Les clercs de St-Viateur (p. 173-179).


Chapitre XVIII

UN JOUR DE JOIE

Cette fois-là, un groupe d’élèves avaient d’autres préoccupations que les grands problèmes de la vie. La fanfare organisait son pique-nique annuel. Roland Barrette était, là comme ailleurs, le président. Très affairé, le lundi soir, il courut la ville pour obtenir l’autorisation d’aller au Parc Vessot, et pour se procurer les vivres nécessaires. On avait fait un programme imprimé à la gélatine, en style de « petits mots fins », avec toutes sortes de parodies d’Horace ou de Virgile.

Jean-Paul, n’étant pas du comité, n’avait eu qu’à jouir. Il jouissait de tout le plaisir présumé ; car selon l’adage ancien : « Le plus beau jour, c’est la veille ». À l’étude du soir, il fut vraiment distrait dans son thème latin.

Le lendemain matin, les membres de la fanfare descendirent du dortoir en pantalons blancs. À la messe de communauté, Jean-Paul chanta le solo du cantique :

Vers l’autel de Marie,
Marchons avec amour,
Vierge aimable et chérie,
Donne-nous un beau jour.

La prière n’était pas superflue, car le temps menaçait. Une brume assez dense flottait sur les toits. Pleuvrait-il ?

Le Père Dubuc, directeur de la fanfare, interrogea le baromètre et les experts. De l’avis des connaisseurs, il vaudrait mieux attendre. Mais les élèves réclamaient : « Un pique-nique remis, c’est comme un congé « salé ». Jean-Paul surtout montrait une ardeur extraordinaire. Le déjeuner se passa dans l’impatience et l’inquiétude.

Heureusement, au sortir du réfectoire, on constata que la brume disparaissait. Quelques pâles rayons de soleil parvenaient à faire reluire les gouttelettes de rosée sur les feuilles nouvelles. « On y va ! on y va ! » crièrent les intéressés, en courant vers la salle de musique : « Il fait beau, venez voir, mon Père ! » On traîna le Père Dubuc sur le perron, pour consulter les augures. Impossible de résister ! il consentit.

Bien avant huit heures et trente, moment fixé pour le départ, les musiciens avaient pris leurs instruments et s’étaient postés au coin de la maison. Des notes d’altos, des éclats de trombones, des ronflements de contrebasses, des battements de tambours, tous les frémissements d’une fanfare impatiente de partir et de jouer, résonnaient sans cesse. On trépignait. Enfin, le Père Dubuc, après avoir terminé l’organisation, rejoignit le groupe, et, d’un coup de sifflet, donna le signal du départ. Au pas. Trois coups de grosse caisse. On attaqua « En bon ordre », de Suppé. Dans les classes, il y eut un frisson d’admiration et d’envie. « Chanceux » ! cria un élève par la fenêtre.

Sous le soleil maintenant très clair, les cuivres étincelants défilèrent à travers les rues, se dirigeant du côté sud-ouest de la ville, pour se rendre au Parc Vessot. Une fois qu’on eut pris la campagne, les rangs se débandèrent, et chacun s’en alla à son gré. Arrivés au Parc, on se hâta de s’installer. Une gentille villa se dressait dans un cadre de grands pins, tout à côté de l’eau qui descend en flots rapides. Évidemment, personne n’avait la permission de se baigner, mais on ne pouvait s’empêcher d’aller se mouiller les pieds dans l’onde fraîche. Sans retard, on organisa des jeux et des concours, pendant que le comité dressait les tables sur des tréteaux et préparait le dîner.

Jean-Paul déployait une gaieté débordante ; jamais il n’avait eu le cœur si léger. Le premier dans toutes les culbutes. L’entrain était d’ailleurs général. La formule du jour, — car il faut toujours une formule comique dans ces circonstances, — était : « Là où il y a de l’hygiène, il n’y a pas de plaisir. » Sans doute une corruption du vieux proverbe : « Là où il y a de la gêne… »

À onze heures, deux voitures s’annoncèrent : le bagage et les victuailles. Une couple d’élèves coururent au-devant et montèrent sur un cheval ; Jean-Paul s’assit sur le sommet du collier, et tout l’équipage entra triomphalement sur le terrain avec un panache de beaux gars en liesse. Des visiteurs arrivèrent. Plusieurs professeurs ne pouvaient manquer de témoigner leur sympathie au corps de musique. « Le Père Beauchamp n’y est pas ? » demanda Jean-Paul. Il avait l’impression d’une plus grande sécurité quand son directeur était là. Quelqu’un déclara que le Père Beauchamp était absent, parti ce matin pour Montréal.

« À table ! à table, tout le monde ! » cria Barrette, entre deux coups de sifflet. On offrit la présidence au Père Fontaine, parce qu’il était le plus âgé, et aussi en sa qualité de professeur de mathématiques, science très voisine de la musique, expliqua un savant. Les invités prirent place, et les élèves se groupèrent autour d’eux. On apporta un immense pot de grès contenant les traditionnelles fèves au lard, les « beans », puisqu’il faut les appeler par leur nom. Lorsqu’on leva le couvercle, un fumet fort appétissant alla caresser toutes les narines qui tressaillirent de joie.

Le Père Fontaine réclama le silence : « Quand je faisais le catéchisme, dit-il, j’avais demandé à un petit garçon : Qu’est-ce qu’on dit avant de manger ? Pas de réponse. Voyons, repris-je, ton papa, par exemple, qu’est-ce qu’il dit en se mettant à table ? Et le petit bonhomme me répliqua : Il dit : Attaquons ! C’est le « Benedicite » de plusieurs. Eh bien ! nous autres, disons les deux. »

Et après avoir fait le signe de la croix et béni la table, le Père Fontaine lança le mot : « Attaquons » !

Quelle attaque ! Barrette se tenait au centre, armé d’une louche. Il tirait de l’immense pot des pelletées de fèves d’or, ornées de diamants, car le lard brillait comme une pierre précieuse sertie dans un ample chaton. Un flacon rouge, renfermant l’obligatoire salade de tomate, circulait et mettait une toque royale à chaque assiette. La gaieté assaisonna le dîner plus encore que la salade. D’un bout à l’autre de la table, on se lançait des mots d’esprit avant de se lancer des pelures de bananes…

Jean-Paul, un sac de papier sur la tête, était assis sur une boîte et au centre du tapage. Quand son voisin lui présenta des radis encore tout jeunes, une primeur, il s’exclama : « Ah ! ils sont bien petits ces radis-là, il doit en falloir beaucoup pour en faire une douzaine ! » Se levant soudain, il interpella les camarades de l’autre bout : « Pas tant de bruit là-bas, on ne s’entend pas manger, ici ! »

Et puis les crêpes ! Ah ! les crêpes avec du sirop d’érable ! Connaissez-vous quelque chose de meilleur, surtout quand on les apporte dans la poêle, frétillantes, avec une belle dentelle autour ? Il est possible que d’aucuns en aient trop mangé… Mais que voulez-vous ? En pique-nique comme en pique-nique ! Et puis qu’on le sache une fois pour toutes : « Là où il y a de l’hygiène, il n’y a pas de plaisir. »

Le comité avait tout prévu. On avait apporté des kodaks. Sur la fin du repas, on prit des photographies et des plus fantaisistes. Chacun imagina une pose originale et cocasse : l’un se mit un plat sur la tête, un autre prit le pot de fèves dans ses bras, un troisième se fit donner à boire par son voisin ; enfin on réalisa toutes les folies possibles pour faire rire les voisins et… la postérité.

Dans l’après-midi : partie de baseball, concours divers, sauts et courses. On courut avec un œuf dans une cuillère, une arachide sur un couteau, etc.

Le soir, il fallut revenir d’assez bonne heure, à cause du ciel maussade qui recommençait à grimacer. On rentra juste à temps pour éviter la pluie. Quelle journée, quel plaisir… et plus tard quel souvenir !…