J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 15-23).

III.

rivardville.


Pendant ce temps là, le canton de Bristol, et en particulier l’endroit où s’était établi Jean Rivard, faisait des progrès remarquables.

Une des choses les plus intéressantes pour l’observateur intelligent, surtout pour l’économiste et l’homme d’État, c’est, à coup sûr, l’établissement graduel d’un canton, la formation d’une paroisse, d’un village, d’une ville.

De même qu’on voit l’enfant naître, croître et se développer jusqu’à ce qu’il soit devenu homme, de même Jean Rivard vit au sein de la forêt vierge les habitations sortir de terre, s’étendre de tous côtés, et former peu-à-peu cette populeuse et florissante paroisse qui fut bientôt connue sous le nom de Rivardville.

À peine le canton comptait-il une centaine de cabanes de défricheurs qu’un grand nombre de familles arrivèrent des bords du Saint Laurent pour s’établir en permanence dans cette nouvelle contrée. On vit arriver tour-à-tour l’ouvrier, faisant à la fois les fonctions d’entrepreneur, de constructeur, de meublier, de maçon, de voiturier ; le cordonnier, le forgeron s’aidant d’abord de la culture de quelques arpents de terre ; le petit négociant, détaillant pour la commodité des nouveaux colons, la farine, le lard, les pois et des choses moins indispensables, comme pipes, tabac, allumettes, bouts de rubans, et recevant en échange grains de toutes sortes, bois de sciage et de chauffage, cendre à potasse, œufs, volailles, etc., qu’il revendait à son tour dans les villes ou villages voisins.

Les notes suivantes extraites de diverses lettres adressées de temps à autre par Jean Rivard à ses frères ou à ses amis donneront une idée de cette immigration graduelle dans la forêt de Bristol.

« 20 Juillet — Un nouveau colon, Pierre Larose, est arrivé ce matin dans l’intention de s’établir ici. Il se propose de cultiver, et de faire du bardeau. Il prétend pouvoir faire ces deux choses à la fois. Tant mieux. La fabrication de bardeau est une excellente industrie. Nous avons la matière première sous la main, et d’ici à longtemps cet objet de consommation sera en grande demande dans notre localité. Il est même probable qu’on pourrait l’exporter avec avantage. »

« 14 Août. — Un ouvrier, fabricant de meubles, est arrivé hier du district des Trois-Rivières dans le dessein d’acheter un lopin de terre. Il a trois garçons qui grandissent, il veut en faire des cultivateurs. En même temps qu’il défrichera et exploitera son lot de terre, il fabriquera, dans sa boutique, tous les articles d’ameublement qui pourront se vendre ici ou dans les environs, tels que chaises, lits, tables, sofas, etc. Les matériaux ne lui coûtant rien, il prétend pouvoir fabriquer ces objets à bien moins de frais qu’à la ville. « Avec ma terre et ma boutique, » me dit cet homme, « je suis à peu près sûr de ne jamais perdre de temps. » Ces seuls mots m’ont donné de lui une idée avantageuse et je souhaite de tout mon cœur qu’il devienne un des nôtres. »

« 25 Août — Encore un ouvrier qui vient grossir notre colonie. M. J. B. Leduc, charron, vient d’acheter un lot à environ un mille d’ici. Il veut cultiver, avec ses enfants, en même temps qu’il exercera son métier de charron, quand l’occasion s’en présentera. Nous avons dans notre canton un grand besoin de voitures de toutes sortes, et je suis sûr que M. Leduc aura peine à répondre aux commandes qui lui viendront de tous côtés.

M. Leduc me paraît un homme intelligent et fort respectable, et je suis heureux de le voir s’établir au milieu de nous. »

« 2 Septembre. — J’ai reçu ce soir la visite d’un jeune homme de Montréal, qui désire s’établir ici comme marchand. Il me parait assez intelligent, mais je n’ai pas hésité à désapprouver son projet. Nous avons déjà deux petits négociants dans le canton de Bristol, c’est assez ; c’est même trop pour le moment. Avant d’échanger, il faut produire. Une des causes de la gêne dans nos campagnes, c’est le trop grand nombre de commerçants. Les cultivateurs y trouvent trop facilement le moyen de s’endetter, en faisant l’achat de choses inutiles. Le marchand, s’il n’a pas un grand fonds d’honnêteté, vendra ses marchandises à un prix exorbitant ou prêtera à gros intérêt, ruinant ainsi, en peu d’années, d’honnêtes pères de famille qui mériteraient un meilleur sort. »

« 10 Septembre. — Ouf ! quel ennui ! voilà un importun, qui, sous prétexte de me demander conseil sur le projet qu’il a de s’établir dans le canton, me fait perdre près d’une heure à me parler de chevaux. Avec quel enthousiasme il m’a raconté l’histoire de tous les chevaux qu’il a achetés depuis qu’il est au monde ! C’est, je suppose, un maquignon de profession. J’espère au moins que notre canton n’aura pas l’honneur de compter ce maquignon au nombre de ses habitants. »

« 6 Octobre. — Oh ! certes, voilà que notre localité devient célèbre ! Un docteur vient s’offrir pour soigner nos malades ! Jusqu’à présent nous avons dû courir à Lacasseville chaque fois qu’il a fallu avoir un médecin, ce qui n’est pas arrivé très-souvent, Dieu merci ! Madame Landry qui a prêté volontiers son assistance aux femmes, a presque toujours remplacé le docteur. Quoique je ne ressemble guère au grand Napoléon, soit dit sans vouloir démentir Pierre Gagnon, je pense comme lui que le monde n’en irait pas plus mal, s’il n’y avait pas autant de médecins. Le bon air, l’exercice, la diète sont les meilleurs médecins dans les trois quarts des maladies. Je ne puis cacher toutefois qu’un chirurgien habile ne serait pas inutile dans une place nouvelle comme la nôtre, où des accidents de diverses sortes, fractures de membres, brûlures, coupures, arrivent au moment où on s’y attend le moins.

« Je n’ai donc pas rejeté les offres de notre jeune postulant : mais après lui avoir exposé le peu de ressources de notre canton, l’état de gêne de la plupart des habitants, je l’ai engagé à prendre un lot de terre, et à cultiver tout en exerçant son art, chaque fois que l’occasion s’en présentera. Il m’a paru goûter assez bien ce conseil, et je ne serais pas surpris de voir avant peu le canton de Bristol sous la protection d’un médecin. »

Ces quelques extraits nous font comprendre le mouvement de la colonisation dans cette région livrée aux bras des défricheurs. Huit jours se passaient à peine sans que le canton de Bristol fût le théâtre d’un progrès nouveau.

Le médecin en question ne tarda pas s’établir dans le voisinage de Jean Rivard. Mais un autre personnage, dont nous devons dire quelques mots, émigra aussi vers cette époque dans le canton de Bristol, sans toutefois prendre conseil de Jean Rivard. Il venait d’une des anciennes paroisses des bords du Saint Laurent, d’où sans doute on l’avait vu partir sans regret, car il était difficile d’imaginer un être plus maussade. C’était l’esprit de contradiction incarné, le génie de l’opposition en chair et en os. Quoiqu’il approchât de la quarantaine, il n’avait encore rien fait pour lui-même, tous ses efforts ayant été employés à entraver les mesures des autres. Il avait gaspillé en procès un héritage qui eût suffi à le rendre indépendant sous le rapport de la fortune. Sa manie de plaider et de contredire l’avait fait surnommer depuis longtemps le Plaideur ou le Plaideux, et on le désignait communément sous l’appellation de Gendreau-le-Plaideux.

Au lieu de se réformer en vieillissant, il devenait de plus en plus insupportable. Contrecarrer les desseins d’autrui, dénaturer les meilleures intentions, nuire à la réussite des projets les plus utiles, s’agiter, crier, tempêter, chaque fois qu’il s’agissait de quelqu’un ou de quelque chose, telle semblait être sa mission.

Hâbleur de première force, il passait ses journées à disserter à tort et à travers, sur la politique d’abord, puis sur les affaires locales et municipales, les affaires d’école, les affaires de fabrique, et si ces projets lui faisaient défaut, tant pis pour les personnes, c’étaient elles qui passaient au sas de sa critique.

Dans la paroisse où il demeurait avant d’émigrer à Bristol, il avait été pendant vingt ans en guerre avec ses voisins pour des questions de bornage, de découvert, de cours d’eau, pour de prétendus dommages causés par des animaux ou des volatiles, et pour mille autres réclamations que son esprit fertile se plaisait à inventer.

Ces tracasseries qui font le désespoir des gens paisibles étaient pour lui une source de jouissances. Il se trouvait là dans son élément. Une église à bâtir, un site à choisir, une évaluation à faire, un chemin public à tracer, une école à établir, des magistrats à faire nommer, des officiers de voirie à élire, toutes ces circonstances étaient autant de bonnes fortunes pour notre homme.

Un fait assez curieux peut servir à faire comprendre jusqu’à quel point cet individu poussait l’esprit de contradiction. En quittant sa paroisse natale, où il avait réussi, on ne sait comment, à se faire élire conseiller municipal, il refusa de donner sa démission en disant à ces collègues : je reviendrai peut-être ! en tous cas, soyez avertis que je m’oppose à tout ce qui se fera dans le conseil en mon absence.

C’était là l’homme que Jean Rivard allait avoir à combattre.

Jean Rivard, comme on le sait déjà, n’était pas dépourvu d’énergie, il ne se laissait pas d’ordinaire décourager par les obstacles. Mais bien qu’il eût fait résolument la guerre à la forêt, il n’était pas ce qu’on appelle un ferrailleur ; il ne combattait pas pour le plaisir de combattre ; toute opposition injuste, frivole, le chagrinait, parce qu’elle était à ses yeux une cause de faiblesse. Rien au contraire ne lui donnait autant de satisfaction que l’unanimité d’opinion sur une question quelconque.

L’union, l’union, disait-il sans cesse, c’est elle qui fait la force des sociétés, comme elle fait le bonheur des familles.

Il ne redoutait rien tant que de voir la discorde s’introduire dans la petite communauté qui était venue dans cette forêt chercher la paix et le bonheur.

Il eût donc indubitablement préféré ne pas avoir le voisinage de Gendreau-le-plaideux ; mais il lui fallut cette fois encore faire contre fortune bon cœur et prendre son parti de ce qu’il ne pouvait empêcher.

Une circonstance, assez peu importante au fond, lui révéla bientôt les ennuis auxquels il devait s’attendre dans les questions d’une portée plus sérieuse.

On se rappelle qu’à l’époque des amours de Jean Rivard et de Louise Routier, la localité qu’avait choisie notre héros pour y faire son établissement était quelquefois désignée sous le nom de Louiseville.

Cette appellation pourtant ne fut jamais guère en usage que dans la famille ou le cercle intime de Jean Rivard. Le plus souvent, lorsqu’on parlait de cette partie du canton de Bristol, on disait tout bonnement « Chez Jean Rivard, » ou « Au Ruisseau de Jean Rivard, » par allusion à la petite rivière qui traversait le lot de notre défricheur.

Mais depuis que Jean Rivard n’était plus seul dans la localité, ces dernières appellations paraissaient insuffisantes.

Il fut donc proposé, dans une assemblée qui eut lieu un dimanche après la messe, et à laquelle assistaient la plus grande partie des habitants du canton, qu’à l’avenir cette localité portât le nom de « Rivardville. »

« Je sais bien, » dit, dans une courte allocution, le père Landry, président de cette assemblée, « je sais bien que nos enfants n’oublieront jamais celui qui le premier s’est frayé un chemin à travers la forêt du canton de Bristol. C’est à lui qu’ils devront l’aisance et le bonheur dont ils jouiront sans doute par la suite, Mais nous qui connaissons plus particulièrement tout ce que nous devons au courage, à l’énergie de notre jeune chef, empressons-nous de lui offrir un témoignage de reconnaissance et de respect, en donnant son nom à cette localité dont il est, de fait, le véritable fondateur. Honneur à Jean Rivard ! et que les environs de sa demeure, s’ils deviennent plus tard ville ou village, soient un monument durable de sa valeur, qu’ils disent à la postérité ce que peut opérer le travail uni à la persévérance. »

Ces simples paroles retentirent dans le cœur de tous les assistants.

Hourra pour Jean Rivard ! s’écria-t-on de toutes parts.

Jean Rivard et Gendreau-le-Plaideux furent les seuls qui s’opposèrent à cette proposition, le premier par modestie, le second par esprit de contradiction.

Gendreau ne voyait pas pourquoi l’on ne conservait pas l’ancien nom de Bristol qu’il trouvait de beaucoup préférable à celui de Rivardville, et il prit de là occasion de faire une tirade contre la manie des changements et des innovations.

Ses paroles n’eurent rien d’insultant, mais firent comprendre ce qu’on devait attendre de lui dans la suite.

Il fut résolu, malgré cela, que la localité prendrait incessamment le nom de Rivardvîlle, et que, une fois érigée en paroisse, elle serait mise, avec la sanction des autorités ecclésiastiques, sous l’invocation de Sainte Louise.

Cette dernière partie de la proposition n’eut pour contradicteur que Gendreau-le-Plaideux, et fut ainsi considérée comme unanimement adoptée.