Les clercs de St-Viateur (p. 139-146).


Chapitre XIV

TOUTE SON ÂME

Les élèves avaient quitté le Collège de bon matin. En montant à sa chambre, après un déjeuner un peu lent, le Père Beauchamp entra à son bureau. Au bas de la porte, il aperçut, dissimulé dans l’embrasure, un colis bien enveloppé. Il le ramassa et l’ouvrit : un gros cahier à couverture de toile grise. Une carte glissa. Il la saisit : « Jean-Paul » ; sur l’autre côté, il lut : « Toute mon âme. »

Le Père savait que son cher pénitent rédigeait un journal et lui avait naguère exprimé le désir de le voir. Jean-Paul avait d’abord hésité. Enfin il s’y était résolu avant le départ, aimant mieux d’ailleurs être absent pendant qu’on lirait ses confidences. Le Père n’avait pas le temps de se mettre aussitôt à la lecture de ce précieux document ; il ne put toutefois résister à la tentation de le feuilleter. La première page portait en grosses lettres : « Journal strictement personnel ». Et, sur le bas, il remarqua, en lettres non moins menaçantes, un anathème qui le fit frémir et sourire : « Malheur à celui qui poussera l’indiscrétion jusqu’à pénétrer dans ce livre de ma conscience ! Moins effronté serait l’impudent qui viendrait entendre ma confession au saint tribunal ! » Le confesseur présuma qu’il ne tombait pas sous cette excommunication, et décida, sans trop craindre les foudres de son ami, de parcourir ces notes recélant des secrets plus que sacramentels

Le soir, après la prière, il se retira chez lui, s’assit dans le silence, à côté de son bureau, tira sa lampe portative et reprit le mystérieux cahier. Le considérant à nouveau, il se rendit compte que le journal ne commençait qu’au début de la présente année. Il sauta bien des choses banales : mentions rapides de faits divers, résumés de quelques conférences, etc. D’autres passages devaient l’intéresser davantage. En effet il y avait là des épanchements, l’analyse de sentiments intimes, et la traduction plus ou moins exacte d’une âme ardente et douloureuse. Il lut :

SIX SEPTEMBRE. — Lendemain de la rentrée. — Une nouvelle année commence. Que sera-t-elle pour moi ? J’ai passé l’après-midi avec mon ami Gaston. Nous avons échangé nos rêves. Plus que jamais je veux être médecin. Plus que jamais je veux le monde, je veux être heureux. Je songe : je me vois dans mon bureau, sur la rue Sherbrooke, à Montréal. Je passe là une partie de ma journée ; les clients affluent, l’antichambre est toujours encombrée ; je surprends des conversations qui vantent mes talents et redisent mes succès. Quand arrive le soir, je retourne à mon logis où m’attend une charmante épouse que j’adore. Dans mon bureau privé, je travaille encore ; j’écris des articles pour les revues ; j’écris même des livres, car je suis écrivain, poète, romancier. Je publie des ouvrages passionnés, vibrants de l’amour de la race, des ouvrages canadiens, des ouvrages qui rendent de grands services au pays. Je suis aussi un grand politique, député ou sénateur et beaucoup d’autres choses encore… Mais, sur ce temps, je ne m’arrêterai plus. En un mot, je voudrais être utile à ma patrie, heureux, célèbre, envié.

J’ai mon ami Gaston qui caresse un pareil idéal. Grâce à nos ambitions identiques, je vois notre amitié croître, se faire plus douce et plus expansive. Dans le secret, nous nous communiquons nos rêves et nos joies futures ; et quand l’indiscrétion d’intrus vient rompre nos entretiens, nous nous comprenons sans parler, parce que nous vivons bercés du même espoir.

NEUF SEPTEMBRE. — Les jours s’enfuient rapidement, trop vite même pour le bonheur qui m’enchante de ce temps-ci. J’ai retrouvé un peu de calme et de paix intérieure, surtout depuis le commencement de la retraite que je fais de mon mieux, malgré mes distractions nombreuses. Sans doute le prédicateur a réveillé dans mon âme bien des souvenirs qui m’attristent. À certains moments, il y a comme un reflux du passé qui monte en mon cœur, le submerge, l’engloutit presque. Malgré cela, un sentiment de confiance m’assure que ce n’est pas le naufrage, que je retrouverai le port espéré. Dieu entendra ma prière : Vous, mon Dieu qui connaissez si bien les replis de mon être, vous si bon, si puissant, vous comprenez que les offenses que je vous ai faites, ne sont point le fruit de la méchanceté : je n’y pense pas ; ça m’échappe, ça me tire là où je ne veux pas aller. Oh ! non, mon Jésus, ne me laissez pas glisser vers le mal, vers ce qui m’humilie, me fait honte, vers ce que j’abhorre. Emportez-moi vers vous, vers votre ciel d’azur. Je veux me relever, je veux marcher droit, je ne suis pas un lâche, je saurai bien vaincre mes défauts et redresser mes mauvais penchants. J’ai de la volonté, et je veux m’en servir. Je le veux, je le veux ! Puisqu’il en est temps encore, puisqu’il est possible de rebrousser chemin, je veux le faire au prix de n’importe quel sacrifice ; car si je ne sais contenir mes passions, adieu idéal, adieu santé, adieu nobles aspirations ! Je veux vivre, je veux le bonheur. Ô mon Dieu, vous que j’offense si souvent, laissez-moi ma santé, laissez-moi ma vie ! Pardon, pardon, pour toutes mes ingratitudes, pour tous mes péchés ! Je vous aime, mais vous le voyez, je suis faible. Eh bien ! je vous tends les bras, soutenez-moi.

Et vous, ma tendre mère que j’ai tant chagrinée au cours des dernières vacances, je vous demande pardon, à vous aussi. Mon espérance grandit en songeant que là-bas, dans le cher chez nous dont la seule pensée m’attendrit, vous priez pour votre enfant. Que je voudrais être un saint comme vous !

ONZE SEPTEMBRE. — La retraite vient de finir. Le prédicateur nous a quittés, mais je garde en moi-même des échos de sa parole éloquente et persuasive. Que de bons désirs il a fait naître en mon cœur, quand il dévoilait toutes les ruines physiques et morales qu’accumule le vice sur la terre, ou encore lorsqu’il remuait en nous le sentiment de la race, de cette race qui n’a pas assez de fils pour la défendre, parce que le mal éteint le courage de ses enfants ; de cette race qui s’affaiblit, faute d’hommes vraiment vertueux qui la soutiennent. Oh ! je sentais passer en moi comme un grand frisson de fierté ; un souffle chaud m’enveloppait ; j’avais envie de me lever et de crier à tous : « Moi, je la sauverai cette race ! J’en suis sûr, elle ne périra pas, cette race aimée ; nous serons de vrais chrétiens et nous la garderons. Moi, je saurai mettre à sa disposition toute mon énergie ; je serai pur ; je serai noble ; je serai grand ; je l’aimerai ; je la défendrai à la place des lâches et contre les lâches. » Pour cela, je veux préserver mon âme de toute souillure, je veux conserver mon intelligence intacte, ma volonté forte, afin d’être un brave. Je suis résolu plus que jamais à faire mon devoir. Je veux être un homme, je le serai ; je veux vaincre mes défauts, je les vaincrai. Je veux faire du bien, réaliser le grand idéal qui me tourmente.

Sans doute celui qui me lirait rirait bien de moi, comme le firent les compagnons du jeune Kléber, lorsqu’il répondait à l’évêque lui demandant ce qu’il serait une fois devenu grand : « Moi, je serai maréchal de France. » — Eh bien ! à mon tour, je dis : j’arriverai à la gloire ; je serai utile à mon pays. Il y a en moi une sève juvénile qui met dans tous mes actes un irrésistible enthousiasme. L’angoisse peut m’effleurer, elle ne m’abattra pas. Plus il y aura d’obstacles, plus je serai fort. C’est dans le danger qu’on mesure son courage.

QUINZE OCTOBRE. — Étude de quatre heures et trente. — Impossible de travailler ce soir. Je regarde autour de moi : tout le monde paraît étudier. La plupart de mes condisciples écrivent : c’est l’heure des devoirs. Sous les flots de lumière électrique, je vois deux cents têtes penchées sur les livres, absorbées dans la recherche des mille petits problèmes que suscitent un thème ou une version. J’entends le bruit léger et un peu aigre des plumes qui courent sur les pages blanches, et le bruissement des feuilles qu’on tourne et retourne. Un appel au labeur surgit de toute la salle. Pourquoi donc ne puis-je y répondre, moi ? Mon imagination folle me soustrait à cette atmosphère encourageante.

Une rêverie m’absorbe et m’amuse. Je ferme les yeux et je vois une féerie qui tourbillonne autour de moi. Oh ! quel beau salon, que de messieurs élégants et de dames en toilettes ! L’orchestre joue, la danse s’ouvre. N’est-ce pas moi qu’on invite ? Quelqu’un me signale, partout on me désigne. Le bonheur me grise. Subitement mon rêve change, se transforme, se complète, revient. Tantôt je suis dans une grande soirée, avec tous les succès mondains ; tantôt je me retrouve à mon bureau de médecin, sur la rue Sherbrooke.

Je me suis fait une vie à part en mon intérieur, et, chaque fois que j’ai un moment de loisir, je m’envole vers mon petit château où m’accueillent une famille charmante, des amis sincères et beaucoup d’admirateurs. Quelle étrange chose ! Sûrement mon cas est exceptionnel, et personne ne saurait le comprendre. Aussi j’écris ces réflexions pour moi seul. J’aurais bien honte si quelqu’un les lisait, même mon confesseur.

VINGT OCTOBRE. — Hier, j’étais complètement découragé, je ressentais un immense dégoût. Mon cœur n’avait pas le moindre tressaillement. Mon idéal était mort, ma pensée était morte. Tant de labeur accompli pour m’instruire, tant d’efforts pour acquérir la vertu, cela me pesait, m’irritait. Il me venait l’idée absurde de tout jeter aux quatre vents, de m’anéantir moi-même, d’épuiser la coupe des jouissances. À quoi bon travailler ! À quoi bon lutter ! Délivrons-nous, brisons le joug. À moi la liberté, à moi tous les plaisirs !

Qui n’a parfois de ces heures mornes où l’âme semble renoncer à l’espérance, où le cœur ne vibre plus pour le bien, où l’être entier se débat dans le marasme ? D’où ce phénomène peut-il venir ? Je ne sais. Peut-être est-ce la nature qui se venge ? Peut-être Dieu retire-t-il sa grâce pour nous faire sentir ce que nous serions sans son appui divin ?

Aujourd’hui, j’ai retrouvé un peu de force, malgré que j’aie des sursauts d’amertume. Les événements qui viennent de se passer m’inquiètent et m’humilient. Pourtant je sais bien que ces choses-là ont peu d’importance. Mais, ce qui m’attriste, c’est de me sentir seul, c’est de n’avoir personne à qui je puisse me confier. À certaines heures plus mélancoliques, mon âme appelle au secours : Quelqu’un ! Quelqu’un ! Je demande quelqu’un pour m’entendre, pour me comprendre, pour m’aider.

Dans mon enfance, je me confiais à ma mère. Maintenant, c’est curieux ! si je l’aime toujours, il y a des secrets que je ne puis plus lui confesser. Que n’ai-je encore mon père ? À lui peut-être je pourrais les avouer ; ou bien encore un ami, un vrai. Il y a un élève avec qui j’aimerais bien à me lier. Mais il est finissant, il ne se soucie guère de ma personne. S’il savait ce que je pense, ce que je désire de lui, il raillerait mes prétentions de pauvre rhétoricien. Heureusement qu’il les ignore, et qu’il n’en saura jamais rien. Car lorsque je le rencontre, je prends un air indifférent. Lui n’a jamais songé à moi, si ce n’est pour me jeter parfois un regard étrange où ma susceptibilité soupçonne quelque chose d’indiscret. Et pourtant s’il le voulait…

Le journal s’arrêtait là. Oh ! il y avait encore quelques phrases éparses jetées en passant, et où transpirait un mélange de chagrin et d’aigreur. Mais le Père, qui connaissait bien la récente histoire de son jeune ami, comprit la pudeur qui l’avait retenu, et compléta lui-même le vague des dernières impressions. Il ferma le cahier, mais continua à lire dans l’âme qui venait de se livrer avec plus d’abandon que jamais. Il crut la saisir davantage. Il entrevit mieux cette nature généreuse et souffrante, ce cœur ardent, poussé vers un noble idéal. Il crut percevoir aussi le dédoublement étrange qu’on découvre souvent chez les adolescents ; il distingua la vie de façade et la vie réelle de l’âme. Grâce à cette vision sommaire, mais plus profonde, un nouveau programme d’action se dessinait à ses yeux.