J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 36-43).

V.



pierre gagnon.


On a vu tout-à-l’heure que Pierre Gagnon n’était plus au service de Jean Rivard. Il l’avait abandonné graduellement, et comme à regret, pour se consacrer au défrichement de son propre lopin de terre.

Nos lecteurs se rappelleront que ce lot était situé immédiatement au sud de celui de Jean Rivard.

Pierre Gagnon mettait, en travaillant pour lui-même toute l’ardeur, toute l’énergie qu’il avait déployées au service de son maître.

Sous les efforts de son bras puissant, la clairière s’agrandissait à vue d’œil.

Il commença par abattre la forêt juste à l’endroit où il désirait placer sa future résidence, en droite ligne avec la maison de Jean Rivard, puis il continua, se disant à part lui, avec ce contentement intérieur qui ne l’abandonnait jamais : ici sera ma maison, là ma grange, plus loin mes autres bâtiments ; il désignait d’avance le jardin, les champs de légumes, le parc aux animaux et toutes les diverses parties de sa ferme.

Disons toutefois que Pierre Gagnon quittait volontiers son travail pour celui de Jean Rivard, chaque fois que celui-ci en manifestait le désir, ce qui arrivait de temps à autre, surtout à l’époque de la moisson.

Ajoutons que l’ancien maître ne refusait pas non plus ses services à l’ancien serviteur. Les bœufs de travail, les chevaux, les voitures de Jean Rivard étaient à la disposition de Pierre Gagnon. Au besoin même, l’empereur allait donner un coup d’épaule à son ci-devant brigadier.

Sur les épargnes qu’il avait faites à Grandpré, pendant de longues années de dur travail, et sur les gages qu’il avait reçus pour ses deux dernières années de service, Pierre Gagnon avait en caisse près de quarante louis qu’il réservait pour acquitter le prix de son lopin de terre et aussi pour le jour où il entreprendrait de se bâtir une maison et des bâtiments de ferme.

En attendant, le vaillant défricheur songeait encore à autre chose. Tout en abattant les arbres, il lui arrivait de cesser quelquefois de chanter pour penser au bonheur dont jouissait son jeune maître depuis l’époque de son mariage. Il se disait que lui aussi, Pierre Gagnon, aurait un jour une compagne qui tiendrait son ménage et l’aiderait dans ses travaux.

Jusque là notre défricheur, sans être tout-à-fait insensible aux grâces et aux amabilités du beau sexe, n’avait eu aucune sérieuse affaire de cœur. Il s’était contenté de faire étriver toutes les filles de sa connaissance. Celles-ci s’amusaient de ses drôleries, et lorsqu’il devenait trop agaçant, lui ripostaient énergiquement ; mais c’est tout ce qui s’en suivait. Une d’elles cependant, soit que Pierre Gagnon eût montré plus de persistance à la faire endêver, soit qu’il eût laissé échapper en lui parlant quelqu’un de ces mots qui vont droit au cœur des femmes, soit enfin que la conduite ou le courage bien connus de Pierre Gagnon lui eussent inspiré une admiration plus qu’ordinaire, une d’elles s’obstinait à parler de lui et à en dire constamment du bien.

C’était Françoise, l’ancienne servante du père Routier, qui avait montré tant d’empressement à suivre Louise dans le canton de Bristol.

À entendre Françoise, Pierre Gagnon n’avait pas son pareil. Il était fin, drôle, amusant ; elle allait même jusqu’à le trouver beau, en dépit de la petite vérole dont sa figure était marquée.

Il est vrai que Pierre Gagnon soutenait à qui voulait l’entendre que ces petites cavités qui parsemaient son visage étaient de véritables grains de beauté, et que son père s’était ruiné à le faire graver de cette façon.

Mais, même en admettant cette prétention, Pierre Gagnon, de l’aveu de tous, était encore loin d’être un Adonis ; ce qui démontre bien, comme on l’a déjà dit plus d’une fois, que la beauté est chose relative, et que l’on a raison de dire avec le proverbe : des goûts et des couleurs il ne faut disputer.

Trouvez-lui donc un seul défaut, s’écriait souvent Françoise, en s’adressant à Louise ? et celle-ci avait toutes les peines du monde à calmer l’enthousiasme de sa servante.

Pierre Gagnon n’ignorait probablement pas tout-à-fait les sentiments de Françoise à son égard, mais il feignait de ne pas s’en douter, et se contentait le plus souvent, lorsqu’il l’apercevait de loin d’entonner le refrain bien connu :

C’est la belle Françoise,
       Allons gué.
C’est la belle Françoise…

Pierre Gagnon ne chantait pas bien, il avait même la voix quelque peu discordante, ce qui n’empêchait pas Françoise de se pâmer d’aise en l’écoutant. De même, lorsque le soir, pour se reposer de ses fatigues du jour, il faisait résonner sa bombarbe, c’était pour elle une musique ravissante.

Le véritable amour, l’amour sérieux, profond, a semblé de tout temps incompatible avec la gaîté ; et l’on est porté à se demander si celui qui plaisante et rit à tout propos est susceptible d’aimer et d’être aimé. Assez souvent l’amour est accompagné d’un sentiment de tristesse ; on va même jusqu’à dire que l’homme le plus spirituel devient stupide quand cette passion s’empare de lui.

On pourrait croire d’après cela que Pierre Gagnon n’était pas réellement amoureux, car il est certain qu’il ne manifesta jamais la moindre disposition à la mélancolie. Mais en dépit de toutes les observations des philosophes et de tout ce qu’on pourrait dire au contraire, j’ai toute raison de croire qu’au fond Pierre Gagnon n’était pas insensible à l’amour de Françoise, et que c’est sur elle qu’il portait ses vues, lorsqu’en abattant les arbres de la forêt, il songeait au mariage.

Françoise était âgée d’environ vingt-cinq ans. Elle n’était ni belle ni laide. Elle avait une forte chevelure, des dents blanches comme l’ivoire : mais elle n’avait ni joues rosées, ni cou d’albâtre ; au contraire, son teint était bruni par le soleil, ses mains durcies par le travail, ses cheveux étaient assez souvent en désordre, car c’est à peine si la pauvre fille pouvait chaque matin consacrer cinq minutes à sa toilette. Exceptons-en toutefois les dimanches et les jours de fête où Françoise se mettait aussi belle que possible ; quoique sa taille fût loin d’être celle d’une guêpe, et que ses pieds n’eussent rien d’excessivement mignon, elle avait alors un air de santé, de propreté, de candeur, qui pouvait attirer l’attention de plus d’un homme à marier. Mais ce qui aux yeux des hommes sensés devait avoir plus de prix que toutes les qualités physiques, c’est qu’elle était d’une honnêteté, d’une probité à toute épreuve, industrieuse, laborieuse et remplie de piété. Ce que Jean Rivard et sa femme appréciaient le plus chez leur servante, c’était sa franchise ; elle ne mentait jamais. Par là même elle était d’une naïveté étonnante, et ne cachait rien de ce qui lui passait par le cœur ou par la tête. Louise s’amusait beaucoup de sa crédulité. Ne soupçonnant jamais le mensonge chez les autres, tout ce qu’elle entendait dire était pour elle parole d’évangile.

Elle était même superstitieuse à l’excès. Elle croyait volontiers aux histoires de revenants, de sorciers, de loups-garous ; elle n’eût jamais, pour tout l’or du monde, commencé un ouvrage le vendredi. Les jeunes gens s’amusaient quelquefois à la mystifier, et se donnaient le malin plaisir de l’effrayer.

Elle prétendait avoir des apparitions. Elle vit un jour une grosse bête noire se promener dans le chemin et s’avancer jusque sur le seuil de la maison.

Mais, malgré ces petits défauts, Françoise était une fille comme on en trouve rarement de nos jours, une fille de confiance, à laquelle les clefs d’une maison pouvaient être confiées sans crainte.

On ne pouvait raisonnablement s’attendre cependant à voir Pierre Gagnon jouer auprès de Françoise le rôle d’un jeune langoureux, trembler en sa présence, ou tomber en syncope au frôlement de sa robe. Notre défricheur approchait de la trentaine, et depuis l’âge de cinq ou six ans, il avait constamment travaillé pour subvenir aux besoins matériels de la vie. Il n’avait pas eu l’imagination faussée ou exaltée par la lecture des romans. La seule histoire d’amour qu’il eût entendu lire était celle de Don Quichotte et de la belle Dulcinée, et on peut affirmer qu’elle n’avait pas eu l’effet de le rendre plus romanesque. Il se représentait une femme, non comme un ange, une divinité, mais comme une aide, une compagne de travail, une personne disposée à tenir votre maison, à vous soigner dans vos maladies, à prendre soin de vos enfants, lorsque le bon Dieu vous en donne.

Mais ce qui prouve que l’indifférence de Pierre Gagnon pour Françoise n’était qu’apparente, c’est qu’il devenait de jour en jour moins railleur avec elle ; il arrivait assez souvent qu’après une kyrielle de drôleries et une bordée de rires homériques, il s’asseyait près de Françoise et passait une demi-heure à parler sérieusement,

Cette conduite inusitée de la part de notre défricheur était remarquée par les jeunes gens, qui ne manquaient pas d’en plaisanter.

Lorsque, à l’époque des foins ou de la récolte, Pierre Gagnon venait donner un coup de main à Jean Rivard, il était rare que Françoise ne trouvât pas un prétexte d’aller aux champs, aider au fanage ou à l’engerbage ; ce travail devenait un plaisir quand Pierre Gagnon y prenait part.

Personne, au dire de Françoise, ne fauchait comme Pierre Gagnon ; personne ne savait lier une gerbe de grain comme lui.

On en vint à remarquer que Pierre Gagnon qui, dans les commencements, s’amusait à jeter des poignées d’herbe à Françoise, à la faire asseoir sur des chardons, et à la rendre victime de mille autre espiègleries semblables, cessa peu à peu ces plaisanteries à son égard. On les vit même quelquefois, durant les heures de repos, assis l’un à côté de l’autre, sur une veillotte de foin.

Si quelqu’un s’avisait désormais de taquiner Françoise, comme lui-même avait fait plus d’une fois auparavant, on était sûr que Pierre Gagnon se rangeait aussitôt du parti de la pauvre fille et faisait bientôt tourner les rires en sa faveur.

Il ne pouvait plus souffrir que personne cherchât à l’effrayer au moyen de fantômes ou d’apparitions ; il réussit presque à la persuader qu’il n’existait ni sorciers, ni revenants, ni loups-garous. Comme le Scapin de Molière, il lui confessa qu’il était le principal auteur des sortilèges et des visions étranges qui l’avaient tant épouvantée dans les premières semaines de son séjour à Rivardville.

Quand Pierre Gagnon n’était pas au champ, Françoise passait ses moments de loisir à rêver en silence ou à chercher des trèfles à quatre feuilles.

Mais j’oubliais de dire un fait qui ne manqua pas d’exciter plus d’une fois les gorges-chaudes de leurs compagnons et compagnes de travail, c’est qu’on les vit tous deux, dans la saison des fruits, passer le temps de la repose à cueillir des fraises, des mûres, des framboises ou des bluets, et, chose extraordinaire, Pierre Gagnon, sous prétexte qu’il n’aimait pas les fruits, donnait tout à Françoise.

Eh bien ! le croira-t-on ? Malgré tous ces témoignages d’intérêt, malgré ces nombreuses marques d’attention et d’amitié, les gens n’étaient pas d’accord sur les sentiments de Pierre Gagnon. Les uns prétendaient qu’il ne voulait que s’amuser aux dépens de Françoise, d’autres soutenaient que son but était tout simplement de faire manger de l’avoine[1] au petit Louison Charli qui passait, à tort ou à raison, pour aller voir la servante de Jean Rivard. Enfin le plus grand nombre s’obstinaient à dire que Pierre Gagnon ne se marierait jamais.

  1. Un vocabulaire des expressions populaires en usage dans nos campagnes ne serait pas sans intérêt. En général, ces locutions ne sont employées que par les serviteurs ou engagés, ou ceux qui n’ont reçu aucune teinture des lettres. Dans la classe aisée des cultivateurs on parle un langage plus correct et qui ne diffère pas essentiellement de celui des marchands canadiens de nos villes, si ce n’est qu’il est moins parsemé d’anglicismes. Il est même remarquable que les enfants qui fréquentent les bonnes écoles améliorent en peu de temps le style et la prononciation qu’ils ont reçus de la bouche de leurs parents. Il existe chez les Canadiens, surtout chez les jeunes gens, une singulière aptitude à adopter le langage des personnes» instruites avec lesquelles ils vivent en contact.