J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 23-36).

IV.



le missionnaire. — l’église. — la paroisse.


Vous dont la gloire sait comprendre toute gloire.
Répondez : n’est-ce pas que la soutane noire
Cache des cœurs vaillants à vous rendre jaloux ?

Henri de Bonnier.


Dès leur arrivée dans la forêt, les jeunes mariés avaient formé le dessein d’aller, le dimanche suivant, entendre la messe à l’église de Lacasseville.

On sait que Lacasseville était à trois lieues de leur habitation.

Mais le matin de ce jour une pluie torrentielle inondait les chemins, et il avait fallu bon gré mal gré renoncer au voyage projeté.

La même chose était arrivée les deux dimanches suivants : sujet de grand chagrin pour Louise qui n’avait pas encore manqué la messe du dimanche une seule fois depuis sa première communion.

Le manque d’églises est certainement l’une des principales causes du retard de la colonisation. Partout où se porte la famille canadienne, il lui faut un temple pour adorer et prier Dieu.

Jean Rivard avait eu beau lire à sa Louise les plus beaux chapitres de l’Imitation de Jésus-Christ, de ce précieux petit livre qu’elle-même lui avait donné autrefois comme souvenir et qu’il conservait avec un soin religieux, il avait vu dans ses beaux yeux qui semblaient se mouiller involontairement, qu’elle éprouvait une profonde tristesse, et il avait résolu de faire tout au monde pour y apporter remède.

En effet, il s’était rendu tout de suite à Lacasseville, accompagné du père Landry, et tous deux avaient fait tant d’instances auprès du prêtre desservant de l’endroit, que celui-ci s’était engagé à écrire sans délai à son supérieur ecclésiastique pour lui exposer les besoins spirituels du canton de Bristol ; et peu de temps après Jean Rivard avait été informé qu’un jeune missionnaire qui desservait depuis un an plusieurs des cantons environnants avait reçu l’ordre d’aller une fois par mois dans le nouveau canton, y dire la messe, confesser, faire des baptêmes, etc.

Or, ce jeune missionnaire n’était autre qu’Octave Doucet, l’un des plus intimes amis de collège de Jean Rivard.

Octave Doucet et Jean Rivard ne s’étaient connus qu’au collège ; mais en se voyant pour la première fois, ces deux jeunes gens s’étaient sentis comme magnétiquement attirés l’un vers l’autre ; la liaison la plus étroite n’avait pas tardé à s’établir entre eux.

Ils avaient formé ensemble les plus charmants projets. Ils devaient, en sortant du collège, s’établir à la campagne dans le voisinage l’un de l’autre, et cultiver ensemble la terre, les muses et la philosophie. Jean Rivard devait épouser la sœur d’Octave Doucet qu’il n’avait jamais vue, mais qu’il aimait parce qu’il la supposait douée de toutes les belles qualités de son ami.

Mais, à l’encontre de leurs communes prévisions, Jean Rivard avait dû sortir du collège avant la fin de sa Rhétorique, et le jeune Octave Doucet, une fois son cours terminé, avait pris la soutane. Vers le temps où Jean Rivard s’enfonçait dans la forêt, la hache à la main, Octave Doucet songeait à se faire admettre au sacerdoce et à aller évangéliser les habitants des cantons de l’Est.

Plein de zèle et de courage, il avait lui-même sollicité la faveur de consacrer les plus belles années de sa jeunesse aux durs et pénibles travaux des missions ; et à l’époque du mariage de Jean Rivard, il y avait déjà un an qu’il annonçait la parole de Dieu dans ces régions incultes.

Les missionnaires de nos cantons n’ont pas, il est vrai, de peuplades sauvages à instruire et civiliser ; ils ne sont pas exposés comme ceux de contrées plus lointaines à être décapités, brûlés à petit feu, scalpés ou massacrés par la main des barbares, mais ils se dévouent à toutes les privations que peut endurer la nature humaine, au froid, aux fatigues, à la faim, à tous les maux qui résultent de la pauvreté, de l’isolement et d’un travail dur et constant.

Beaucoup y perdent la santé, quelques-uns méme y perdent la vie.

Je n’entreprendrai pas de raconter toutes les misères qu’avait essuyées notre jeune missionnaire dans l’accomplissement de ses saintes mais pénibles fonctions. Il avait eu à desservir jusqu’à cinq missions à la fois. Il lui était arrivé de faire six sermons dans une journée, trois en français et trois en anglais, alors même qu’il en était réduit à ne prendre qu’un seul repas, vers quatre ou cinq heures de l’après-midi. Plus d’une fois il avait fait à pied, au milieu des neiges, cinq, dix, quinze lieues pour porter le bon Dieu aux malades, après quoi il n’avait eu pour se reposer de ses fatigues d’autre couche que le plancher nu de la cabane du défricheur. Plus d’une fois il avait failli périr, surpris par des tempêtes dans ses longs trajets à travers les bois. Pendant une nuit entière il avait été enseveli dans la neige, seul, loin de tout secours humain, n’ayant pour compagnons que les vents et la tempête, pour espoir que le Dieu qu’il servait et dont il portait la parole aux populations éparses dans la forêt.

Et comment vivait-il au milieu de ces peuples dénués de tout ? Comment soutenait-il sa dignité de prêtre ? Au moyen de présents, de souscriptions, de charités. Humble mendiant, il faisait lui-même une tournée dans les cantons qu’il desservait, allant de maison en maison demander du grain, du beurre, des légumes. Le dimanche, il remerciait au prône les fidèles qui l’avaient secouru. C’était là, me disait-il plus tard, la plus dure de toutes mes épreuves. Les fatigues corporelles qu’il endurait n’étaient rien comparées à cette nécessité de solliciter de ses ouailles les besoins de la vie matérielle en échange des secours spirituels qu’il leur dispensait avec tant de zèle.

C’était pourtant avec joie qu’il avait reçu l’ordre d’ajouter à ses travaux apostoliques, déjà considérables, la desserte du canton de Bristol, puisque, tout en remplissant les devoirs sacrés de son ministère, il allait se retrouver de temps à autre avec son ancien ami, qu’il n’avait pas oublié et dont il entendait souvent exalter le courage et l’activité.

En attendant que la localité fût en état d’ériger une chapelle convenable, c’était une simple maison en bois, construite en quelques jours par les principaux habitants du canton, qui servait de temple.

Le missionnaire apportait avec lui les vases sacrés et ses habits sacerdotaux, comme le médecin de campagne qui, dans ses visites aux malades, n’a garde d’oublier sa boite de pharmacien.

Une petite table servait d’autel.

Madame Rivard se donnait beaucoup de soin pour orner l’humble chaumière où devait se célébrer le divin sacrifice ; malgré cela, la simplicité du lieu rappelait involontairement les temps primitifs de l’ère chrétienne.

Pendant plusieurs heures avant la messe le prêtre entendait les confessions.

Bientôt on voyait sortir de la forêt et arriver de tous côtés hommes, femmes, enfants, désireux d’assister au saint sacrifice et d’entendre la parole de Dieu. Quand la maison était remplie, ceux qui n’avaient pu entrer s’agenouillaient dehors. Dans la belle saison, si le temps le permettait, le missionnaire célébrait la messe en plein air, de manière à être vu et entendu de toute la nombreuse assistance.

Il faisait beau voir le pieux recueillement, le silence religieux qui régnaient dans cette pauvre cabane convertie en temple ! Ceux qui n’ont jamais assisté au sacrifice divin que dans les cathédrales splendides, en face d’autels magnifiquement décorés, ne savent pas les jouissances intimes qu’éprouve l’âme chrétienne qui se trouve pour ainsi dire en contact avec son Créateur dans un pauvre oratoire. Chateaubriand a fait un tableau magnifique de la prière du soir récitée sur un navire, au milieu des vagues de l’Océan et aux rayons dorés du soleil couchant ; il eût fait un tableau pour le moins aussi intéressant du sacrifice célébré au milieu des forêts du Canada, à l’ombre d’arbres séculaires, au bruit du chant des oiseaux, au milieu des parfums s’exhalant du feuillage verdoyant et des plantes en fleur. Une assistance composée d’humbles familles, hommes, femmes, enfants, vieillards, courbés sous le poids du travail, demandant à Dieu le pain de chaque jour, la santé, la paix, le bonheur, offre certainement quelque chose de plus touchant que le spectacle d’une réunion d’insouciants marins ou d’industriels courant à la recherche de la fortune.

Mais si la visite mensuelle du jeune missionnaire était une fête pour toute la population du canton, elle l’était doublement pour Jean Rivard, qui retrouvait ainsi un ami de cœur dans le sein duquel il pouvait épancher, comme autrefois, ses plus intimes confidences.

Madame Rivard aussi attendait chaque mois avec impatience l’arrivée de monsieur Doucet. C’était un grand bonheur pour elle que la présence d’un prêtre dans sa maison. La petite chambre qu’il habitait durant sa visite était préparée plusieurs jours à l’avance. Françoise partageait à cet égard les sentiments de sa maîtresse. Tant que le missionnaire habitait la maison, elle se sentait en sûreté, elle n’avait peur ni du tonnerre, ni des revenants, ni des sorciers ; elle redoublait d’activité pour que monsieur le curé ne manquât de rien.

Dès cette époque, Octave Doucet avait eu l’ambition, bien justifiable assurément, de devenir un jour curé de cette localité, dont Jean Rivard était le fondateur.

Ce jour ne tarda pas à arriver.

Moins de deux ans après, il fut chargé d’annoncer, de la part de son évêque, qu’aussitôt qu’une église convenable serait construite, et que Rivardville serait régulièrement érigé en paroisse, un prêtre y fixerait sa résidence.

Cette nouvelle fit une profonde sensation, et il y eut après la messe une assemblée publique où la question fut débattue.

Il est bien rare qu’on puisse bâtir une église en Canada sans que la discorde n’élève sa voix criarde. Le site du nouvel édifice, les matériaux dont il sera construit, les moyens à adopter pour subvenir aux frais de construction, tout devient l’objet de discussions animées. On se pique, on s’entête, on pousse l’opiniâtreté si loin, que quelquefois le décret même de l’évêque ne peut réussir à pacifier les esprits. On composerait un gros volume du récit de toutes les contestations de ce genre qui ont agité le Bas-Canada depuis son établissement. Des scandales publics, des espèces de schismes se sont produits à la suite de ces contestations.

Ces divisions si ridicules et si funestes deviennent heureusement plus rares, aujourd’hui que les esprits se livrent plus qu’autrefois à la considération des affaires publiques et que les hommes d’opposition quand même trouvent dans les questions de politique générale ou les questions locales les aliments nécessaire à l’exercice de leurs facultés.

Mais on n’était pas très-avancé à cette époque dans le canton de Bristol, et ce ne fut pas chose facile que de se concerter pour fixer l’emplacement de l’église, et pour obtenir ensuite l’érection canonique et civile de la paroisse.

Gendreau-le-Plaideux fut ravi d’avoir une aussi belle occasion d’exercer son esprit de contradiction.

Il annonça d’abord qu’il s’opposerait de toutes ses forces à l’érection de la paroisse sous prétexte que, une fois Rivardville ainsi érigé civilement et canoniquement, ou poursuivrait sans miséricorde les pauvres habitants endettés à la fabrique.

Il insista tellement sur ce point dans l’assemblée publique qui eut lieu à cet effet qu’un certain nombre de ses auditeurs finirent par prendre l’alarme.

Quant à l’emplacement de l’église, les terrains possédé par la famille Rivard étant situés à peu près au centre de la paroisse projetée, et formant l’endroit le plus fréquenté, puisqu’on y trouvait déjà des magasins, des boutiques, et bon nombre de maisons, semblaient naturellement désignés au choix des colons.

Aussi cet endroit fut-il spontanément proposé par le père Landry pour être le site de la future église.

Il fit connaître en même temps que le terrain nécessaire à l’emplacement de l’église, du presbytère et du cimetière, ne comprenant pas moins de cinq ou six arpents de terre en superficie, était offert gratuitement par la famille Rivard à la paroisse de Rivardville.

Malgré cela, Gendreau-le-Plaideux ne vit dans la proposition du père Landry qu’une injustice révoltante, qu’une honteuse spéculation de la part des amis de Jean Rivard. Il n’y avait, prétendait-il, pas moins de quatre ou cinq autres sites de beaucoup préférables à celui qu’on proposait. Il fit tant de bruit que Jean Rivard lui même proposa de remettre à un dimanche subséquent la décision de cette question.

À cette nouvelle réunion, le missionnaire était présent et prit part aux délibérations. Il proposa lui-même que la paroisse de Rivardville fut composée d’une étendue d’environ trois lieues de territoire, dont il désigna les bornes ; il proposa comme emplacement de la future église une jolie éminence dominant toute la contrée environnante, située à environ dix arpents de la propriété de Jean Rivard, et faisant partie du lot de l’un de ses jeunes frères. Il fit ressortir avec tant de force et de clarté les avantages du site proposé que personne parmi ses auditeurs ne put conserver la moindre hésitation.

Gendreau-le-Plaideux lui-même se montra très-modéré et se borna à balbutier quelques objections qui ne furent pas même écoutées.

Une fois d’accord sur le site, il fallut s’entendre sur les matériaux dont la chapelle serait construite. On n’éprouva cette fois aucune opposition sérieuse ; à la recommandation du missionnaire lui-même, il fut décidé que cette église ne devant être en quelque sorte que provisoire, et la localité se composant en grande partie de pauvres défricheurs, on construirait d’abord un édifice en bois capable de contenir de douze à quinze cents personnes ; cet édifice servirait de temple jusqu’à ce que la paroisse fut en état d’en construire un en pierre ou en brique sur le modèle des grandes églises des bords du Saint-Laurent.

Quant au presbytère qui devait être aussi en bois, la construction en fut différée jusqu’à l’année suivante, Jean Rivard s’offrant volontiers de loger monsieur le curé jusqu’à cette époque.

L’église fut construite sous la direction de Jean Rivard, sans taxe, sans répartition, au moyen de corvées et de contributions volontaires ; au bout de quelques mois, elle était achevée à la satisfaction de tous.

Ce fut un beau jour pour toute la population de Rivardville que celui où la cloche de l’église se fit entendre pour la première fois, cette cloche qui, suivant les paroles d’un grand écrivain, fait naître, « à la même minute un même sentiment dans mille cœurs divers. »

L’extérieur de l’église était peint en blanc, et le petit clocher qui la surmontait s’apercevait à une grande distance. L’intérieur aussi était blanchi à la chaux, à l’exception des bancs qui paraissaient d’une couleur grisâtre. À l’entrée, et de chaque côté de la porte, on voyait un bénitier en bois peint surmonté d’une croix ; et sur l’autel quatre bouquets et six grands cierges de bois. Au fond du sanctuaire était un grand tableau, avec une gravure de chaque côté. Une petite lampe, toujours allumée, reposait sur une table à côté de l’autel. De modestes cadres représentant un chemin de croix étaient suspendus de distance en distance autour de l’humble église. Mais ce qui frappait le plus les yeux en y entrant c’était l’air de propreté qui régnait dans tout l’édifice. On se sentait heureux dans ce temple modeste, élevé au milieu des bois, à la gloire du Dieu Tout-Puissant par une population amie du travail, et de la vertu.

Le cimetière qui fut soigneusement enclos adjoignait immédiatement la chapelle.

Dans le cours de l’année suivante, sur la même éminence, et à quelques pas de l’église, fut bâti le presbytère.

Dans la même année, après toutes les formalités requises, Rivardville fut canoniquement et civilement érigé en paroisse, en dépit des efforts réitérés du père Gendreau.

La paroisse, telle qu’elle existe encore dans le Bas-Canada, a existé pendant des siècles dans l’Europe catholique. Son organisation répond parfaitement aux besoins des fidèles ; et le Canadien qui s’éloigne du clocher natal n’a pas de plus grand bonheur dans sa nouvelle patrie que de se voir encore une fois membre de cette petite communauté appelée la paroisse.

Il va sans dire que M. Octave Doucet fut nommé curé de Rivardville, à la charge toutefois de desservir en même temps quelques unes des missions environnantes.

Achevons d’esquisser ici le portrait du jeune curé.

Ce qui le distinguait surtout, c’était sa nature franche et sympathique ; on sentait, en causant avec lui, qu’il avait constamment le cœur sur les lèvres ; on ne pouvait l’aborder sans l’aimer ; et on ne s’en séparait qu’avec le désir de le voir encore. Personne n’était mieux fait pour consoler les malheureux ; aussi avait-il constamment dans sa chambre de pauvres affligés qui venaient lui raconter leurs chagrins et chercher des remèdes à leurs maux. Jamais il ne rebutait personne ; au contraire, c’était avec le doux nom d’ami, de frère, d’enfant, de père, qu’il accueillait tous ceux qui s’adressaient à lui. Sa sensibilité, la bonté de son cœur se révélaient à la moindre occasion.

C’était là le côté sérieux de sa nature, mais à ces qualités s’en joignait une autre qui contribuait encore à le faire aimer davantage : c’était une gaîté constante non cette gaîté de circonstance, souvent affectée, qui se traduit en jeux de mots plus ou moins spirituels, mais cette joie franche, naturelle, qui éclate en rires inextinguibles, au moindre mot d’un ami. La plus légère plaisanterie le faisait rire jusqu’aux larmes. Il avait toujours quelque anecdote amusante à raconter. Aussi sa société était-elle vivement recherchée par les gens d’esprit.

Il n’avait qu’un défaut, qui faisait son désespoir, et dont il chercha vainement à se corriger : il fumait. La pipe était sa passion dominante ; et jamais passion ne donna plus de tourments à un homme, ne tyrannisa plus impitoyablement sa victime.

Jean Rivard prenait quelquefois plaisir à tourmenter son ami à propos de cette habitude inoffensive. Il entrait avec lui dans de longues dissertations pour démontrer l’influence pernicieuse du tabac sur la santé, et le tort qu’il causait au bien-être général. Suivant ses calculs, ce qui se dépensait chaque année en fumée de tabac pouvait faire subsister des milliers de familles, et faire disparaître entièrement la mendicité des divers points du Bas-Canada.

Le bon Octave Doucet passait alors deux ou trois jours sans fumer ; mais il perdait sa gaîté, il allait et venait comme s’il eût été à la recherche de quelque objet perdu ; puis il finissait par trouver sa pipe.

À la vue de l’objet aimé, le sang lui montait au cerveau, il se troublait, et ses bonnes résolutions s’évanouissaient.

On le voyait bientôt comme de plus belle se promener de long en large sur le perron de son presbytère en faisant monter vers le ciel de longues spirales de fumée.

Au fond, Jean Rivard pardonnait facilement à son ami cette légère faiblesse qui composait, à peu près, son seul amusement.

Au reste, ces petites dissertations, moitié badines moitié sérieuses, n’empêchaient pas les deux amis de s’occuper d’affaires importantes.

Il fallait voir avec quel zèle, quelle chaleur ils discutaient toutes les questions qui pouvaient exercer quelque influence sur l’avenir de Rivardville ! Jamais roi, empereur, président, dictateur ou souverain quelconque ne prit autant d’intérêt au bonheur et à la prospérité de ses sujets que n’en prenaient les deux amis au succès des habitants de leur paroisse.

Le jeune curé possédait une intelligence à la hauteur de celle de Jean Rivard, et quoiqu’il fût d’une grande piété et que ses devoirs de prêtre l’occupassent plus que tout le reste, il se faisait aussi un devoir d’étudier avec soin tout ce qui pouvait influer sur la condition matérielle des peuples dont les besoins spirituels lui étaient confiés. Il comprenait parfaitement tout ce que peuvent produire, dans l’intérêt de la morale et de la civilisation bien entendue, le travail intelligent, éclairé, l’aisance plus générale, une industrie plus perfectionnée, l’instruction pratique, le zèle pour toutes les améliorations utiles, et il ne croyait pas indigne de son ministère d’encourager chez ses ouailles ces utiles tendances, chaque fois que l’occasion s’en présentait.

On pouvait voir quelquefois les deux amis, seuls au milieu de la nuit, dans la chambre de Jean Rivard, discuter avec enthousiasme certaines mesures qui devaient contribuer à l’agrandissement de la paroisse, au développement des ressources du canton, s’entretenir avec bonheur du bien qu’ils allaient produire, des réformes qu’ils allaient opérer, des changements qu’ils allaient réaliser pour le bien de leurs semblables et la plus grande gloire de Dieu.

C’étaient le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel se soutenant l’un par l’autre et se donnant la main.