H. Laurens (p. 105-113).

XII

La réponse de Jean-qui-Lit.

Quelques jours se passent sans que Snobinet et Jean-qui-Lit discutent comme à l’ordinaire. Snobinet vient encore d’être le dernier de la classe, cette fois en composition française : il a traité la grammaire et les éléments de la rhétorique avec le même mépris dont il a déjà fait montre à l’égard des dieux de l’Olympe, et des fleuves, montagnes, golfes ou péninsules du cours de géographie.

Aussi son père s’est-il fâché tout rouge et l’a menacé de lui faire interrompre ses études et de le mettre en apprentissage chez un cordonnier.

Quant à Jean, il s’est contenté de demander à son ami si, plus tard, il comptait « rédiger sa correspondance d’homme à la mode dans le français singulier et avec l’orthographe étrange qui lui ont valu l’honorable place qu’il a daigné occuper à la queue de la classe ! »

Et Snobinet remarque que son camarade a un petit air de mystère, et sourit d’un œil malicieux.

— Tu as un drôle de sourire, Jean.

— C’est un sourire du Sphinx à tête de femme, à corps d’oiseau et à croupe de lion qui proposait des énigmes aux passants sur la route de Thèbes. Tâche d’être malin comme le fut Œdipe et de deviner quelle surprise je te réserve, — répond l’autre en passant sa main dans sa chevelure ébouriffée.

Le soir du fameux bal est venu.

Snobinet a chaussé de fins escarpins vernis, et mis toute sa science à nouer en forme de papillon sa cravate de batiste.

Ses cheveux sont plus lissés que jamais : on dirait que sa raie a été tracée à la règle.

Il a revêtu un beau gilet blanc ouvert en cœur, puis endossé le fameux smoking aux revers de soie, à la boutonnière duquel il a piqué un énorme gardénia.

Ganté de blanc, la tête haute, la pointe des pieds en dehors, il fait son entrée dans le grand salon fleuri de guirlandes lumineuses et où des couples dansent déjà.

Il n’a pas mis son monocle, pour ne pas faire la grimace et parce que ça l’empêcherait de voir les gens.

Il soigne sa démarche et, comme il a vu faire au cousin Guy, promène sur l’assistance un regard clignotant en envoyant à droite et à gauche, du bout des doigts, des petits saluts protecteurs et familiers aux personnes qu’il connaît.

Parvenu devant la maîtresse de la maison, il plie brusquement son buste qui fait alors un angle droit avec ses jambes, le redresse mécaniquement, son salut terminé, puis regarde si Jean-qui-Lit est arrivé.

Un peu malignement, il se régale d’avance de la tournure que doit avoir son camarade dans le grand monde et se réjouit de l’impressionner par l’aisance de son allure et la splendeur de son ajustement.

Mais nulle part il n’aperçoit le toupet broussailleux, la veste aux poches boursouflées, le pantalon tirebouchonnant.

— Jean n’est pas encore là, pense-t-il.

Alors il se dirige vers un groupe dans lequel il distingue de jeunes amis à lui et quelques gentilles petites demoiselles auxquelles il a bien voulu promettre de les faire danser.

— Me voilà, moi ! annonce-t-il.

Mais personne ne se dérange, on ne fait pas le moins du monde attention à lui, car tous sont occupés à écouter une histoire que raconte un invité. L’histoire doit être très amusante et celui qui la dit fort spirituel, car les auditeurs rient joyeusement, échangent des réflexions on ne peut plus flatteuses pour le conteur.

— Oh ! que c’est comique !

— Très drôle ! en effet.

— Comme il a de l’esprit !

— Et qu’il est instruit !

— Quel charmant garçon !

Et Snobinet s’étonne que personne ne s’arrête d’écouter l’histoire pour le contempler, lui, en s’écriant : « Oh ! le beau smoking ! le superbe gilet ! que ce jeune Snobinet est donc bien vêtu ! comme il est à la mode ! »

Mais, le récit terminé, le causeur s’est levé et Snobinet est plus étonné encore.

Car il voit venir droit à lui un fort correct petit gentleman en smoking, bien peigné, cravaté de blanc, chaussé d’escarpins reluisants, aussi élégant, aussi « chic », aussi « à la mode » que lui-même et qui, lui tendant la main, s’écrie avec la voix de Jean-qui-Lit : Bonjour, mon vieux !

C’est Jean, en personne naturelle, qui a voulu prouver qu’il lui était possible, tout comme à un autre, de faire figure de jeune mondain.

Il a d’ailleurs été le premier à profiter de la petite leçon qu’il a cherché à donner à son camarade car, se trouvant beaucoup plus à son avantage après avoir passé chez le perruquier et tout de même plus gentil avec un habit pas fripé, il a décidé de soigner, à l’avenir, un peu mieux sa tenue et notamment de choisir, pour fourrer dans ses poches, des livres d’un format pas trop encombrant.

Il a fort bien fait car, si l’on est agréable à écouter, il faut aussi ne pas être désagréable à regarder, et, parce qu’on possède les trésors de l’intelligence, ce n’est pas une raison pour négliger sa toilette.

Quand on a des objets précieux on ne les range pas dans une vilaine boîte.

Mais il n’est pas nécessaire non plus quand on a une belle boîte, de ne jamais rien mettre dedans.

C’est pourquoi Snobinet, de son côté, s’est aperçu qu’il était prudent, si l’on voulait tenir un bon rang parmi ses contemporains, de ne pas se contenter de la supériorité que semblent donner une chevelure bien lissée, un joli veston, un pantalon à la mode, une cravate mirifique et un monocle inutile quand on y voit clair.

C’est une supériorité qu’il est facile d’acquérir. On doit aussi orner son esprit et, pour cela, il ne faut pas traiter de sauvages les habitants des cinq parties du monde, dédaigner l’histoire, mépriser les sciences mathématiques ou se moquer de la géographie.

Il a compris que, pour être un homme vraiment « chic », on ne doit pas se faire remarquer en affectant une tenue trop négligée, ce qui n’est pas toujours poli et peut passer pour une prétention comme une autre, ni s’habiller avec une coquetterie outrée qui souvent ne prouve pas un très bon goût, mais qu’il vaut mieux se rendre séduisant par une conversation intéressante, être élégant sans exagération et savant sans se montrer pédant.

Aussi s’est-il mis à travailler assidûment pour rattraper le plus vite possible en savoir Jean-qui-Lit, qui, rien qu’en passant chez le coiffeur, le chemisier, le bottier, le tailleur et le marchand de cravates, lui a fait la farce de l’égaler presque instantanément en correction.

Ainsi nos deux inséparables, Snobinet instruit et Jean-qui-Lit bien peigné, seront parfaits comme nous pensons que le deviendront les jeunes lecteurs de ce livre, si par extraordinaire ils ne l’étaient pas déjà.