Les Éditions de l’homme (p. 79-84).

LE SÉPARATISME


— « Comme je te l’ai déjà dit, Asmodée ne s’occupe pas seulement de chimie et d’amour. Il s’intéresse énormément au séparatisme aussi », me rappela le diable.

— « Hein ? Veux-tu me dire que le chaputisme le préoccupe ? Ce mouvement est une bien piètre affaire, tu sais. »

— « Votre premier ministre partage ton opinion ou, plutôt, tu partages la mienne. D’un autre côté, tu sembles oublier que Lucifer, Asmodée, Belzébuth, moi-même et tant d’autres sommes tous séparatistes. J’admets que le séparatisme de M. Chaput est bien minable… ; mais s’il est permis de comparer les petites choses aux grandes… »

— « Si parva magnis componere licet », comme on dit dans les pages roses du petit Larousse ! »

— « Fais-moi grâce de ton… érudition, veux-tu, et écoute-moi. Comparons ce séparatisme à celui des enfers. »

— « Où veux-tu en venir ? Je t’écoute et il me semble entendre Réal Caouette m’expliquer son Crédit social ; je ne comprends absolument rien. »

— « As-tu lu « Le Paradis perdu » de Milton ? »

— « En voilà une question ! Qui n’a pas lu ça ? »

— « Alors, tu dois te souvenir de la dégringolade des anges dans le chaos. Ce fut là le résultat de notre crise de séparatisme. »

— « Vous avez fini dans le chaos ? Eh bien, les séparatistes de M. Chaput, au contraire, commencent dans le chaos. Où donc iront-ils finir ? »

— « C’est justement là ce qui m’amuse ! »

— « Pour en revenir à votre grande crise de séparatisme, vous avez obtenu un succès bœuf, soit dit sans vouloir t’offenser, mon vieux. »

— « On tâche de se consoler, en se disant qu’on a son petit état souverain, ses institutions, sa langue et ses droits, comme le rêve de M. Chaput ! »

— « Oui, parlons-en ! Tout cela vous fait, comme on dit, une belle jambe ! Puisque votre mouvement a si piètrement mal tourné, as-tu parfois le désir de changer d’opinion ? »

— « Mon pauvre vieux, demande-toi donc si Daniel Johnson a l’idée de changer d’opinion, depuis que son parti a été anéanti aux élections. »

— « Ce n’est pas la même chose. Johnson s’obstine à vouloir ressusciter un cadavre en complète décomposition. »

— « Je n’aurais pas osé te l’avouer !… Quant à moi, j’essaie de me dire que je ne suis pas aussi noir qu’on le prétend. Il m’arrive même parfois de m’entendre dire que je suis un bon diable. Du reste, le pire d’entre nous finit par faire le bien, même sans le vouloir… Tu n’as pas l’air de me croire. »

— « C’est que c’est dur à avaler ! »

— « Pourtant, mon vieux, regarde agir les humains autour de toi. Ne vois-tu pas que, pour un bon nombre de catholiques, la peur du diable est le commencement de la sagesse ? Tu vois, cela peut me servir de consolation ! »

— « Tu ne parviendras pas à me convaincre ! À mon avis, les consolations ne sont que des emplâtres sur une jambe de bois. »

— « Comme philosophie, ce que tu dis là n’a, certes, rien de bien consolant ! »

— « La philosophie n’est peut-être que l’art d’ensevelir nos doutes sous une avalanche de mots. Au fond, Suarez avait peut-être raison de dire : « La grandeur sereine consiste à vivre avec son désespoir ; aller au delà si l’on peut, mais non pas l’accepter. »

— « Hélas ! c’est bien ce que je suis obligé de faire ! » conclut le diable.

— « Nous voilà rendus bien loin, nous qui avions commencé à blaguer sur le séparatisme de M. Chaput… Comme humoristes, tu sais… »

— « Tu sais bien qu’un humoriste, c’est un philosophe qui rit jaune… Mais, toi, que penses-tu du séparatisme de M. Chaput ? »

— « C’est un beau rêve et pas plus. Vois-tu, supposons que le Québec devienne une espèce de république où domineront les Canadiens français. »

— « Je te suis, mon vieux. »

— « Qu’arrivera-t-il à notre populo, si les éléments de langue anglaise le boycotte ? Considère, par exemple, que, dans une ville comme Montréal, il y a des dizaines de milliers des nôtres qui gagnent leur vie à travailler dans des bureaux, des usines, des magasins qui ne nous appartiennent pas. Comment les séparatistes contourneront-ils cette difficulté, si nous étions boycottés ? »

— « Je te parie que M. Chaput n’a jamais songé à cela… ni à bien d’autres conséquences possibles de son coup de tête. Comme disent les vieux marins : « Il a plus de voile que de gouvernail. »

— « Et puis, le jour où le chaputisme régnera sur notre province, qui te dit que les Anglais et les Américains ne fermeront pas leurs usines et leurs industries pour aller s’établir en Ontario ou ailleurs dans le Canada ? Du reste, le mouvement est déjà commencé. »

— « Alors, vous les remplacerez… par vos propres industries », fit le diable.

— « Nos propres industries ? Lesquelles ?

— « Celles que vous fonderez avec votre capital.»

— « Notre capital, mon vieux, il y a belle fleurette qu’il est immobilisé dans des hôpitaux, des églises, des couvents et d’autres entreprises aussi rentables. Et puis, compte que la majorité de nos rentiers, petits ou gros, reste bien confortablement assise sur son petit tas de dollars, de peur de perdre un cent en le risquant ! »

— « Alors, à y bien penser, votre Québec ne peut s’isoler et vivre tout seul par lui-même, quoi qu’on en dise. »

— « C’est entendu. Même si nous voulions fonder nos propres industries, ne nous faudra-t-il pas commencer par acheter ailleurs notre machinerie, et même certaines matières premières ? »

— « Pas besoin de chercher bien loin pour s’en rendre compte. Essayez donc, sans rien demander ailleurs, de confectionner des complets, des manteaux, des robes de cotonnade, par exemple. »

— « S’il nous faut tout importer et que nous exportions peu, que vaudra notre argent ? »

— « Ne crois-tu pas que le Québec deviendra comme certaines îles des Caraïbes ? »

— « C’est fort possible… J’ai eu sous les yeux l’exemple de la Barbade qui ne produit que du sucre, du rhum et de la mélasse pour l’exportation. En revanche, elle importe de nous, des États-Unis, de l’Angleterre et d’ailleurs, du fromage, du beurre, des œufs, des légumes, des tissus, des bouteilles, des viandes, des meubles et tous les articles les plus usuels. Ce qui fait que, par exemple, notre dollar canadien équivaut à $1.60 de la Barbade. »

— « Ajoute que les autres provinces canadiennes n’ont pas un besoin absolu de vos produits agricoles et de vos produits ouvrés. Au contraire, vous achetez plus d’eux que vous ne leur vendez. »

— « Même si nous avons du fer, du zinc, de l’amiante, de l’or… et des bleuets à vendre, il ne faut pas nous illusionner sur ce que cela peut nous rapporter à la fin. Les Indes britanniques vendent de la bauxite à la compagnie d’aluminium d’Arvida et du rhum à travers le monde… et tu vois leur prospérité ! »

— « Lancez-vous à corps perdu dans le commerce des cretons, de la tête fromagée, des boulettes, du sirop d’érable et… des ceintures fléchées ! »

— « Au moins ne te moque pas de nous ! »

— « Admets que vous n’êtes même pas capables d’extraire votre or, de fabriquer du beurre ou d’élever des porcs, sans subvention du gouvernement fédéral. »

— « Conclusion pratique : Chaput devrait retourner à ses cornues et à ses éprouvettes et continuer à séparer les atomes, au lieu de vouloir séparer sa province du reste du pays et du monde. »

— « Dis donc, tu as des amis déjà rendus dans l’au-delà. Pourquoi ne te servirais-tu pas de mon télé-vidéo pour communiquer avec l’un d’eux et demander ce qu’il pense du chaputisme. Vois-tu, tes amis se tiennent au courant de ce qui se passe sur terre. »

— « Ce serait épatant. Je crois que nous devrions communiquer avec Louis Francœur. »

— « Francœur ? C’est le journaliste, le commentateur, l’érudit ? Je me souviens de lui. Laisse-moi mettre l’appareil en marche… Tu me permets de regarder et d’écouter ? »

— « Certainement, et même de placer ton mot, si tu veux. Nous laisserons parler Francœur tout à son aise. Je me souviens que, certains jours, il était très bavard. Mais il était toujours si intéressant et si plein d’imprévu. »