messieurs de Saint-Sulpice en la possession incontestée de leur droit de justice. Et la sénéchaussée de Montréal cessa d’exister. (Insinuations du Conseil Souverain, vol. A, No 1, folio 26).
  40. Histoire de la Colonie française en Canada, par l’abbé Faillon, vol. III, p. 231.