Les clercs de St-Viateur (p. 129-137).

Chapitre XIII

LA NUIT PURE DE NOËL

Dehors, la tempête a cessé, mais la bise souffle encore ; c’est à peine si l’on voit à dix pas devant soi. Des rafales soulèvent la neige neuve qu’elles lancent dans la rue en une poussière fine et claire. On dirait d’amples banderoles de tulle léger que secouent des mains invisibles, autour de la haute silhouette de la cathédrale. Le clocher semble orné d’une avalanche de drapeaux et de bannières qui claquent au vent. Ou bien on imagine une danse d’esprits, une farandole d’anges aux ailes gigantesques et subtiles battant l’azur. Au fond de l’immensité sombre, les étoiles apparaissent blanches et pâles comme des hosties tombant du ciel dans tous les ciboires ouverts pour la communion de minuit.

Une attente plane sur les alentours. Au milieu du silence de l’église ou de la chapelle, on sent que bientôt les cloches vont sonner, les orgues vont jouer, des voix vont chanter. Dans tous les cœurs, revient un écho d’un cantique souvent répété pendant l’Avent : « Rorate cœli desuper. » Chacun rêve à Bethléem, aux bergers dans la prairie…

Au Séminaire, dans une courte lecture spirituelle, le Père Supérieur a rappelé les souvenirs évangéliques, la naissance de Jésus et la joie des pâtres agenouillés dans l’étable. « Et pourtant, ajoutait-il, si nous y songions, nous comprendrions que notre bonheur n’est pas moindre. Notre chapelle, n’est-ce pas Bethléem où Jésus habite ? Le tabernacle, n’est-ce pas l’étable qui lui sert d’asile ? Le ciboire, n’est-ce pas la paille dorée de la crèche où il dort ? Noël ! mais c’est Noël, chaque fois que se dit la messe, chaque fois que Dieu descend sur la terre, s’enveloppant dans les langes purs de la blanche hostie. Les cloches de Noël, c’est la voix des anges qui appellent les bergers pour rendre hommage à Jésus qui va naître de nouveau sur l’autel. Vous répondrez tous à cet appel, cette nuit ; vous viendrez rendre visite à votre Sauveur enfant. Vous le prendrez non seulement dans vos bras, ainsi que le firent sans doute les bergers, mais même dans votre cœur. Assister à la messe de minuit et communier, c’est répéter le geste de foi et d’amour qu’accomplirent, dans la nuit glorieuse de la première Noël, les pasteurs de Bethléem. »

Cette allocution avait mis dans l’âme de Jean-Paul comme un feu nouveau, un désir plus ardent de bien célébrer la fête. Après être allé au confessionnal où le Père Beauchamp l’avait profondément touché en l’invitant à une vie nouvelle, il se sentait tout épris de Dieu.

De bonne heure, les élèves montèrent au dortoir. Vers onze heures et trente, on sonna le réveil. Au premier coup de cloche, tous se levèrent, même ceux-là qu’il faut d’ordinaire secouer à plusieurs reprises. La toilette fut rapide. À minuit moins dix, descente à la chapelle.

À l’entrée des premiers arrivants, la nef était encore dans l’ombre, excepté la crèche qui brillait de mille feux. Installée sur l’autel de la Sainte-Vierge, elle était faite d’un gigantesque bouquet de sapins qui se dressait jusque dans la voûte où scintillait une étoile. Dans ce cadre rustique, apparaissait une petite étable de bois brut, garnie de mousse blanche imitant la neige, et de glaçons de cristal. Sur un coussin de paille, l’Enfant-Jésus, habillé d’une coquette camisole de soie ornée de rubans et de perles, tendait ses deux petites mains de cire rose. Au bas, des zigzags de lampions s’échelonnaient en cascades jusqu’à terre.

Les élèves se dirigèrent d’abord de ce côté. Jean-Paul voulut aller lui-même faire sa visite, avant de monter à la tribune de l’orgue. Pendant le défilé, le Père organiste, assis au clavier, jouait les airs de Noël, très doux et très lointains ; et ses doigts agiles couraient sur le clavier de velours : « Nouvelle agréable »… « Il est né le divin Enfant »… « Dans cette étable »… Tous les airs passaient, revenaient, se croisaient. L’orgue avait des sons de brise, des soupirs émus.

Enfin la masse des élèves entra. Le sacristain pressa tous les boutons électriques, et la chapelle entière resplendit. Noël apparaissait dans une aurore féerique. L’organiste avait tiré la moitié de ses jeux. Les airs connus se précipitaient avec des variations rapides et chantantes. Soudain, après une légère pause, de toute sa puissance, avec toutes ses trompettes, l’orgue comme une retentissante fanfare, éclata : la chapelle et les cœurs vibrèrent sous la mélodie glorieuse du cantique : « Noël ! c’est le cri qui résonne dans nos cœurs, au jour où l’amour donne un Sauveur aux pécheurs. Noël ! Noël ! Noël ! » Puis Roland Barrette entonna le « Minuit, Chrétiens », et la messe commença.

La chorale des élèves exécutait la « Messe de la Nativité » sur des Noëls anciens à quatre voix mixtes, par le Frère A. D. A. Après l’Introït, on attaqua le « Kyrie » qui débute par un solo sur l’air : « D’un Dieu célébrons la naissance… » René Magnan le chanta de sa jolie voix d’alto, expressive et suppliante, pendant que Jean-Paul, tout remué, se voilait la face de sa copie de musique. Le chœur continua avec cet accent de confiance que l’on remarque surtout dans le « Christe » reproduisant le thème : « Depuis plus de quatre mille ans… »

Le « Gloria » traduisait l’enthousiasme général, par l’adaptation du cantique : « Les Anges dans nos campagnes ; » Jean-Paul rendit le solo en mineur : « Qui tollis peccata mundi. » Sa voix, bien que faible, était fort sympathique ; et une émotion sincère ajoutait à la chaleur du morceau. Le chœur reprit, d’une allure triomphale. Et quand, à la fin, on répéta dans une polyphonie savante et brillante, le dernier « Gloria in excelsis, » toute l’assistance exultait dans un délire mystique.

Après le « Credo » de la « Messe de Ste-Cécile » par Gounod, on interpréta, à l’offertoire : « Hodie Christus natus est » de Rousseau. Jean-Paul exécuta encore le solo. Jamais une nuit de Noël ne lui avait paru si vivante, si évocatrice. Il lui semblait que chaque pièce prenait une signification particulière à son adresse. « Hodie », aujourd’hui ! Ce jour ne devrait-il pas être pour lui une étape, une date dans son existence. Suivant le texte sacré, il entendait comme une confidence de Dieu, comme un appel et comme une promesse. Il chanta le « Sanctus », les mains jointes et les yeux fermés. À « l’Agnus Dei », sur l’air : « Dans cette étable…, » le même frisson agita son cœur ; la polyphonie de la fin, qui demande la paix avec une certaine violence, lui parut encore symbolique. Il comprit que la paix est une conquête, le fruit d’un long combat.

C’est dans cet état d’exaltation religieuse qu’il descendit de la tribune de l’orgue pour la communion. La communauté entière s’approcha de la Sainte Table, heureuse de recevoir le divin Enfant qui reposait sur « la paille dorée du ciboire », selon l’expression du Père Supérieur. Jean-Paul retourna à sa place, un peu à l’arrière de la chapelle, près d’une colonne, du côté de l’Évangile. La tête religieusement inclinée, ne voyant rien de ce qui se passait autour de lui, il demeura longtemps ainsi dans un recueillement profond. La messe de l’aurore suivit la grand’messe. Le chant des vieux Noëls fut exécuté par la masse des élèves, avec l’élan particulier qu’y mettent les jeunes dans les grandes fêtes. On aurait dit une mer immense, grondant entre des rochers.

Jean-Paul, lui, ne chantait pas. Il se laissait bercer par la vague harmonieuse, pendant que son passé refluait en sa mémoire. Une rêverie lointaine se mêlait à sa prière. Il se revoyait arrivant au Collège, en Éléments latins, si timide et pourtant si joyeux de commencer son cours classique. Il se rappelait sa grande confiance envers ses maîtres. Tant de « Monsieur le Curé » autour de lui ! Comme ce serait facile d’être bon, d’être saint, et plus tard d’être, lui aussi, un prêtre qui dirait la messe ! Chaque jour alors, il communiait ; il priait pour sa mère, pour son père décédé ; il tâchait de devenir meilleur. Et pendant que ces souvenirs remuaient le fond de son âme, un doux refrain de cantique résonnait dans la voûte :


Autour de toi, que la nuit soit plus pure !
Jésus enfant, que le vent soit plus doux !


Comment se fait-il donc que, dans la suite, il soit devenu moins pieux, moins confiant, moins vertueux aussi, hélas ! En Versification, il avait connu bien des choses ; il avait fréquenté de mauvais amis. Il s’était imaginé que, pour être un homme ou du moins le paraître, il fallait se montrer indépendant, hautain et fanfaron. À la fin, tout lui pesait:la discipline devenait une tyrannie, et les maîtres des despotes. Extérieurement il s’était contenté de se tenir sur la réserve, de s’éloigner des professeurs qui cherchaient à exercer sur lui une influence, à ses yeux indiscrète et oppressive. En lui-même, il sentait la révolte gronder; il avait une folle envie de renverser toutes les barrières, de se libérer de ce réseau de règlements, de prescriptions et de défenses, qui embarrassaient à tout instant sa liberté. Mais voilà que maintenant de tels désirs lui semblaient des enfantillages. Un autre idéal surgissait en son cœur, pendant que toujours résonnait auprès de lui le même refrain :


Autour de toi, que la nuit soit plus pure !
Jésus enfant, que le vent soit plus doux !


En Belles-Lettres, il avait eu une forte crise de sensibilité. Il avait lu « René » de Chateaubriand, et ce héros lui avait paru une fidèle incarnation de son âme endolorie. Le sentiment était alors, selon lui, la suprême puissance. Aussi s’y livrait-il avec un complet abandon. Épris des poètes, il avait savouré Lamartine, Musset, Victor Hugo. Il faisait des vers avec une espèce de rage.

Et puis, vinrent les vacances et les aventures que l’on sait. À travers tant de souvenirs à la fois captivants et mélancoliques, la silhouette de sa mère se dessina, inquiète et douloureuse. Ce tableau acheva de le briser. Il s’enfonça la tête entre les deux mains et pleura silencieusement. Enfin le dernier refrain du cantique le ramena à lui-même, avec le réconfort d’un souhait :


Autour de toi, que la nuit soit plus pure !
Jésus enfant, que le vent soit plus doux !


Alors relevant les yeux, il regarda l’autel et se mit à prier avec sa ferveur d’autrefois.

Après la messe, les élèves montèrent au dortoir où l’on permettait de prendre le réveillon, chacun sur son lit, dans un demi-silence. D’ordinaire, ce lunch n’a pas une mince importance : tous le préparent avec soin, à moins que les parents n’envoient une boîte bien garnie. Les années dernières, Jean-Paul avait réveillonné avec Gaston. Mais cette fois, le réveillon ne lui avait rien dit ; il n’avait rien préparé. Arrivé au dortoir, épuisé par les émotions, il se coucha et s’endormit.

La journée de Noël fut pour lui comme un écho apaisé de la nuit. Le lendemain, il partait pour les vacances.