J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 168-178).

II

La ferme et le jardin.


Déjà ces campagnes si longtemps couvertes de ronces et d’épines promettent de riches moissons et des fruits jusqu’alors inconnus. La terre ouvre son sein au tranchant de la charrue et prépare ses richesses pour récompenser le laboureur ; l’espérance reluit de tous côtés. On voit dans les vallons et sur les collines les troupeaux de moutons qui bondissent sur l’herbe, et les grands troupeaux de bœufs et de génisses qui font retentir les hautes montagnes de leurs mugissements.
Fénélon. — Télémaque.


Pas une souche n’apparaissait dans toute la vaste étendue de la ferme. Çà et là, des ormes, des plaines, des érables épandaient vers la terre leurs rameaux touffus. « Ces arbres, me dit mon hôte, servent à abriter mes animaux dans les grandes chaleurs de l’été ; sur le haut du jour, vous pourriez voir les vaches couchées à l’ombre du feuillage, ruminant nonchalamment jusqu’à ce que la faim les pousse à redemander une nouvelle pâture à la terre. Ces mêmes arbres nous offrent encore à nous-mêmes une ombre protectrice, quand nous nous reposons de notre travail, dans la chaude saison des récoltes. Vous voyez qu’ils joignent l’utile à l’agréable, et que je suis ainsi amplement récompensé des soins qu’ont exigés leur plantation et leur entretien. »

Un chemin conduisait jusqu’à l’extrémité de l’exploitation.

La partie défrichée de la terre formait quatre vingt dix arpents, sans compter les six arpents, où se trouvaient le jardin, la maison, les moulins et les autres bâtiments. Ces quatre-vingt-dix arpents se divisaient en six champs d’égale grandeur.

Toutes les diverses récoltes avaient une apparence magnifique. L’orage tombé la veille faisait déjà sentir sa bienfaisante influence ; on semblait voir les tiges des plantes s’élancer du sol qui leur donnait naissance.

Le premier champ surtout avait l’apparence d’un beau jardin de quinze arpents. « Ce champ, me dit Jean Rivard, m’a demandé cette année beaucoup plus de travail et de soin que les autres. Je l’ai fait labourer l’automne dernier à une grande profondeur ; durant l’hiver j’ai fait charroyer sur la surface tout le fumier que j’ai pu recueillir ; au printemps, j’ai fait enfouir ce fumier dans la terre, au moyen d’un nouveau labour. Le sol étant ainsi bien disposé à recevoir la semence, la récolte, comme vous voyez, ne m’a pas fait défaut.

« Ce champ de terre ainsi fumé se trouve assez riche maintenant pour n’avoir plus besoin d’engrais d’ici à six ans. L’année prochaine j’engraisserai le champ suivant et lui ferai subir toutes les façons qu’a déjà subies le premier. Dans deux ans, le troisième aura son tour, et ainsi de suite, jusqu’à ce que mes six champs aient été parfaitement fumés et engraissés.

— Mais, dis-je, pour engraisser quinze arpents de terre par année, il doit falloir un temps et un travail considérables ?

— Certainement, répondit-il ; mais c’est pour le cultivateur une question de vie ou de mort. Je déplore chaque jour la coupable insouciance d’un certain nombre d’entre nous qui laissent leur fumier se perdre devant leurs granges ou leurs étables. Ils ne comprennent pas que pour le cultivateur, le fumier c’est de l’or.

« Depuis que j’ai pu constater par mes propres calculs toute la valeur du fumier, ne craignez pas que j’en laisse perdre une parcelle ; au contraire, j’en recueille par tous les moyens possibles. »

Tout en parlant ainsi, nous avions passé le champ de foin d’où s’exhalait une senteur des plus agréables, et nous étions arrivés aux pâturages.

On y voyait quinze belles vaches, les unes de la race Ayrshire, d’autres de race canadienne, avec une demi-douzaine de génisses et un superbe taureau. On y voyait aussi quatre chevaux, un poulain et une trentaine de moutons.

« Chacune de ces vaches, me dit Jean Rivard, donne en moyenne trois gallons de lait par jour. J’ai soin qu’elles aient toujours une nourriture abondante, car les vaches rendent à proportion de ce qu’on leur donne. »

Quelques-unes des vaches étaient couchées à l’ombre d’un grand orme, d’autres buvaient à une source qui coulait près de là.

« J’attache une grande importance à mes vaches, me dit Jean Rivard, car elles sont une des principales sources de la richesse du cultivateur. Je n’ai jamais pu m’expliquer l’indifférence d’un grand nombre d’entre nous pour cet utile quadrupède qu’on pourrait, à si juste titre, appeler l’ami de la famille. Le cheval est en quelque sorte l’enfant gâté du cultivateur ; on ne lui ménage ni le foin ni l’avoine, on l’étrille, on le nettoye tous les jours, tandis que la pauvre vache ne reçoit en hiver qu’une maigre ration de mauvaise paille, manque souvent d’eau, ne respire qu’un air empesté, couche le plus souvent dans son fumier, et porte sa même toilette, sale et crottée, d’un bout de l’année à l’autre. Pour ma part, je tiens à ne pas me rendre coupable d’ingratitude envers cet animal bienfaisant. Je lui prodigue tous mes soins. Lorsque mes vaches sont à l’étable, leur litière est renouvelée chaque jour ; je leur donne fréquemment du foin, et des rations de carottes, betteraves, navets et autres légumes qu’elles affectionnent singulièrement. J’en suis récompensé par le lait qu’elles donnent en retour et par leur état constant de santé. Je n’ai jamais eu la douleur de les faire lever à la fin de l’hiver, ce qui ne peut manquer d’être le cas, lorsqu’elles souffrent de faim ou de soif, ou qu’elles respirent l’air corrompu d’une étable mal aérée.

« Quant à mes moutons, qui, comme vous voyez, appartiennent tous à la race South Down, je leur fais brouter les pâturages qu’ont déjà broutés mes autres animaux, car les moutons trouvent leur nourriture partout ; et durant l’hiver, je les enferme dans ma grange. Quoiqu’ils n’y soient pas chaudement, ils ne s’en trouvent pas plus mal ; ils préfèrent le bon air à la chaleur. J’enferme le bélier pendant un certain temps, afin que les agneaux ne viennent au monde que vers les beaux jours du printemps. Il est rare que j’en perde un seul. »

Tout en parlant ainsi, nous marchions toujours et nous arrivions au bord de la forêt.

« Si nous en avions le temps, me dit mon hôte, je vous conduirais à ma sucrerie. J’ai à peu près quinze arpents de forêt, où je trouve tout le bois nécessaire pour le chauffage et les autres besoins de l’exploitation. J’affectionne beaucoup cette partie de ma propriété, et je prends des mesures pour qu’elle n’aille pas se détériorant. Je crois qu’on peut trouver dans ces quinze arpents presque toutes les différentes espèces de bois du Canada.

Quels arbres magnifiques ! m’écriai-je.

— Oui, dit-il, ce sont les plaines, les érables et les merisiers qui dominent, mais il y a aussi des ormes, des hêtres, des bouleaux. Cette talle d’arbres que vous voyez tout-à-fait au bout, et qui s’élève si haut, ce sont des pins. Je n’ai que cela.

Je surveille avec beaucoup de soin la coupe de mon bois. On ne fait pas assez d’attention parmi nous à cette partie de l’économie rurale. Le gouvernement devrait aussi s’occuper plus qu’il ne fait de l’aménagement des forêts. Nos bois constituent une des principales parties de la fortune publique, et on ne devrait pas laisser l’exploitation s’en faire sans règles, sans économie, sans nul souci de l’avenir.

J’ai souvent songé que si notre gouvernement s’intéressait autant au bien-être, à la prospérité des habitants du pays qu’un bon père de famille s’intéresse au sort de ses enfants, au lieu de concéder à de pauvres colons des lots qui ne produiront jamais rien malgré tous leurs efforts, il laisserait ces terrains en forêts pour en tirer le meilleur parti possible. Il y a cruauté à laisser le pauvre colon épuiser ainsi son énergie et sa santé sur un sol ingrat.

Après quelques instants de repos, nous repartîmes pour la maison.

Mon hôte me parla beaucoup des fossés et des rigoles qui sillonnaient sa terre en tous sens, des clôtures qui entouraient ses champs, des dépenses et du travail que tout cela occasionnait et des avantages qu’il en retirait.

Je ne pus m’empêcher, en admirant la richesse et la beauté des moissons, de remarquer l’absence presque complète de mauvaises herbes. J’appris que cela était dû principalement aux labours profonds pratiqués pour enfouir les engrais.

À notre retour, nous visitâmes successivement tous les bâtiments de la ferme, à commencer par l’étable et l’écurie. Pas le moindre mauvais air ne s’y faisait sentir. Au contraire, comme me l’avait déjà dit mon hôte, ces deux appartements étaient parfaitement aérés, et tenus dans la plus grande propreté. D’après la manière dont le pavé était disposé, aucune parcelle de fumier, aucune goutte d’urine n’y étaient perdues. Cette dernière s’écoulait d’elle même dans un réservoir pratiqué à cet effet.

Nous passâmes dans la porcherie où se vautraient six beaux cochons de la race Berkshire.

Il y a longtemps, dit Jean Rivard, que je me suis défait de notre petite race de porcs canadiens qui dépensent plus qu’ils ne valent. Ces cochons que vous voyez donnent deux fois autant de viande et s’engraissent plus facilement. Nous les nourrissons des rebuts de la cuisine et de la laiterie, de son détrempé, de patates, de carottes et autres légumes.

Quant à ces poules qui caquettent en se promenant autour de nous, ce sont ma femme et mes enfants qui en prennent soin, qui les nourrissent, les surveillent, ramassent les œufs et les vendent aux marchands. Ma femme, qui depuis longtemps sait tenir registre de ses dépenses et de ses recettes, prétend qu’elle fait d’excellentes affaires avec ses poules. Elle a feuilleté tous mes ouvrages d’agriculture pour y lire ce qui concerne les soins de la basse-cour, et elle fait son profit des renseignements qu’elle a recueillis. Elle en sait beaucoup plus long que moi sur ce chapitre. Ce qui est certain, c’est qu’elle trouve moyen de faire pondre ses poules jusqu’en plein cœur d’hiver. Les œufs qu’elle met couver ne manquent jamais d’éclore à temps et les poussins sont forts et vigoureux. Il faut voir avec quelle sollicitude elle leur distribue la nourriture, tant qu’ils sont trop petits pour la chercher eux-mêmes. Elle est d’ailleurs tellement populaire chez toute la gente ailée, qu’elle ne peut sortir de la maison sans être entourée d’un certain nombre de ces intéressants bipèdes.

Il ne nous reste plus qu’à visiter le jardin, me dit Jean Rivard ; et quoique ce ne soit qu’un potager ordinaire, bien inférieur à ceux que vous avez dans le voisinage des villes, je veux vous le faire voir, parce qu’il est presqu’entièrement l’ouvrage de ma femme.

En effet, nous aperçûmes madame Rivard, coiffée d’un chapeau de paille à large bord, occupée à sarcler un carré de légumes. Deux ou trois des enfants jouaient dans les allées, et couraient après les papillons.

L’un d’eux, en nous voyant, vint m’offrir un joli bouquet.

Je fus présenté à madame Rivard que je n’avais pas encore vue. Elle nous fit avec beaucoup de grâce les honneurs de son petit domaine.

Le jardin pouvait avoir un arpent d’étendue. Il était séparé du chemin par une haie vive et les érables qui bordaient la route. Au fond se trouvait une belle rangée de hauts arbres fruitiers, et au sud, d’autres arbres à tiges moins élevées, tels que senelliers, gadeliers, groseilliers, framboisiers, etc.

Les plates-bandes étaient consacrées aux fleurs : roses, millets, giroflées, violettes, chèvrefeuilles, pois de senteur, capucines, belles de nuit, tulipes, balsamines, etc. Toutes ces fleurs étaient disposées de manière à présenter une grande variété de formes et de couleurs. Le tout offrait un coup d’œil ravissant.

La saison ne permettait pas encore de juger de la richesse du potager ; mais je pus remarquer aisément la propreté des allées et le bon entretien des carrés ensemencés.

Je fus invité à cueillir en passant sur une des plates-bandes quelques fraises que je trouvai d’un goût délicieux.

Quand je vous ai dit tout-à-l’heure, remarqua Jean Rivard, que ce jardin était l’œuvre de ma femme, j’aurais dû en excepter pourtant le labourage et le bêchage qui m’échouent en partage. J’aurais dû en excepter aussi la plantation, la taille et la greffe des arbres fruitiers que vous voyez, et qui sont exclusivement mon ouvrage. Je pourrai dire en mourant comme le vieillard de la fable :

Mes arrières neveux me devront cet ombrage.

Voyez ces deux pommiers qui depuis plusieurs années nous rapportent plus de pommes qu’il ne nous en faut. C’est moi qui, en les taillant, leur ai donné la forme élégante que vous leur voyez. Nos pruniers nous fournissent les meilleurs fruits qui se récoltent en Canada, et si vous passez dans quelque temps, nous vous ferons goûter d’excellentes cerises de France ; nous avons aussi des cerises à grappes. Vous voyez, en outre, des noyers, des pommeliers, des noisetiers, etc. J’ai été obligé d’étudier seul, dans mes livres, les moyens d’entretenir et d’améliorer tous ces différents arbres, et en particulier la greffe et la taille, et je crois que je ne m’en tire pas trop mal, tout en avouant volontiers que je suis loin encore d’être le parfait jardinier.

Rendus au fond du jardin, je fus surpris d’apercevoir plusieurs ruches d’abeilles :

— Voilà de petites maisons, me dit mon hôte, qui m’ont procuré beaucoup de jouissances. Il y a plusieurs années que je cultive les mouches à miel. Ces charmants petits insectes sont si laborieux, si industrieux, que leur entretien est moins un travail qu’un agrément. Il m’a suffi de semer dans les environs, sur le bord des chemins et des fossés, quelques-unes des plantes qui servent à la composition de leur miel ; elles butinent là tout le jour, et sur les fleurs du jardin sans que personne ne les dérange. Je prends souvent plaisir à les voir travailler : c’est bien avec raison qu’on les propose comme des modèles d’ordre, d’industrie et d’activité. N’est-ce pas admirable de les voir tirer du sein des plantes, qui sans cela seraient inutiles, ce suc délicieux qui sert à la nourriture de l’homme ? Nous recueillons beaucoup de miel depuis quelques années, et nous en sommes très-friands, principalement les enfants ; c’est une nourriture agréable, dont nous faisons un grand usage dans les maladies, surtout comme boisson adoucissante et rafraîchissante. Les gâteaux de cire que construisent les abeilles avec une perfection que l’homme le plus habile ne pourrait égaler, ne nous sont pas non plus inutiles. Mais n’y aurait-il que l’intérêt que je prends à considérer les travaux intelligents de ces petits êtres, à observer leurs mœurs, leur conduite admirable, et tout ce qui se passe dans l’intérieur de leurs demeures, que je me trouverais amplement récompensé du soin qu’elles exigent.

Madame Rivard revint avec nous à la maison, suivie de ses enfants qui gambadaient autour d’elle.

En dépit des objections de sa femme, Jean Rivard me fit entrer dans la laiterie.

C’était un petit bâtiment en pierre assez spacieux, ombragé de toutes parts par le feuillage des arbres et entièrement à couvert des rayons du soleil. L’intérieur était parfaitement frais, quoique suffisamment aéré. Je fus frappé, en y entrant, de l’air de propreté qui y régnait. Le parquet ou plancher de bas, les tablettes sur lesquelles étaient déposées des centaines de terrines remplies d’un lait crémeux, tout, jusqu’à l’extérieur des tinettes pleines de beurre, offrait à l’œil cette teinte jaune du bois sur lequel vient de passer la main de la blanchisseuse. Grâce à la fraîcheur de l’appartement, on n’y voyait ni mouche, ni insecte d’aucune espèce.