J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 163-168).

DERNIÈRE PARTIE.

I

Quinze ans après.


Nous ne dirons rien de la carrière parlementaire de Jean Rivard, ni des motifs qui l’engagèrent à l’abandonner pour se consacrer aux affaires de son canton et particulièrement à celles de sa paroisse.[1] Nous nous bornerons à faire connaître ce qu’étaient devenus, après quinze années de travail et de persévérance, notre humble et pauvre défricheur, et l’épaisse forêt à laquelle il s’était attaqué tout jeune encore avec un courage si héroïque.

Voyons d’abord comment l’auteur fit la connaissance de Jean Rivard.

C’était en 1860. J’avais pris le chemin de fer pour me rendre de Québec à Montréal, en traversant les cantons de l’Est, lorsqu’au milieu d’une nuit ténébreuse, et par une pluie battante, une des locomotives fut jetée hors des lisses et força les voyageurs d’interrompre leur course.

Aucun accident grave n’était survenu, mais la plupart des passagers, éveillés en sursaut, s’élancèrent des chars, en criant, et dans le plus grand désordre. Les habitants du voisinage accoururent avec des fanaux et offrirent obligeamment leurs services.

Je demandai où nous étions.

À Rivardville, répondit-on.

Cette réponse me fit souvenir de Jean Rivard, que j’avais connu de vue, à l’époque où il siégeait comme membre de l’assemblée législative.

M. Jean Rivard demeure-t-il loin d’ici ? m’écriai-je !

Il est ici, répondirent une dizaine de voix.

En effet, je vis dans la foule un homme s’avancer vers moi, tenant son fanal d’une main et son parapluie de l’autre.

C’était Jean Rivard lui-même.

Vous êtes tout trempé, me dit-il, vous feriez mal de voyager dans cet état, venez vous faire sécher chez moi ; vous continuerez votre voyage demain.

Je n’étais pas fâché d’avoir une occasion de faire plus intime connaissance avec l’ancien représentant du comté de Bristol et le canton qu’il habitait : j’acceptai, sans trop hésiter, son invitation hospitalière, et nous nous rendîmes à sa maison située à quelques arpents du lieu de l’accident.

Toute la famille dormait à l’exception d’une servante qui, sur l’ordre de Jean Rivard, alluma du feu dans la cheminée et nous fit à chacun une tasse de thé.

Malgré la simplicité de l’ameublement, je vis à l’air d’aisance et à la propreté des appartements que je n’étais pas dans la maison d’un cultivateur ordinaire.

« Je suis heureux, dis-je à mon hôte, qu’un accident m’ait procuré l’avantage de vous revoir… Vous êtes, je crois, un des plus anciens habitants de ce canton ? »

— Je suis établi dans ce canton depuis plus de quinze ans, me dit-il, et quoique encore assez jeune, j’en suis le plus ancien habitant. Quand je suis venu ici, dans l’automne de 1844, je n’avais pas vingt ans, et tout le canton de Bristol n’était qu’une épaisse forêt : ou n’y voyait pas la moindre trace de chemin ; je fus forcé de porter mes provisions sur mon dos, et d’employer près d’une journée à faire le dernier trajet de trois lieues que vous venez de parcourir en quelques minutes.

Et Jean Rivard me relata la plus grande partie des faits que le lecteur connaît déjà. J’appris le reste de son ami le curé de Rivardville, avec lequel je me liai bientôt, et plus tard de son ancien confident Gustave Charmenil, qui voulut bien me donner communication de toutes les lettres qu’il avait reçues autrefois du jeune et vaillant défricheur.

Il était minuit quand je montai me coucher. J’avais, sans m’en apercevoir, passé plus de deux heures à écouter le récit de mon hôte.

Le lendemain, je me levai avec l’aurore, le corps et l’esprit parfaitement dispos ; et désirant prendre connaissance de l’endroit où j’avais été jeté la veille, je sortis de la maison.

Quelle délicieuse fraîcheur ! Mes poumons semblaient se gonfler d’aise. Bientôt le soleil se leva dans toute sa splendeur, et j’eus un coup-d’œil magnifique. Un nuage d’encens s’élevait de la terre et se mêlait aux rayons du soleil levant. L’atmosphère était calme, on entendait le bruit du moulin et les coups de hache et de marteau des travailleurs qui retentissaient au loin. Les oiseaux faisaient entendre leur ravissant ramage sous le feuillage des arbres. À leurs chants se mêlaient le chant du coq, le caquetage des poules, et de temps en temps le beuglement d’une vache ou le jappement d’un chien.

L’odeur des roses et de la mignonnette s’élevait du jardin et parfumait l’espace. Il y avait partout une apparence de calme, de sérénité joyeuse qui réjouissait l’âme et l’élevait vers le ciel. Jamais je n’avais tant aimé la campagne que ce jour-là.

Lorsqu’on est condamné par son état à vivre au sein des villes, entouré des ouvrages des hommes, n’entendant d’autre voix que celle de la vanité et de l’intérêt sordide, ayant pour spectacle habituel l’étourdissante activité des affaires, et qu’on se trouve tout-à-coup transporté au milieu d’une campagne tranquille, on sent son cœur se dilater et son âme s’épanouir, en quelque sorte, au contact de la nature, cet abîme de grandeurs et de mystères.

Revenu un peu de mon extase, je portai mes regards autour de moi.

La demeure de mon hôte me parut ressembler à une villa des environs de la capitale plutôt qu’à une maison de cultivateur. C’était un vaste logement à deux étages, bâti en briques, avec galerie et perron sur la devanture. Une petite allonge à un seul étage, bâtie sur le côté nord, servait de cuisine et de salle à manger pour les gens de la ferme.

Un beau parterre de fleurs et de gazon ornait le devant de la maison, dont chaque pignon était ombragé par un orme magnifique. De l’un des pignons on apercevait le jardin, les arbres fruitiers, les gadeliers, les plate-bandes en fleurs.

Les dépendances consistaient en une laiterie, un hangar, un fournil et une remise pour les voitures.

En arrière, et à environ un arpent de la maison, se trouvaient les autres bâtiments de la ferme, la grange, l’écurie, l’étable, la bergerie et la porcherie.

Tous ces bâtiments, à l’exception de la laiterie étaient couverts en bardeaux et blanchis à la chaux ; une rangée de beaux arbres, plantés de distance en distance, bordait toute la propriété de Jean Rivard.

Je fus longtemps dans l’admiration de tout ce qui s’offrait à mes regards. J’étais encore plongé dans ma rêverie, lorsque je vis mon hôte arriver à moi d’un air souriant, et, après le bonjour du matin, me demander si je ne serais pas disposé à faire une promenade.

Rien ne pouvait m’être plus agréable. Après un déjeuner frugal, consistant en œufs à la coque, beurre, lait, crème, etc., nous nous disposâmes à sortir.

« Venez d’abord, me dit-il, que je vous fasse voir d’un coup-d’œil les environs de ma demeure. »

Et nous montâmes sur la galerie du second étage de sa maison, d’où ma vue pouvait s’étendre au loin de tous côtés.

Je vis à ma droite une longue suite d’habitations de cultivateurs, à ma gauche le riche et joli village de Rivardville, qu’on aurait pu sans arrogance décorer du nom de ville.

Il se composait de plus d’une centaine de maisons éparses sur une dizaine de rues d’une régularité parfaite. Un grand nombre d’arbres plantés le long des rues et autour des habitations donnaient à la localité une apparence de fraîcheur et de gaîté. On voyait tout le monde, hommes, femmes, jeunes gens, aller et venir, des voitures chargées se croisaient en tous sens ; il y avait enfin dans toutes les rues un air d’industrie, de travail et d’activité qu’on ne rencontre ordinairement que dans les grandes cités commerciales.

Deux édifices dominaient tout le reste : l’église, superbe bâtiment en pierre, et la maison d’école, assez spacieuse pour mériter le nom de collége ou de couvent. Les toits de fer blanc de ces vastes édifices brillaient aux rayons du soleil. Les moulins de diverses sortes, deux grandes hôtelleries, plusieurs maisons de commerce, les résidences des notaires et des médecins se distinguaient aussi des autres bâtiments. Presque toutes les maisons étaient peintes en blanc et présentaient à l’œil l’image de l’aisance et de la propreté.

Après avoir admiré quelque temps l’aspect du village et des campagnes environnantes, mes yeux s’arrêtèrent involontairement sur la ferme de mon hôte, et j’exprimai tout de suite le désir de la visiter.

  1. Ceux qui désireraient en savoir quelque chose n’ont qu’à lire le Foyer Canadien de 1864, pages 209 à 262.