Les Éditions de l’homme (p. 45-55).


AU
CHALET
DU
DIABLE


LE DIABLE
EST
À LA MODE


— « Entrez, mes bons amis, fit notre hôte. Entrez, vous êtes chez vous et mettez-vous bien à l’aise. Tenez, mon bon Charron, installez-vous dans ce fauteuil bien moelleux. Vous y serez confortable ; je l’ai volé à un conseiller législatif à Québec. Vous allez voir comme on y dort bien, en oubliant tous ses soucis… Quant à toi, choisis le siège qui te plaira ; je te sais assez effronté pour que je n’aie pas à m’inquiéter de ton confort. »

Charron mit sa vieille casquette dans une poche de sa vareuse et s’assit, avec les précautions d’un brave type que le luxe criard du chalet éberluait totalement. On eut dit un député créditiste s’installant pour la première fois dans son fauteuil de la Chambre des Communes. Quant à moi, je me laissai tomber dans un fauteuil de simili-cuir rouge et jetai un coup d’œil à la ronde, tandis que notre hôte se dirigeait vers un bar fort bien garni, occupant un coin de la pièce.

Comme chalet de parvenu, c’était parfait. Fauteuils de simili-cuir rouge, chaises de paille et d’osier de forme « fonctionnelle », comme disent les annonceurs ; Chesterfields à multiples coussins multicolores, tables basses et étroites aux formes tarabiscotées, encombrées de cendriers de Lalique ou de Val Saint-Lambert, boîtes de céramique remplies de cigarettes et de cigares, lampes électriques aux formes et aux abat-jour indescriptibles. Sur les murs, les inévitables « pin-up girls » : Liz Taylor avec son air idiot, déguisée en Cléopâtre, Jane Mansfield avec un chien rose qui semblait plus intelligent qu’elle, ce qui n’est, d’ailleurs, pas difficile. Dans un coin, nous faisant face, l’inévitable appareil de TV. Franchement, je me demandais si j’étais chez le diable ou dans le chalet d’un de nos snobs de Hampstead, d’Outremount, de Laval-sur-le-Lac, voire même de la Grande-Allée à Québec.

Tout à côté de la TV, je remarquai un étrange appareil, tenant à la fois de la télévision et du téléphone par son écran et son cadran couvert de lettres et de chiffres. Je ne pus contenir ma curiosité et demandai ce que c’était. Mon hôte m’expliqua que c’était tout simplement un « télé-vidéo ».

— « Vois-tu, il te suffit de signaler un numéro pour que t’apparaisse celui à qui tu veux parler. »

— « Merveilleux ! »

— « Pour signaler, c’est la simplicité même. Tu inscris sur une fiche le nom et la profession de celui avec qui tu veux communiquer, et tu glisses la fiche dans l’ouverture que tu verras à droite. La communication s’établit aussitôt. »

— « Admirable ! Est-ce qu’on ne peut communiquer qu’avec les gens qui sont en enfer ? »

— « Qu’un type soit au ciel, au purgatoire ou en enfer, tu peux l’atteindre. Mais, vu que tu n’es pas encore mort, tu ne pourras pas savoir où il est. »

— « Ça, ça me désappointe un peu ! »

— « Tu pourras parler à tes amis. Tu en auras sûrement le loisir pendant ton séjour ici. Autre chose qui va t’intéresser, c’est une particularité de mon appareil de TV. Chez toi, vous avez la TV qui vous montre des scènes d’événements qui se déroulent à l’instant même ou qui se sont déroulés récemment. »

— « Et surtout les films les plus racornis de France-Film et les plus absurdes Westerns américains ».

— Veux-tu te taire, bavard, et me laisser parler ! En pressant ce bouton, tu verras « se dérouler » (comme on dit toujours si élégamment à Radio-Canada) des événements qui n’auront lieu que plus tard, dans l’au-delà. Il te suffit de penser à une personne pour voir apparaître une scène qui se rattache à sa vie, dès que tu mets l’appareil en marche ».

Je ne pus y tenir plus longtemps. Je courus à l’appareil, en pensant à Valdombre et je pressai le bouton. Ce fut merveilleux ! Aussitôt, sans avoir à subir d’interminables et indigestes « commerciaux », une scène m’apparut en lumineuses couleurs. Devant moi s’étendait, à perte de vue, une immense mer de mélasse, dans laquelle essayait de surnager Valdombre agrippé à un radeau de galettes de sarrazin, tandis que Séraphin, les mains pleines de rouleaux de fil et Donalda, un petit demiard vide à la main, se portaient à son secours… Puis, la scène se termina sans le moindre commercial. Je voulus tenter une autre expérience. J’avais à peine évoqué le nom de Rumilly que l’écran se ranima. La scène me parut d’abord assez embrouillée. Je finis par distinguer, au fond d’un gouffre, un petit homme à grosses lunettes à monture noire coupant du papier à l’aide d’une gigantesque paire de ciseaux. Puis l’image s’éclaircit et je vis le pauvre diable plongé jusqu’à la ceinture dans un énorme pot à colle. Partout autour de lui, de hautes piles de vieux journaux dont je finis par pouvoir lire les noms « La Minerve », « Le Canadien », « Les débats », « La Lanterne », « La Presse », « La Patrie », « Le Devoir » et nombre d’autres. C’était bien Rumilly en train « d’écrire » SON « Histoire de la province de Québec. »

Vous devinez que ma curiosité augmentait de plus en plus et je voulais évoquer d’autres noms. Mais mon hôte, qui s’affairait toujours à son petit bar, me dit :

— « Ferme l’appareil au moins un instant. Tu auras tout le loisir de t’en servir plus tard. Buvons plutôt au succès de ton voyage… Je suppose que c’est du rhum que tu veux boire. »

— « Tu le sais bien. Je suis atteint de rhum…atisme depuis mon voyage aux Antilles. Vois-tu, je suis comme ces gens qui ont passé huit jours en France et qui ne savent plus que parler, « la bouche pleine de patates chaudes », en s’écriant à tout propos et surtout hors de propos : « C’est formidable ! »… Donc, du rhum pour moi ! »

— « Tu aurais pu me rappeler aussi que vos pères, ces fameux pères qu’évoquent toujours vos grands discours de la Saint-Jean-Baptiste, aimaient joliment le rhum. Vos draveurs et vos hommes de chantier ne s’en privaient guère, non plus. »

— « Il n’y avait pas de mal à cela. C’est ce qui en faisait de si gais lurons. »

— « Et c’est ce qui a contribué à leur faire découvrir l’aviation, bien avant les frères Wright, n’en déplaise aux Américains. »

— « Hein ? Nos pères auraient inventé l’aviation ? Pas possible ! »

— « Penses-y un peu. Quand ils « couraient la chasse-galerie », dans un canot qui naviguait dans les nuages au-dessus des forêts, est-ce qu’ils ne devançaient pas l’âge de l’avion ?… Maintenant, voici ton rhum. Il t’aidera à avaler cette mauvaise blague ! »… Et vous, père Charron, que prendrez-vous ? »

— « Comme toujours, » fit le bonhomme qui somnolait. « Comme toujours, mon jeune messire le diable, du vin de la vigne de Noé. »

— « Du vin de la vigne de Noé ? » fis-je en sursautant.

— « Eh oui, mon jeune ami. Vous savez bien que Noé planta des vignes, bien avant le déluge et qu’il ne se faisait pas faute d’en boire copieusement le jus. »

— « Je suppose que c’est pour cela qu’il lui fallut cent ans pour construire son arche. Il était toujours entre deux vins ? »

— « Ça, c’est une autre affaire. Il avait un contrat de construction et, comme tout bon entrepreneur à l’emploi d’un gouvernement, il eut été bien sot de ne pas prendre son temps. Vous qui avez vécu sous le règne de Duplessis, vous devez comprendre cela. »

— « Vous m’ouvrez là des horizons infinis ! » dis-je.

— « Je demande à notre hôte de me servir du vin de la vigne de Noé, parce que ce « brave patriarche digne », comme dit la chanson, après quarante jours et quarante nuits de navigation, s’offrit, comme tout bon matelot après une rude traversée, une cuite formidable, dès qu’il mit le pied sur le plancher des vaches. »

— « Ah, oui ! Je me souviens de mon histoire… Sainte. Voyez-vous, les sociétés de tempérance ont oublié de rayer ce vilain passage de la Bible ».

— « On peut bien dire qu’après son expérience, le père Noé fut le premier à instituer la Régie, bien avant vos Taschereau, vos Lapalme et vos Lesage », continua Charron.

— « Oui. Je comprends facilement qu’après sa retentissante « brosse », il ait songé à réglementer la consommation des « liqueurs »… Et vous, en bon matelot et en souvenir de Noé, vous buvez du vin de sa vigne ; cela se comprend très bien aussi. »

— « Et moi, fit notre hôte, je bois du whiskey ».

— « C’est-à-dire de « l’eau-de-feu », selon l’expression consacrée par l’histoire du Canada. Ce terme décrit si bien l’abominable casse-poitrine que les gouverneurs de la Nouvelle-France et nos sacrés aïeux vendaient à prix excessivement forts aux naturels du pays. »

— « Tu devrais bien savoir que l’eau-de-feu a toujours été le premier agent de civilisation. Même de nos jours, dès qu’une nouvelle agglomération se forme, les premiers établissements que tu y vois sont une taverne et un poste d’essence ».

— « Avoir de quoi boire et de quoi rouler en auto, c’est bien, en effet, l’essentiel aujourd’hui ».

— « Que de savantes considérations ! Tout cela parce que je bois de l’eau-de-feu ! C’est pourtant la liqueur toute indiquée, puisque je suis en enfer ».

— « Tiens, il faudra que je rapporte ce détail à mes bons amis lacordaires. Cela leur servira d’argument dans leur lutte contre l’alcool ».

— « J’ai entendu parler de ces gens-là. Ils crachent dans l’alcool. »

— « Demande-toi si quelques-uns crachent dans l’alcool par mépris ou pour le diluer avant de le boire. »

— « Quelqu’un m’a raconté qu’un jour, deux grands champions de la tempérance avaient reçu d’un loustic, un superbe « quatre épaules » de gin De Kuyper. »

— « C’était, sans doute, une façon adroite de leur donner « un coup de cœur ». Et qu’ont-ils fait ? »

— « L’un d’eux leva les yeux au ciel en s’écriant : « C’est une insulte ! » « Buvons l’insulte, ô mon frère ! » répondit l’autre, en débouchant le flacon. »

— « Voilà un homme qui n’avait pas de rancune et qui savait être pratique ! »

— « Sais-tu bien, mon vieux, que tu sembles encourager l’alcoolisme ? » fit le diable.

— « Moi ? Pas du tout ! Il y a assez des annonces de journaux et des programmes de radio pour le faire. Mais songe qu’en achetant des « spiritueux », je contribue à l’œuvre de nos gouvernants, pourvu, bien entendu, que j’achète aux magasins de la Régie. Le crime, vois-tu, serait d’encourager les contrebandiers. »

— « Pourtant, que tu t’en procures à la Régie ou ailleurs, c’est toujours de l’eau-de-vie, du rhum, du whiskey. »

— « Entendu. Mais les alcools de contrebande ne sont pas grevés de lourds droits d’accise et autres taxes. Vois-tu, quand je bois de l’alcool de la Régie, j’aide à subventionner des écoles, des hôpitaux, des universités et toute une kyrielle d’autres admirables patati et patata. »

— « Autrement dit, c’est par patriotisme que tu risques de t’« octroyer », un jour ou l’autre, une belle cirrhose du foie ou de tomber dans le delirium tremens. Vous êtes bien tous les mêmes, vertueux buveurs du Québec ! Vous vous faites une « conscience ». Sans compter que vous enrichissez une bande assez bigarrée de fabricants de ton pays et d’ailleurs. »

— « Hélas ! je voudrais bien te contredire et je ne vois pas comment. »

— « Alors, la devise de votre province devrait être : « Je me soûle bien. »

— « C’est dur à avaler ce que tu dis là ! Pourtant, il faut bien l’admettre, notre province flotte dans l’alcool. »

— « En ce cas, soyez logiques. Adoptez, comme devise, celle du navire de la ville de Paris : « Fluctuat nec mergitur. »

— « Ou encore, empruntons la devise de la bibliothèque Saint-Sulpice : « Je puise mais n’épuise, » puisque dans notre province, on trouve toujours à boire. »

— « Ton discours me donne la soif, et tandis que nous palabrons comme des députés, la glace achève de fondre dans nos verres. Buvons donc à ta santé et au succès de ton voyage. »

— « À votre santé mes gentils amis » ! fit le bonhomme Charron qui, depuis longtemps, regardait son verre « avec un œil d’envie », comme dit un de nos chants patriotiques.

— « À la bonne vôtre, mes chers compagnons et grand bien vous fasse ! » dis-je à titre de conclusion.