Les clercs de St-Viateur (p. 117-128).


Chapitre XII

LE « DIABLE » AU DORTOIR

Au dortoir, ce soir-là, tout se passa comme à l’ordinaire. Tranquillement les surveillants faisaient les cents pas dans les allées, en attendant que les élèves se couchent. Le premier maître récita la prière qu’il termina par le traditionnel : « In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum. » Les lampes s’éteignirent, excepté la petite veilleuse du centre qui reste allumée toute la nuit. Pendant quelques minutes encore, on entendit les pas feutrés d’un surveillant qui glissait entre les rangées de lits, avant d’entrer dans sa cellule. Une atmosphère de paix et de repos remplissait la pièce immense.

Voilà que vers onze heures, deux ou trois élèves chuchotent dans un coin. Le plus hardi se lève, et, l’œil au guet, prêtant l’oreille, marche à pas de loup jusqu’auprès de la porte. Là, il ferme le courant de l’électricité, éteint la veilleuse, arrache la manette du commutateur général ; et, en une course folle, il retourne se jeter dans son lit. Des rires étouffés applaudissent ce premier succès. Ensuite, une voix qui tente de se grossir crie à tue-tête : « Benedicamus Domino ». Les voisins s’éveillent, mais comprennent vite qu’il s’agit d’une farce. Un groupe se met alors à réciter des bouts de phrases de « L’Aiglon » et entreprend une parodie de la fameuse scène de Wagram :

Mon front saigne…

Ma jambe est morte…

Mon bras pend…

Dragon, tends-moi les mains…

Je n’en ai plus…

Un violent éclat interrompt la tragédie. Un projectile a brisé une ampoule électrique. Chut ! Silence parfait… Plus un mot, pas un rire. On écoute du côté des cellules… Personne. Le chahut recommence avec encore plus de liberté et moins de prudence. Un morceau de savon lancé fortement heurte le mur. Nouveau silence… Tout le monde dort et ronfle, parce qu’un surveillant vient de sortir. Il marche droit vers la porte afin d’allumer les lampes. Impossible. Par-ci, par-là, de petits rires, qui ne peuvent pas se contenir, soulignent les vains efforts du pauvre maître qui ne comprend rien et quitte bientôt le dortoir. « Il a peur ! » insinue quelqu’un. Et le « diable » recommence de plus belle : des billes roulent à terre, un charivari d’enfer éveille le dortoir entier… Deux maîtres surviennent, portant des lampes à pétrole. L’ordre se rétablit. On parvient à faire fonctionner le commutateur, et toutes les lumières électriques s’allument.

Le matin, grand émoi dans la maison. Chacun sait naturellement que les élèves ont « mené le diable » dans le dortoir numéro III. « Plaise au Ciel, dit le Père Fontaine, au réfectoire, que ce ne soit pas le diable qui les ait menés ! » Le Père Supérieur est très ému. Le Père Préfet organise une enquête. Mais c’est à ces heures que la discrétion de la gent écolière se maintient jusqu’à l’héroïsme. Personne ne sait rien ; personne n’a rien entendu ; personne n’a rien vu.

À dix heures et trente, il y avait répétition générale de la messe de Noël, à la tribune de l’orgue. Le maître de chapelle compta ses chantres. « Comment, dit-il, Jean-Paul Forest n’est pas là ? » — « Il est fatigué de sa nuit », chuchota Gaston à son voisin. Le Père fit semblant de ne pas entendre, mais il avait saisi un mot qui pourrait servir. Aussitôt après l’exercice, il rencontra le Père Supérieur et lui transmit, sous toutes réserves, l’indication. Le Père Supérieur manda aussitôt Jean-Paul et l’interrogea :

— Oui… oui… Jean-Paul… au sujet de la nuit dernière, il n’y a rien qui vous inquiète ?

— Non, mon Père.

— Rien ! Vous couchez dans le dortoir numéro III, n’est-ce pas ?

— Oui, mon Père.

— Eh bien ! la nuit dernière, vous n’avez pas eu connaissance de quelque bruit, de quelque désordre ?

Jean-Paul allait répondre, quand le Père Supérieur l’arrêta d’un geste extrêmement grave :

— Pesez bien vos paroles et expliquez-vous sans détours. La chose a peut-être plus d’importance que vous ne le croyez.

— Mon père, la nuit dernière, je ne suis même pas allé au dortoir. Hier soir, je me suis senti mal en train en montant à l’étude, et j’ai demandé un billet pour l’infirmerie. J’y suis encore d’ailleurs, et j’irai tout de suite vous chercher une attestation du Frère Infirmier.

Le Père Supérieur, sans le paraître, fut tout à fait décontenancé. Et reprenant, de sa voix ordinaire :

— Non, j’accepte votre parole. Si vous n’étiez pas au dortoir, vous n’êtes pas en cause. Très bien ! allez.

Cependant une lueur surgissait en son esprit. Il avait entendu parler d’un certain différend entre Jean-Paul Forest et Gaston Gervais. Le Père Beauchamp pouvait sans doute l’éclairer, mais il avait comme principe absolu de ne jamais demander de renseignements aux directeurs spirituels. Il résolut de poursuivre personnellement ses recherches. Gervais avait déjà un dossier assez chargé ; il était bien capable d’organiser un chahut au dortoir ou ailleurs. Sa parole imprudente à la tribune de l’orgue disait suffisamment qu’il était au courant des faits, si même elle n’avait pas pour but de détourner les soupçons de lui-même et de les jeter sur un condisciple à qui il pouvait garder quelque rancune. Le Père Supérieur fit donc venir immédiatement Gaston Gervais. Gaston arriva plein d’assurance.

— C’est un simple renseignement que j’ai à vous demander, déclara le Père. Jean-Paul Forest couche dans votre dortoir, n’est-ce pas ? Vous avez dû le voir hier soir ?

— Oui, mon Père, en effet.

— Vous savez qu’il s’est mal conduit dans le dortoir ?

— Non… c’est-à-dire oui… Mais je n’ai pas voulu m’en mêler…

— Tout de même, il vous a parlé au cours de la nuit ?

— Oui, comme ça, en passant.

Le Père Supérieur se redressa solennel, et avec un geste écrasant, dit :

— Vous êtes un menteur. Vous faites planer sur les autres des soupçons très graves, afin de vous couvrir vous-même.

Gaston rougit, baissa la tête et balbutia en manière d’excuse :

— Il n’y a pas que moi qui ai fait la dissipation, Forest a parlé plus que moi.

— Double menteur ! Jean-Paul Forest n’a pas couché au dortoir, cette nuit. C’est vous qui avez organisé ce désordre. Et, à tout prendre, il vaut mieux pour vous d’avouer franchement.

— J’avoue. Mais je ne pensais pas que ce pouvait être aussi sérieux que ça.

— Vous avez la conscience mal formée. Depuis longtemps je constate que vous exercez une mauvaise influence dans la maison. Il importe d’étudier votre cas. Cet après-midi, je le soumettrai au Conseil.

Très penaud, inquiet, en même temps que plein de colère, l’inculpé retourna à l’étude.

À une heure et trente, tous les membres du Conseil, excepté le confesseur de Gaston, qu’on n’avait pas averti, se réunirent dans le bureau du Père Supérieur. Brièvement, le Père exposa la question en soulignant ce fait que l’élève avait un passé qui ne le recommandait guère à la bienveillance. Les délibérations furent courtes : tous convinrent que cet écolier était indésirable et qu’il vaudrait mieux le remettre à ses parents. On vota. Il n’y eut dans l’urne que des billes noires. Le Père Supérieur déclara Gaston Gervais renvoyé du Collège.

Il attendit cependant que les élèves fussent montés en classe, pour communiquer la sentence à l’intéressé. Elle le frappa comme un coup de massue. Ce malheureux enfant ne s’imaginait pas qu’on pût le mettre à la porte. Ses fredaines les plus détestables avaient toujours paru à ses yeux de simples légèretés, des drôleries. Les avertissements qu’on lui avait maintes fois donnés, il s’en était moqué. Son succès lui paraissait d’autant plus grand qu’il avait plus agacé les professeurs. Quelle surprise maintenant de se voir chassé ! Il crut, un instant, qu’on voulait lui faire peur ; alors il se confondit en excuses, esquissa de grandes promesses.

Trop tard ! Le Père Supérieur lui répondit que le Conseil avait réglé le cas, et que lui-même n’était plus libre de changer la sentence. La réalité tragique se montra donc clairement à l’esprit de l’infortuné. La mort dans l’âme, le courage en déroute, il dut se rendre au dortoir pour faire ses malles, pendant que les autorités de la maison avertissaient ses parents par téléphone.

Quand les membres du Conseil retournèrent à leur chambre, le Père Fontaine, qui se trouvait au palier du troisième étage, resta fort surpris : « Qu’est-ce donc qui se passe ? » demanda-t-il au Père Beauchamp. « Il y a eu du Conseil ? » Le Père Beauchamp, sans répondre, lui fait signe de venir chez lui. Une fois entré :

— Gaston Gervais quitte le Collège. On ne vous a pas demandé au Conseil, attendu que vous êtes son confesseur.

Le Père Fontaine demeura stupéfait. Alors il se mit à arpenter la chambre en diagonale. « Voilà ! voilà un succès en éducation ! » commença-t-il par grommeler. Après quelques tours d’un pas nerveux, il s’arrêta face au bureau derrière lequel s’était assis son confrère :

— Voulez-vous me dire comment nous aboutissons ainsi à un pareil échec avec un élève ? Entre nous, Gaston Gervais n’est pas un imbécile. Peut-être s’est-il un peu fourvoyé dans un cours classique ; mais enfin, il pouvait réussir avec un travail moyen. Il a une certaine personnalité ; il ne manque pas d’initiative ; et surtout il possède quelques éléments d’un chef. Tout le défaut réside en sa formation morale. Eh bien ! à qui la faute ?

— Je ne me charge pas de distribuer les responsabilités. Mais le mal vient de ce que nous n’avons pas exercé d’action directe et personnelle sur cet enfant.

— De bons conseils, vous voulez dire ? Mais le Père Supérieur leur en donne tous les soirs ! Et nous donc ? Se passe-t-il une classe sans que nous ayons l’occasion de leur dire un bon mot ?

— Ce que l’on dit à tout le monde, on risque de ne le dire à personne. Il faut atteindre nos élèves un à un, en même temps qu’on les entraîne en groupe.

— Je vous entends. Vous vous épuisez avec votre direction spirituelle. Nous verrons si en fin de compte vous aurez produit des merveilles.

— Je ne m’engage à rien, si ce n’est à faire tout mon possible. Que voulez-vous ? C’est ma conviction. On a beau nous prêcher qu’il faut nous américaniser, nous efforcer de confectionner en séries, cela peut aller pour les encriers et les porte-plumes ; mais pour les hommes, je ne le crois pas. J’ai confiance dans le groupement en vue de l’émulation, de l’éducation sociale ; mais on ne forme une personnalité qu’en agissant sur la personne.

Ils continuèrent à discuter. Le Père Beauchamp ne s’offensait point du ton un peu brusque de son vieil ami. Depuis longtemps, il connaissait à fond le cœur d’or qui battait sous cette rude écorce. Tous deux rivalisaient de bonne volonté et de dévouement. Ils différaient d’opinion sur la méthode à suivre.

Pendant cette conversation qui se prolongea, Gaston, sans saluer qui que ce soit, s’en allait prendre son train à la gare du Pacifique. La neige tombait, poussée par un vent froid et rude : la tempête de Noël, car on était au vingt-quatre décembre. Il sortit du Collège et s’engagea sur le trottoir, trébuchait à chaque pas à cause de la route encombrée, le visage fouetté par la « poudrerie », les yeux rouges de pleurs et la bouche frémissante d’un sanglot étouffé. Il s’en allait.

Le cerveau vide de toute pensée, il apercevait dans une vision rapide le tableau douloureux de sa situation présente. Comment arriver chez lui ? Un maigre rayon d’espérance luisait au fond de son angoisse : faire accepter à sa famille une version de son renvoi, tout à son avantage. Bien souvent, au cours des vacances, il avait entendu parler fort librement du Collège : son père critiquait le programme des études, sa mère blâmait les sévérités de la discipline. Sur ses propres récits, sans doute un peu fantaisistes, ils censuraient, devant lui, supérieurs et professeurs. Ces bonnes gens, qui parlaient sans malice bien qu’avec une extrême inconsidération, ne paraissaient pas se douter qu’en ruinant la confiance de l’élève envers ses maîtres, ils rendaient impossible l’éducation. Si les prêtres se plaignaient de l’indocilité de leur fils, de sa méfiance même à leur endroit, ils étaient les premiers à s’en étonner, à ne pas comprendre. Tant que le préjudice n’avait atteint que les autorités du Séminaire, on n’y prenait pas garde ; mais voilà que les parents eux-mêmes allaient en éprouver un dommage. Peut-être alors

jugeraient-ils avec une autre mesure. Gaston appréhendait non sans raison une volte-face contre lui.

Devant cette perspective, il lui prenait une envie folle de disparaître, de fuir ailleurs, n’importe où. Traînant un gros sac de voyage, il entra bientôt en transpiration. Il s’arrêta haletant, hors d’haleine. Puis, reprenant son fardeau, il se relança, la tête dans le vent, en grande hâte de s’éloigner…

Peu de temps après, les élèves descendirent dans la cour pour la récréation de quatre heures. Ils apprirent avec émotion le départ de Gaston Gervais. Sur le jeu de balle, on discutait son cas. Jean-Paul ne disait pas un mot. En sa présence, des camarades indélicats faisaient l’éloge du disparu : « Ça n’empêche pas, déclarait Dubeau, que notre équipe de hockey aura perdu son meilleur joueur. » Bonin prétendait que l’équipe de baseball souffrirait davantage. « Hé ! Jean-Paul, cria quelqu’un, ton receveur à la balle… Tu dois avoir de la peine de le savoir parti ? »

La cloche sonna la rentrée. Dans son clocher couvert d’un capuchon blanc, elle ne faisait entendre qu’un son rauque et sourd. Néanmoins les élèves s’ébranlèrent, et lentement partirent à la file. Enfonçant le menton dans leur col relevé, ils fredonnaient déjà des airs de Noël. La brunante qui tombait laissait quand même pressentir une nuit lumineuse, la nuit pure de Noël.