Les clercs de St-Viateur (p. 157-165).


Chapitre XVI

UNE SÉANCE AU CERCLE

Jeudi soir à sept heures. Grand mouvement dans la salle de récréation. Un groupe d’élèves arrive de la Tabagie. Radieux, ils secouent, avant d’entrer, quelques pipes en retard. Les autres les regardent avec envie. Le Père Préfet de discipline, — car c’est lui qui est l’Aumônier du Cercle, — entre dans la salle, portant un paquet de « Semeur » sous le bras. Roland Barrette va au-devant de lui. Il y a séance au Cercle, deuxième du semestre. Les membres s’en viennent de part et d’autre ; ils causent un peu, tout près du tableau noir où s’affiche le programme. Le Président donne un coup de cloche, et tous montent dans la plus grande classe, au bout du corridor, du côté de l’Évêché. Chacun se place sans façon. Le Père Aumônier récite le « Veni Sancte ». Le secrétaire fait l’appel, et chaque membre, au lieu de répondre : « Présent », cite une sentence à son choix. Jean-Paul donne le mot de Dollard : « Jusqu’au bout ! » Le Président communique l’ordre du jour : « Camarade secrétaire nous lira d’abord le compte rendu de la dernière séance. »

Le secrétaire, Guy Rondeau, de « Petite Philosophie » se lève, ouvre un gros cahier, et, d’un ton plein d’assurance, donne lecture de son rapport.


Première séance du second semestre, au Cercle St-Michel. — Piété, Étude, Action.

Le nouveau semestre commence sous d’heureux auspices. Notre Président, qui a fait ses premières armes à l’Académie St-Étienne, nous apporte le fruit de son expérience. Sa parole de début a été une parole d’action. Il désigne les trois comités qui s’occuperont du triple objet de notre association : Jean Beaudry président du comité de piété, Émilien Maynard président du comité d’études, et Jean-Paul Forest président du comité d’action. Nous nous permettons de féliciter ce dernier camarade qui vient d’entrer au Cercle et qui déjà entend prendre place au front. Notre Président annonce qu’au cours du second semestre nous étudierons l’action apostolique du Canada français.

Et pour donner l’exemple avec le précepte, il prononce une allocution qui nous fait comprendre comment notre pays doit d’abord son origine et son existence aux missionnaires religieux et aussi aux missionnaires laïques comme Cartier, Champlain, Maisonneuve, dont la première ambition fut de planter la croix sur le Nouveau-Monde. Si nous sommes l’œuvre de l’Église, nous devons maintenant payer notre dette à l’Église, et lui restituer les apôtres qui ont créé notre nation. L’orateur souhaite que se réalise le vœu que Tardivel exprimait dans la préface de son beau livre, Pour la patrie : l’établissement sur les bords du Saint-Laurent d’une Nouvelle-France dont la mission sera de continuer sur cette terre d’Amérique l’œuvre de civilisation chrétienne que la vieille France a poursuivie en Europe avec tant de gloire pendant de si longs siècles. »

Le second essai a paru plus maigre, plus terre à terre. Il s’agissait de dresser un tableau des communautés religieuses d’hommes et de femmes qui, au Canada, s’occupent des missions. Le chétif conférencier s’en est tiré plus ou moins bien ; c’était lourd et ennuyeux. Cependant l’auditoire a enduré patiemment.


Or le second orateur, c’était lui-même, le secrétaire ; et on rit.


Après ces deux travaux, il y eut quelques moments de discussion. Le Père Aumônier nous adressa un mot d’encouragement, et la séance fut levée.

Le secrétaire,
GUY RONDEAU.


Le Président se leva et crut devoir recommander la modération dans la critique. Avec un sourire, il protesta contre la sévérité avec laquelle le secrétaire avait traité l’un des membres les plus dévoués du Cercle, Guy Rondeau.

— Camarade Séguin nous exposera maintenant les divers moyens de favoriser les missions. Camarade Paul Séguin est appelé à la tribune.

Le camarade Séguin présenta un petit discours en trois points dans lequel il préconisait comme moyens de favoriser les missions : 1o la culture des vocations, 2o les aumônes, 3o la prière. Après cette conférence, le Président déclara : « La discussion est ouverte. »

Tout le monde était du même avis. On passa au second article du programme. Jean-Paul allait faire ses débuts.

Fier de sa nomination comme président du comité d’action, un peu flatté du compliment qu’il venait de recevoir, il monta à la tribune avec une étincelle d’enthousiasme. Son étude portait sur l’obligation qu’ont tous les chrétiens de favoriser la propagation de la foi. Très candidement il avoua qu’en ces matières profondes et difficiles, il s’était documenté dans tels auteurs. Puis, avec une conviction naïve et touchante, il tenta de montrer la conduite mystérieuse de Dieu envers les infidèles qui ne peuvent se sauver sans croire à quelques vérités essentielles. Souvent donc, dans la pratique, leur salut dépendra du seul dévouement des apôtres qui voudront aller les baptiser et leur annoncer l’Évangile. La Providence l’a réglé ainsi. C’est dire que non seulement le missionnaire donne Dieu aux âmes, mais qu’il donne des âmes à Dieu, parce que, sans son action, le ciel serait privé d’une foule d’âmes qui chanteraient éternellement les gloires du Créateur.

Le sujet, bien développé, intéressa. Mais il soulevait une infinité de problèmes. Aussi quand le Président prononça la formule d’usage : « La discussion est ouverte, » quatre, cinq, six, levèrent la main, demandant la parole. Camarade Bonin, sans attendre, posa tout de suite une question :

— Mais comment Dieu peut-il vouloir sincèrement le salut des païens, s’ils n’ont pas le moyen de se sauver ?

Camarade Beaudry. — Il y a la loi naturelle écrite dans leur cœur.

Camarade Durand. — Dieu sera moins exigeant pour eux sans doute.

Camarade Lafortune. — Tout de même, ils sont tenus de faire l’essentiel.

Camarade Trudeau. — Notre camarade nous a avertis que le problème comportait des mystères.

Camarade Houle. — Mystère tant que vous voudrez, le bon Dieu tout de même ne se contredit pas !

Camarade Président. — Je crois que le conférencier a bien dit que la Providence compte sur le dévouement des missionnaires. Par exemple, dans l’ordre de la nature, il y a des malades et des infirmes qui n’échapperaient pas à la mort sans le secours des médecins ; de même dans l’ordre surnaturel, le salut de certains hommes peut dépendre des fidèles dévoués qui consentiront à les instruire.

Camarade Leblanc. — Notre-Seigneur lui-même n’a-t-il pas dit : « Allez et enseignez toutes les nations… Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé. »

Camarade Forget. — Mais est-ce qu’il y en a beaucoup de païens ?

Plusieurs voix. — C’est sûr.

Camarade Forget. — Mais encore, combien ?

Camarade Leblanc. — Je ne peux pas vous les nommer tous. (Rires).

Camarade Durand. — En tout cas, on ne saurait les nommer par leurs noms de baptême, puisque précisément ils ne sont pas baptisés. (Nouveaux rires).

Le Père Aumônier. — On estime que les deux tiers du genre humain ne connaissent pas encore le christianisme. (Mouvements de stupéfaction).

Camarade Houle. — Et tous ces hommes seraient dans la quasi-impossibilité d’accomplir leur salut ?

Camarade Beaudry. — Que voulez-vous ? c’est comme ça.

Camarade Lafortune. — Le bon Dieu doit avoir des moyens que nous ne connaissons pas.

Camarade Leblanc. — Peut-être fait-il des miracles pour les éclairer à leur dernière heure.

Le Père Aumônier. — Mes chers amis, la foi est nécessaire au salut. C’est Dieu qui a imposé cette obligation. Mais aussi Dieu a compté sur les apôtres pour propager la foi. L’apostolat est essentiel au christianisme. Le Christ aurait pu rester sur la terre et parcourir le monde, afin de prêcher lui-même sa doctrine. Il a préféré confier cette noble mission aux hommes. Vous voyez le grand honneur qu’il nous a fait. Les missionnaires ont droit, eux aussi, avec Jésus, au titre de « sauveurs ». Continuez votre discussion.

Camarade Forest. — Dans un livre que j’ai consulté, j’ai lu une pensée qui correspond bien à l’idée du Père Aumônier. « C’est une loi établie par Dieu que la solidarité humaine. Dieu nous a mérité le salut, mais il veut que ce soit l’homme qui sauve l’homme. Si l’absolution du prêtre est requise pour effacer les péchés des hommes, cette absolution vient aussi d’un homme ; de même si le baptême est nécessaire au salut, le baptême s’administre par un homme. »

Camarade Forget. — Mais Dieu aurait bien pu prendre d’autres moyens ?

Camarade Leblanc. — (Récitant, en faisant de ses mains un porte-voix.)

C’est dommage, Caro, que tu n’es point entré
Au conseil de Celui que prêche ton curé ;
Tout en eut été mieux…

(Hilarité générale).

Le camarade Forget s’assit un peu molesté par les rires de l’assistance. Camarade Président se leva et tenta une explication : « Dieu a établi une religion de charité, il nous a d’abord donné l’exemple de l’amour, mais il veut que nous nous aimions aussi entre nous, et que ceux qui ont reçu la foi la communiquent aux autres. »

Camarade Forest. — Alors il s’ensuit que l’acte de charité le plus parfait qu’on puisse accomplir sur la terre, est de porter aux païens la vérité du christianisme.

Camarade Président. — Je regrette d’interrompre cette discussion si intéressante, mais c’est l’heure de finir. La séance est levée jusqu’à jeudi prochain.

Quelle fut l’influence de ces réflexions dans l’âme de Jean-Paul ? Impossible de la définir exactement. Il y a des mouvements intérieurs qui ne se perçoivent pas, malgré leur action réelle et certaine.

Quoi qu’il en soit, Jean-Paul se tournait vers des pensées plus sérieuses, s’attachait à nombre de questions qui naguère encore le laissaient indifférent. Sa conversation surtout revêtait un caractère plus élevé. Les émotions très vives qu’il avait ressenties à la Noël, avaient comme brisé l’écorce légèrement durcie de son cœur. Maintenant, sans bien s’en rendre compte, il comprenait mieux la noblesse d’un idéal désintéressé.