Les clercs de St-Viateur (p. 167-172).


Chapitre XVII

LE TEMPS PASSE

Malgré ses six mois, le second semestre paraît d’ordinaire plus rapide que le premier qui en compte seulement quatre. Il glisse avec une vitesse accélérée vers le printemps, les examens de fin d’année, les grandes vacances.

Aux examens de janvier, Jean-Paul avait repris sa place de premier, comme en Éléments latins. Il avait enfin renoncé à cette folie étrange, trop commune chez certains écoliers, qui fait consister la suprême gloire à réussir sans travailler. Combien de fois il avait dormi ostensiblement à l’étude, quitte à se reprendre en cachette, au dortoir ? Une première victoire sur sa vanité avait supprimé cette manie. Franchement il s’était mis à l’ouvrage, et déjà un triomphe éclatant couronnait ses efforts. Sa mère s’était réjouie, plus qu’on ne saurait le dire, en recevant le bulletin et la carte-certificat que l’on délivre à chaque premier de classe, comme un témoignage de succès et un titre d’honneur. La bonne madame Forest ne se lassait pas de montrer ces trophées à la famille et aux voisins, répétant toujours : « Le Père Préfet me l’avait bien dit ! »

Au début de février, les finissants firent leur retraite de décision, événement toujours impressionnant pour la communauté. Quel spectacle que l’heure de garde du premier vendredi du mois, quand les aînés, en couronne autour de l’autel, s’agenouillent pour demander la lumière de Dieu et aussi la grâce de ne pas « pécher contre la lumière. » Jean-Paul, qu’une amitié naissante mais longtemps désirée avec Roland Barrette, liait davantage à la retraite, prit une part plus personnelle et plus sympathique à cette veillée d’armes. Il se voyait bientôt, lui aussi, cherchant à orienter sa vie à la clarté du soleil d’or rayonnant autour de la blanche hostie, au milieu d’une constellation de lampes et de cierges.

Quelles étaient les carrières choisies par les finissants ? Grand secret. À la fin de la retraite, le samedi soir, eux-mêmes, dans une réunion intime, s’étaient communiqué leurs décisions, mais avec la promesse formelle de n’en rien révéler à l’extérieur.

Ensuite le semestre s’était organisé, les cercles s’étaient ouverts. Plus tard, on commença à préparer la grande séance qui a lieu à la Fête du Séminaire, ordinairement au mois de mai.

Cette année-là, on jouait « La Fille de Roland » par Henri de Bornier. Si le projet avait transpiré, on attendait encore la distribution des rôles. Aussi il y eut un léger frisson d’inquiétude ou de vague espoir dans plus d’un cœur, quand le Père Lavigne, répétiteur officiel des séances, commença à faire demander certains élèves.

On nommait Barrette parmi les principaux acteurs. Sa belle taille, sa voix de basse bien timbrée, son geste facile et surtout ses succès passés, le désignaient à l’avance. De fait, tout le monde connut sans surprise qu’il tiendrait le rôle de Charlemagne. Mais les autres ? Pour les autres, le Père Lavigne s’en rapporta beaucoup à l’avis de Roland ; et Roland proposa Jean-Paul comme le plus apte à représenter Gérald.

Après le choix des acteurs, les répétitions commencèrent. Semaines de beaux rêves que vivent alors les écoliers, pendant qu’ils préparent une séance ! Éprouver l’ineffable plaisir d’être à part des autres, demeurer dans une intimité secrète et légèrement mystérieuse, entrevoir un jour de triomphe et de gloire, quand on sera salué par les applaudissements de ses condisciples, de ses parents, de centaines et de centaines de visiteurs, des anciens, revenant à l’Alma Mater, et si bien disposés à tout admirer dans leur vieux Collège !

Le temps passa et le jour désiré arriva bien vite. Dans la salle de récréation, on avait préparé une scène de fortune ; la grande nef, au moyen de tréteaux, s’était transformée en amphithéâtre. Le mercredi soir, trois mai, dans une salle archicomble, le rideau se leva, laissant apercevoir l’intérieur du château de Montblois. Les jeunes artistes firent honneur à leur maison et à leurs maîtres. Ils interprétèrent magnifiquement la belle leçon de grandeur et d’héroïsme qui se dégage de la tragédie de Bornier.

Gérald s’attira les plus chaleureux applaudissements, moins peut-être par la perfection de son jeu que par la sincérité de son accent, l’éclat de son ardeur juvénile. Ce cher enfant avait bien une tristesse dans l’âme : sa mère, qui devait venir, écrivait, le jour même de la représentation, qu’elle se sentait un peu fatiguée et trop mal en train pour faire le voyage.

Le lendemain, grand congé. Plus de la moitié des élèves reçurent leurs parents. La cour était presque vide. On y remarquait surtout des anciens errant çà et là, heureux de rappeler leurs prouesses passées, et confessant, sans remords, quelques fredaines innocentes dont ils s’amusaient. Les acteurs d’hier circulaient à travers leurs camarades, un peu glorieux des regards qu’on leur jetait, et des félicitations qu’on leur répétait. Mais déjà la mélancolie, qui suit d’ordinaire ces jours de gloire, embrumait leurs cœurs.

Roland et Jean-Paul se promenèrent longtemps dans l’allée qui longe la rivière. Ils ne se lassaient pas de récapituler chaque détail de la pièce, comme s’ils eussent voulu le graver plus profondément dans leur mémoire.

Tout en causant, Jean-Paul sentait se lever, au fond de son esprit, d’autres souvenirs. Sous les feuilles qui renaissaient, il se prit à songer aux autres feuilles qui les avaient précédées. Par cette même promenade, dans le cadre du même paysage, il avait conversé autrefois avec un autre ami maintenant disparu du Collège et de son cœur. Il avait confié à une âme qu’il croyait sœur de la sienne ses sentiments intimes, ses espoirs enchantés. Là, derrière le kiosque du Sacré-Cœur, il le revoyait, ce buisson touffu où, un jour de septembre, il s’était glissé avec Gaston Gervais, ce méchant compagnon qui l’avait détourné de son directeur spirituel pour l’engager dans toutes sortes de folies. Et voilà que le cœur trop plein de tant de pensées lourdes qu’il est toujours pénible de porter seul, Jean-Paul tira Roland près du buisson et lui conta sa petite histoire.

Une confidence en attire une autre. Roland voulut, lui aussi, déclarer ses secrets à son ami. Il annonça qu’il se destinait au journalisme. Ah ! non pas à un journalisme quelconque, à la tâche banale de reporter ; mais il entendait poursuivre ses études, obtenir la licence ès-lettres, s’initier aux questions sociales, afin de pouvoir ensuite consacrer sa vie à la défense des idées grandes et belles qui relèveraient la patrie. En lui-même, il songeait que le Canada français pourrait bien avoir un jour son Louis Veuillot ; et dans l’intime de son âme, il pensait un peu que ce serait lui. Après avoir ébauché son rêve, il s’arrêta brusquement :

— Et toi donc, qu’est-ce que tu feras ?

— Moi ! je ne sais pas encore, mais j’y réfléchis beaucoup depuis quelque temps.

— Penses-y. Tu sais, ça aide toujours d’entrevoir une carrière, ça nous stimule, ça nous pousse vers un idéal. On marche mieux et plus vite, quand on va quelque part et que l’on sait où l’on va. Parles-en à ton directeur. Il te dira sans doute, comme à moi, qu’il faut se demander deux choses : où nous serons le plus heureux (en cette vie et en l’autre évidemment, au fond cela se rejoint) ; et où nous serons le plus utile, c’est-à-dire, où nous ferons le plus de bien. Souvent d’ailleurs la seconde question comprend la première.

Et Roland récapitula brièvement les principes généraux de sa retraite de finissants. « Vois-tu, conclut-il, on s’étudie soi-même, on se mesure et on se pèse, puis on se compare aux différentes carrières qui s’offrent à chacun de nous : celle dans laquelle on s’ajuste le mieux, c’est celle-là qui convient. Ou y va. »