H. Laurens (p. 97-104).

XI

Une gravure de modes qui se fâche.

Oh ! la belle image pour le catalogue d’un grand magasin de nouveautés, le superbe mannequin pour la vitrine d’un tailleur !

Snobinet étrenne un costume neuf et s’en est paré pour venir dire bonjour à son ami.

— Peste ! mon cher, comme te voilà mis ! C’est le dernier cri ?

— Je l’espère bien, répond Snobinet, et il se tourne et se retourne pour se laisser admirer sur toutes les coutures.

De fait, il rendrait des points au cousin Guy lui-même, qui passe pour un arbitre des élégances.

Son pantalon est couleur marron d’Inde et, sur ses souliers en forme de sabots vernis, le nœud d’un large ruban ressemble à un papillon de nuit ouvrant des ailes majestueuses.

Snobinet porte une ample jaquette à pans arrondis imitant les élytres d’un gros hanneton. Sa cravate est d’un rouge vif avec des points noirs comme le dos d’une coccinelle et son chapeau, trop grand pour sa tête, ainsi qu’il convient, descendrait jusqu’à ses épaules si une paire d’oreilles ne s’écartait juste à point pour l’arrêter au passage. Notre jeune dandy est ganté de beurre frais, tient une canne du bout des doigts et, avec la grimace des grands jours, écarquille son œil derrière le fameux monocle.

Quand il juge que l’effet est produit :

— Hein, fait Snobinet, je suis chic !

Mais Jean, toujours taquin, examine avec attention l’imposant galon qui entoure les revers et cerne les pans de la belle jaquette, dessine les poches, cercle les manches et s’étale sur la couture du magnifique pantalon.

— Puisque ton vêtement est tout neuf, demande-t-il d’un air ingénu, pourquoi l’as-tu fait border comme un vieil habit qui commence à s’user et qu’on a donné à réparer pour le mettre tous les jours ?

Le gros hanneton réplique avec indignation :

— C’est tout ce qu’il y a de plus nouveau, de plus à la mode. Toi, Jean, tu n’as pas le droit de parler habillement car tu ne sais pas ce que c’est qu’un costume.

— Je viens pourtant d’étudier à fond ce sujet-là dans le livre que voici, répond Jean-qui-Lit en lui montrant les dessins : mon vieux, ton pantalon si nouveau est pareil aux braies des anciens Gaulois, tes souliers ressemblent à leurs galoches, ton gilet rayé, pincé à la taille, c’est le pourpoint d’Henri II, et ton chapeau melon, le voilà sur la tête d’un Ligueur du temps du roi de Navarre !

Snobinet est tellement vexé qu’il fait une grimace en sens contraire de celle qui retenait son monocle, si bien que le carreau tombe par terre et se brise, ce qui met en complète fureur le rival du cousin Guy.


SNOBINET

Tu n’y connais rien ! Je suis à la mode, entends-tu, à la mode ! et toi tu es un homme supérieur, c’est entendu, très savant, premier en tout, le champion de la géographie, le rempart de la mythologie, tu bats tous les records de narration française, mais permets-moi de te dire une chose : avec ta culotte en tire-bouchon, ta cravate mal nouée, ta veste fripée aux poches difformes et ta tignasse ébouriffée qui a l’air d’une tête de loup pour épousseter les plafonds, tu ne seras jamais un homme chic !

JEAN

Et pourquoi pas ?

SNOBINET

Jamais ! Jamais ! Plus tard, tu deviendras un de ces vieux savants chevelus portant longue redingote graisseuse et chapeau en poil de lapin, et les gens élégants, les messieurs bien mis riront en te voyant passer.

JEAN

Qu’est-ce qui te dit que ce n’est pas moi qui rirai au nez des mirliflores comme toi ?

SNOBINET (exaspéré).

Mais regarde-toi donc, mon vieux ! Tu n’es pas chic ! tu n’es pas chic !…

Et pendant que Snobinet trépigne de rage, Jean-qui-Lit va se mirer dans la glace et, comme c’est un garçon intelligent, il se fait cette réflexion qu’en réalité il ressemble au paysan du Danube et qu’après tout son camarade a raison et qu’il n’est peut-être pas indispensable, parce qu’on aime l’étude, de mépriser les avantages extérieurs de la parure. Alors gentiment, pour calmer la fureur de son ami, il avoue, sans vanité :

— En effet, je ne suis pas chic. Tandis que toi…

SNOBINET (fièrement).

Moi, je suis chic, c’est ce qui fait ma supériorité, à moi. Chacun son lot, aux uns tout le tralala de la science, aux autres les belles manières, la distinction raffinée, le ton à la mode.

D’un côté, les gens du monde ; de l’autre, les savants et les artistes.

JEAN

Tu vas un peu loin, on peut être un savant ayant la tenue d’un parfait mondain ou un gentleman très instruit et, si je voulais, je pourrais devenir aussi coquet que toi en moins de temps qu’il ne t’en faudrait peut-être pour me rattraper à la tête de la classe.

SNOBINET

Toi, élégant ! Ah, mon pauvre garçon ! Tiens, nous sommes invités tous les deux au bal la semaine prochaine ; eh bien ! nous verrons qui aura le plus de succès, toi qui ne sais pas danser, qui arriveras sans être peigné avec des bouquins plein tes poches, ou moi, moi qui ai appris à valser et qui mettrai un smoking fait chez le tailleur du cousin Guy.

Et Snobinet, toujours vexé, prend congé et sort en faisant claquer la porte.