Les Éditions de l’homme (p. 56-58).

L’ART DE
GOUVERNER
LE POPULO


Le lendemain, notre vie s’organisa au chalet, et la plus grande partie de notre temps se passa en longues conversations sur les sujets les plus divers et les plus inattendus. D’aucuns diront que le coq-à-l’âne y était à l’honneur. De toute façon, je rapporte ici quelques-uns de nos entretiens, au meilleur de ma mémoire.

— « Si tu te rappelles bien, me dit mon hôte, tu m’as promis de m’éclairer sur une foule de points que je ne saisis pas très bien dans la vie de tes gens du Québec. »

— « Brrr ! Les points insaisissables de notre vie ? Tu as choisi là un sujet inépuisable, mon cher. La vie, celle de nos gens du Québec et la vie tout court, quel tissu de contradictions ! Tu devrais le savoir. »

— « Je le sais fort bien, puisque je suis le diable de la Contradiction ! »

— « En tout cas vas-y ; je suis prêt à tenir parole. Je ne suis pas politicien, moi ! »

— « C’est justement de politique que je veux te parler ! Je me suis souvent demandé d’où venait le formidable ascendant de certains de vos hommes publics sur votre peuple. Je te cite, par exemple, Gouin, Taschereau, et surtout Duplessis, parmi vos premiers ministres ; Martin, Houde et Fournier, parmi vos maires de Montréal, et parmi les nouveaux venus, Chaput, Johnson et Caouette. »

— « Ça, mon cher, c’est une vraie colle d’examen, comme on dit en argot d’étudiant. Pourtant, je crois que je peux te répondre. Je me souviens d’avoir lu, il y a quelques dizaines d’années, « Les morts qui parlent » de Melchior de Vogué. »

— « Hum, hum ! Tu frayais avec l’Académie française dans ce temps-là ! Mais, attention ! De Vogué n’a certainement pas connu vos hommes publics. »

— « Laisse-moi donc parler ! De Vogué disait, sans que je puisse le citer textuellement, que pour se servir du peuple, il faut commencer par suivre cette indication lue sur certains flacons de médicaments : « Agiter fortement, avant de s’en servir. » Je crois que tout le secret est là. »

— « Agiter fortement, avant de s’en servir » ! Pardi, ton homme a trouvé là la plus merveilleuse des formules, et je me rends compte que vos hommes publics l’ont employée et se préparent à l’employer encore. Mais, à bien penser, tu n’as pas répondu à toute ma question. Reste à savoir comment s’y prendre pour continuer à faire suivre et à gouverner le peuple, après l’agitation et les élections. Vois-tu, vos hommes publics ont rempli bien peu de leurs mirobolantes promesses et ont, en somme, fait fort peu pour le bien de vos gens. Comment oseront-ils tenter de se faire élire en dépit de cela ? »

— « Cœur insatiable, ne m’en demande pas tant ! » comme dirait Musset. Te voilà qui me pose une nouvelle colle ! Comment continuer à en imposer au populo et à le gouverner ? Remarque que « gouverner » vient du latin « gubernare ».

— « Tu m’en diras tant ! Et puis, après ? »

— « Alors, gouverner et guberner veulent dire la même chose… Et dans guberner, l’accent ne semble-t-il pas porter surtout sur la finale « berner » ?

— « Tu raconteras cela à monsieur Laurence, un de ces jours. En attendant, laisse-moi te dire que tu me donnes là une réponse entortillée, tu l’avoueras. Tu t’exprimes tout à fait comme un étudiant, en face d’une colle dont il voudrait bien se tirer. »

— « Veux-tu me laisser parler, à la fin ! Pour garder leur ascendant sur le populo, nos petits grands hommes ont suivi, — et leurs successeurs suivent encore —, à la lettre, une autre indication lue sur certains flacons de médicaments : « Conserver bien bouché et à l’abri de la lumière. »

— « Autrement dit, il s’agit de maintenir le peuple dans l’ignorance. C’est clair comme l’eau du ruisseau ! Et malheur à qui osera tenter de « déboucher » le populo, hein ? »

— « Lesage et Drapeau en savent quelque chose, et René Lévesque en apprend tous les jours ! »