J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 178-185).

III

Détails d’intérieur — Bibliothèque de Jean Rivard.


Le luxe ne saurait faire envie à celui que sa position exempte des dépenses de la vanité, qui jouit de l’air, du soleil, de l’espace, et de la plénitude de ses forces physiques.


J’étais émerveillé de tout ce que j’avais vu. La ferme de Jean Rivard, qu’il me serait impossible de décrire dans tous ses détails, me parut constituer une véritable ferme-modèle. Quoique sur pied depuis plus de quatre heures, je ne sentais cependant aucune fatigue, et après quelques minutes de repos pendant lesquelles mon hôte s’empressa de donner quelques ordres, nous nous disposions à partir pour faire le tour du village, et en particulier pour visiter monsieur le curé Doucet, l’ami intime de Jean Rivard, et l’un des fondateurs de la localité — lorsque nous entendîmes sonner l’Angélus.

Peu de temps après, nous fûmes invités à nous mettre à table. Quatre des enfants s’approchèrent en même temps que nous ; les deux aînés pouvaient avoir de dix à douze ans.

La table était couverte de mets, viandes, légumes, confitures, crème, sirop, etc. Mais à part le sel et le poivre, tout provenait de la ferme de Jean Rivard. Le repas fut servi sans le moindre embarras ; madame Rivard veillait à tout avec une intelligence parfaite. Je ne pus m’empêcher d’admirer l’air de décence et de savoir-vivre des enfants qui prenaient part au dîner. La conversation roula principalement sur le genre d’éducation que Jean Rivard se proposait de donner à ses enfants.

Après le dîner, mon hôte me fit passer dans le salon, puis me montra l’un après l’autre tous les appartements de sa maison.

« Dans la construction de ma résidence, me dit-il, j’ai eu principalement en vue la commodité et la salubrité. Je l’ai faite haute et spacieuse, pour que l’air s’y renouvelle facilement et s’y conserve longtemps dans toute sa pureté.

« Quant à notre ameublement de salon, ajouta-t-il, vous voyez que nous n’avons rien que de fort simple. Les fauteuils, les chaises, les sofas ont tous été fabriqués à Rivardville, et quoiqu’ils ne soient pas tout à fait dépourvus d’élégance ni surtout de solidité, ils ne me coûtent guère plus que la moitié du prix que vous payez en ville pour les mêmes objets. Comme je vous l’ai dit, je tiens au confort, à la commodité, à la propreté, et un peu aussi à l’élégance ; mais je suis ennemi du luxe. Je prends le plus grand soin pour ne pas me laisser entraîner sur ce terrain glissant. C’est quelquefois assez difficile. Par exemple, l’acquisition du tapis de laine que vous voyez dans notre salon a été l’objet de longs débats entre ma femme et moi. Nous l’avons acheté quelque temps après mon élection comme membre du parlement, époque où je recevais la visite de quelques-uns de mes collègues. On a beau dire que le luxe est avantageux en ce qu’il stimule le travail et l’industrie, je n’en crois rien : autant vaudrait dire que la vente des boissons enivrantes est avantageuse, parce que cette industrie fait vivre un certain nombre de familles. Dans un jeune pays comme le nôtre, c’est l’utile qu’il faut chercher avant tout, l’utile et le solide, sans exclure toutefois certains goûts de parure et d’embellissement pour lesquels Dieu a mis au cœur de l’homme un attrait irrésistible.

« Je crains toujours de m’éloigner à cet égard des bornes prescrites par le bon sens, et de passer, comme on dit, à travers le bonheur.

« Combien, en se laissant entraîner par des goûts de luxe et de dépenses, dépassent ainsi le point où ils auraient pu être heureux !

« Je me rappelle souvent ces vers que j’ai appris par cœur dans ma jeunesse, et qui, s’ils n’ont rien de bien remarquables pour la forme, sont au moins très-vrais pour le fond » :

Les hommes la plupart sont étrangement faits,
Dans la juste nature on ne les voit jamais ;
Et la plus belle chose ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer ou pousser trop avant.

La chambre qui contenait la bibliothèque de Jean Rivard était assez grande et donnait sur le jardin ; elle adjoignait immédiatement la salle à dîner.

« Cette chambre, dit-il, me sert à la fois de bureau et de bibliothèque ; c’est ici que je transige mes affaires, que je reçois les personnes qui viennent me consulter, que je tiens mon journal et mes comptes ; c’est encore ici que je garde ma petite collection de livres. »

Et en disant cela, Jean Rivard ouvrit une grande armoire qui couvrait tout un pan de la muraille, et me montra quatre ou cinq cents volumes disposés soigneusement sur les rayons.

J’ai toujours aimé les livres ; et trouver ainsi, loin de la ville un aussi grand nombre de volumes réunis, fut à la fois pour moi une surprise et un bonheur.

Je ne pus retenir ma curiosité et je m’avançai aussitôt pour faire connaissance avec les auteurs.

En tête se trouvait une excellente édition de la Bible, et quelques ouvrages choisis de théologie et de religion. Puis venaient les principaux classiques grecs, latins et français. Venaient ensuite une trentaine d’ouvrages d’histoire et de politique, et en particulier les histoires de France, d’Angleterre, des États-Unis et du Canada. À côté se trouvaient quelques petits traités élémentaires sur les sciences physiques et naturelles et les arts et métiers. Mais la plus grande partie des volumes concernaient l’agriculture, la branche favorite de Jean Rivard ; on y voyait des ouvrages spéciaux sur toutes les divisions de la science, sur la chimie agricole, les engrais, les dessèchements, l’élevage des animaux, le jardinage, les arbres fruitiers, etc. Sur les rayons inférieurs étaient quelques dictionnaires encyclopédiques et des dictionnaires de langues, puis quelques ouvrages de droit, et les Statuts du Canada que Jean Rivard recevait en sa qualité de juge de paix.

« Mais, savez-vous, lui dis-je, que votre bibliothèque me fait envie ? Dans cette collection de cinq cents volumes, vous avez su réunir tout ce qui est nécessaire non seulement pour l’instruction mais aussi pour l’amusement et l’ornement de l’esprit.

— Eh bien ! telle que vous la voyez, elle ne me coûte guère plus de cinquante louis ; je l’ai formée petit à petit dans le cours des quinze dernières années ; chaque fois que j’allais à Montréal ou à Québec, je parcourais les librairies pour faire choix de quelque bon ouvrage, que j’ajoutais à ma collection. J’ai souvent eu la velléité d’acheter des livres nouveaux ; mais, réflexion faite, je surmontais la tentation ; on cherche en vain dans la plupart des écrivains modernes ce bon sens, cette justesse d’idées et d’expressions, cette morale pure, cette élévation de pensées qu’on trouve dans les anciens auteurs ; à force de vouloir dire du nouveau, les écrivains du jour nous jettent dans l’absurde, le faux, le fantastique. Ce genre de littérature peut convenir à certaines classes de lecteurs blasés qui ne demandent que des distractions ou des émotions, mais pour ceux qui cherchent avant toute chose le vrai, le juste et l’honnête, pour ceux-là, vivent les grands hommes des siècles passés !

Mais, dites-moi, comment, au milieu de vos rudes travaux d’exploitation et de défrichement, avez-vous pu trouver le temps de lire tous ces ouvrages ? Vous avez même des traités scientifiques.

— Oh ! pour nous, cultivateurs, il faut, voyez-vous, savoir un peu de tout ; la chimie, la météorologie, la botanique, la géologie, la minéralogie se rattachent étroitement à l’agriculture ; j’aurais donné beaucoup pour connaître ces sciences à fond. Malheureusement je n’ai pu en acquérir que des notions superficielles. Vous me demandez comment j’ai pu trouver le temps de parcourir tous ces volumes ? il est rare que je passe une journée sans lire une heure ou deux. Dans l’hiver, les soirées sont longues ; en été, j’ai moins de loisir, mais j’emporte toujours au champ un volume avec moi. De cette manière, j’ai pu lire tout ce que vous voyez dans ma bibliothèque ; il est même certains volumes que j’ai relus jusqu’à trois ou quatre fois.

Et comme nous nous préparions à laisser la précieuse armoire, Jean Rivard attira mon attention sur quatre volumes un peu vieillis et usés qui se trouvaient seuls, à part, dans un coin.

Vous n’avez pas regardé ces livres-là, me dit-il, et pourtant ce ne sont pas les moins intéressants.

En les ouvrant, je vis que c’était : Robinson Crusoé, les Aventures de Don Quichotte, la Vie de Napoléon et l’Imitation de J. C.

Ce sont mes premiers amis, mes premiers compagnons de travail : je les conserve précieusement. Robinson Crusoé m’a enseigné à être industrieux, Napoléon à être actif et courageux, Don Quichotte m’a fait rire dans mes moments de plus sombre tristesse, l’Imitation de Jésus Christ m’a appris la résignation à la volonté de Dieu.

C’est dans cet appartement que je passe la plus grande partie de mes heures de loisir. J’y suis généralement de cinq à sept heures du matin, surtout en hiver. C’est ici que je veille avec ma femme et mes enfants quand nous n’avons pas de visite ou que nous n’avons que des intimes. Nous lisons, nous parlons, nous écrivons en compagnie de ces grands génies dont les œuvres couvrent les rayons de ma bibliothèque. J’ai passé ici bien des moments délicieux.

– Heureux mortel, m’écriai-je ! que pourriez-vous désirer de plus ?

– Je vous avouerai, reprit Jean Rivard, que je ne me plains pas de mon sort. J’ai beaucoup travaillé dans ma jeunesse, et je travaille encore, mais je jouis maintenant du fruit de mes travaux. Je me considère comme indépendant sous le rapport de la fortune, et je puis consacrer une partie de mon temps à l’administration de la chose publique, ce que je considère comme une obligation. Vous autres, messieurs les citadins, vous ne parlez, le plus souvent qu’avec dédain de nos humbles fonctionnaires des campagnes, de nos magistrats, de nos commissaires d’écoles, de nos conseillers municipaux…

— Pardonnez ; personne ne comprend mieux que nous tout le bien que peuvent faire les hommes de votre classe ; vous avez d’autant plus de mérite à nos yeux que vous ne recueillez le plus souvent que tracasserie et ingratitude. Mais ce qui m’étonne un peu, c’est qu’étant devenu, comme vous le dites, indépendant sous le rapport de la fortune, vous n’en continuez pas moins à travailler comme par le passé.

— Je travaille pour ma santé, par habitude, je devrais peut-être dire par philosophie et pour mon plaisir. Le travail est devenu une seconde nature pour moi. Jamais je ne rêve avec plus de jouissance qu’en faisant quelque ouvrage manuel peu fatiguant ; lorsqu’après quatre ou cinq heures d’exercice physique en plein air, j’entre dans ma bibliothèque, vous ne saurez croire quel bien-être j’éprouve ! Mes membres sont quelquefois las, mais mon esprit est plus clair, plus dispos que jamais ; je saisis alors les choses les plus abstraites, et soit que je lise ou que j’écrive, ma tête remplit toutes ses affections avec la plus parfaite aisance. Vous, hommes d’études qui ne travaillez jamais des bras, vous ne savez pas toutes les jouissances dont vous êtes privés.

Je puis me tromper, mais ma conviction est que l’Être suprême, en mettant l’homme sur la terre, et en donnant à tous indistinctement des membres, des bras, des muscles, a voulu que chaque individu, sans exception pour personne, travaillât du corps dans la proportion de ses forces. En disant : tu gagneras ton pain à la sueur de ton front, il a prononcé une sentence applicable à tout le genre humain ; et ceux qui refusent de s’y soumettre, ou qui trouvent moyen de l’éluder, sont punis tôt ou tard, soit dans leur esprit, soit dans leur corps. J’ai toujours aimé la lecture, et j’aurais désiré pouvoir y donner plus de temps, la vie active que j’ai menée dans les premières années de ma carrière m’ayant laissé à peine quelques heures à consacrer chaque jour aux choses de l’esprit. Hélas ! la vie de l’homme est rarement distribuée de manière à lui permettre l’exercice régulier de toutes ses facultés physiques et mentales. Les uns se livrent entièrement aux travaux manuels, les autres aux efforts de l’intelligence. Un de mes plus beaux rêves, a été de pouvoir établir, un jour, dans mes travaux quotidiens, un parfait équilibre entre les mouvements de ce double mécanisme. »