Les Éditions de l’homme (p. 59-63).

QU’EST-CE QU’UN
CANADIEN
FRANÇAIS ?


— « Maintenant, dis-moi ce qu’est, au juste, un Canadien français. »

— « Un Canadien français, c’est un catholique qui lit « La Presse ».

— « Ah, non ! c’est un peu court, jeune homme » ! comme dirait Cyrano. Délabyrinthe un peu tes sentiments, veux-tu ? »

— « Eh bien, j’y vais de ma définition, et tant pis ! Puisque je suis déjà chez le diable, on ne pourra tout de même pas m’y envoyer ! Un Canadien français, c’est un type qui donne son cœur à la France, son argent à l’Angleterre, son sang à la Croix-Rouge… et son vote à tort et à travers. »

— « Pauvre diable de Canadien français, exsangue, sans cœur et sans argent ! s’écria le diable. Comment peut-il vouloir même exister ? Là mon vieux, je crois que tu dépasses les bornes, laisse-moi te le dire. »

— « Attends un peu que je complète ma pensée ! Je viens de te définir le Canadien français idéal aux yeux de la clique des financiers. C’est là le type merveilleux, toujours prêt à aller se faire casser la figure pour sauver sa mère et sa belle-mère, la France et l’Angleterre ; toujours prêt à se saigner à blanc pour toutes les sacro-saintes causes qui enrichissent les financiers de la rue St-Jacques. »

— « Ah ! bon ! ajouta le diable. Je te comprends mieux maintenant. Je vois pourquoi les Canadiens français ont été obligés de s’enrôler… volontairement, pour sauver l’Empire en 1914. »

— « Oui, mon vieux ! Et après que tant de milliers des nôtres y ont laissé leur peau, il n’y a plus d’Empire aujourd’hui. »

— « Et, en 1939, continua le diable, les Canadiens français sont allés sauver la démocratie. »

— « Et… il n’y a plus de démocratie ! »

— « Mon pauvre vieux ! Demande-toi donc si la démocratie a déjà existé hors des livres qui en traitent, » ajouta le diable.

— « En tout cas, les Canadiens français peuvent se faire à l’idée d’une prochaine guerre. Vois-tu, s’il n’y a plus d’empire, ni de démocratie, il y a encore des financiers. »

— « D’après ce que je peux en conclure, tu n’as pas l’intention de devenir politicien ou financier, mon vieux », me fit remarquer le diable.

— « Non ! Et je fais mienne la réflexion cruelle et pleine d’ironie du bon vieux Montaigne : « Le bien public requiert qu’on trahisse et qu’on mente et qu’on massacre ; résignons cette commission à gens plus obéissans et plus souples. »

— « Mais si vous êtes si mal gouvernés, n’est-ce pas votre faute après tout ? J’ai souvent entendu répéter cette phrase : « Les peuples ont le gouvernement qu’ils méritent ».

— « Et moi, je te dirai que, dans notre cher pays, nous avons le gouvernement que la haute finance s’achète… et nous fait payer en sous-main. Depuis la fin de la guerre, tu sais, de celle qui devait mettre fin à toutes les guerres, nos gouvernants d’Ottawa ont dépensé des milliards de nos taxes pour l’armée, l’aviation, la marine, des installations de radar et autres mirifiques foutaises ; je crois que je t’en ai déjà dit un mot… »

— « Parfaitement. Alors ? »

— « Pour faire face à tout ce gaspillage, nous sommes privés de tout ce que nos taxes auraient dû nous procurer pour améliorer notre sort, dans un pays prétendu richissime. Que retirerons-nous de tout cela ? Rien, sauf la chance d’être les premiers anéantis, au cas d’une guerre avec l’URSS ! »

— « Comme résultat, avoue que ce n’est guère reluisant ! »

— « Nos gouvernants qui ont toujours été les « suiveux » des États-Unis se sont laissés facilement persuader qu’une ligne de radar, dans le grand nord du pays, serait une merveilleuse défense. »

— « Sauf erreur, les États-Unis ont contribué largement à la construction de cette fameuse ligne. »

— « Fort généreusement, je te crois, et fort intelligemment aussi. Ils ont prévu une chose que nos gouvernants n’ont jamais comprise. Vois-tu, avec cette ligne de défense, nous sommes les premiers que l’URSS détruira, avant de descendre plus bas attaquer les États-Unis. »

— « C’est clair que si vous êtes armés, l’URSS ne passera pas au-dessus du pays sans d’abord vous mettre à la raison. »

— « Et puis, pas besoin d’être grand clerc pour savoir que toute cette installation ne retardera pas de dix minutes notre massacre par l’URSS. Par contre, les Américains escomptent bien que l’attaque des Russes au Canada leur donnera, à eux, une chance de se défendre. »

— « Tout cela est fort possible. »

— « Remarque que je ne songe pas un instant à mettre en doute le courage et la valeur de nos marins, de nos aviateurs et de nos soldats. »

— « Je t’approuve tout à fait. Mais, alors pourquoi vos gouvernants ont-ils permis tout ce gaspillage ? »

— « Tout simplement, mon vieux, pour donner aux grosses compagnies, qui alimentent la sainte caisse électorale, une merveilleuse chance de se faire des fortunes à vendre du matériel de guerre inutile. »

— « Encore les gens de la haute finance ! »

— « Et parce que cela les paie, nos grands financiers ont fait de nous un peuple de parvenus qui joue à la grande puissance. Nous sommes membres de l’ONU, nous envoyons nos soldats en Corée, en Allemagne et au diable vauvert, pourvu que cela fournisse encore d’autres contrats d’équipement, etc., etc., etc. »

— « Vos fameux gouvernants ne s’aperçoivent donc pas que les financiers rançonnent le pays à leur avantage et à leur profit ? »

— « Qu’est-ce que tu veux que cela leur fasse ? Songe à tous ceux que cela rend heureux et satisfaits. Compte ce qu’il nous en faut de députés, de sénateurs, de subalternes de toutes sortes qui, même en faisant tout leur possible, sont incapables de travailler réellement pour le peuple, parce que c’est toujours la haute finance qui domine. C’est pour cette haute finance que nous nous saignons à blanc. »

— « Supposons qu’un mauvais jour, l’URSS ou les États-Unis vous réduisent à la servitude, que feront les financiers ? »

— « Ils sont certains que, s’ils ont assez d’argent, ils pourront composer avec les vainqueurs et s’en tirer. Que leur importe que nous soyons assujettis par la Russie ou un autre conquérant, pourvu qu’ils conservent leur fortune. L’essentiel pour eux, c’est d’être, comme disait un écrivain français, du bon côté, quand viendra le jour du balayage. »