Les clercs de St-Viateur (p. 47-57).


Chapitre V

LA RENTRÉE

Jamais la coquette ville du nord qui se glorifie de posséder le Petit Séminaire de Saint-Irénée n’a autant de charme qu’au jour de la rentrée des élèves. Le flot de jeunesse qui l’envahit la baigne comme dans une fontaine de Jouvence : elle redevient jeune et fleurie. C’est un retour vers le printemps. Tous ses toits brillent au soleil, pendant que, dans les rues, circule une ombre légère et fraîche, sous les arbres nombreux qui dressent au coin de chaque maison une aigrette géante de verdure. La place du Marché surtout est accueillante : vaste carré où s’aligne autour de la bâtisse principale une série de comptoirs toujours débordants de fruits et de légumes. Les magasins, qui font face, étalent, pour ce jour-là, dans leurs vitrines, tout ce qui sert au trousseau des écoliers. Les marchands sont de bonne humeur ; ils reçoivent les gens sur le seuil de la porte et les reconduisent aussi poliment que des membres de la famille.

Dans l’après-midi, les rues sont encombrées de voitures et de passants. Des groupes d’élèves, confrères de classe, joyeux de se retrouver, se promènent d’un restaurant à l’autre, ou stationnent devant une maison de pension. Quelques nouveaux ont cru devoir mettre leur costume. Les anciens se les montrent avec un sourire : « En voilà un, disent-ils, qui ne perdra pas son excellence ! »

Au Séminaire, l’animation est de plus en plus intense. Les corridors regorgent de parents qui, d’un air affairé, cherchent la Procure ou la Préfecture des Études. Les élèves montent et descendent sans cesse, impatients de recevoir leurs malles et de s’installer.

De bons vieux papas, bien aises maintenant d’avoir réglé les affaires, s’arrêtent en avant pour contempler à loisir cette vaste maison en forme de H. Ils regardent longuement la façade en pierre, de cinq étages, avec toit en mansarde. Au milieu, un dôme sert de piédestal à une statue du Sacré-Cœur. Ils admirent. Mais une chose les inquiète encore : comment leur cher petit pourra-t-il se retrouver dans tous ces corridors, toutes ces pièces, où eux-mêmes d’ailleurs se sont perdus plus d’une fois ?

Jean-Paul est arrivé du matin. Il a l’air fatigué, ahuri ; et pourtant il se sent heureux de revenir au Collège. Toutefois la journée lui paraît longue, parce que son ami Gaston ne rentrera que par le train du soir. Il attend.

Vers cinq heures et trente, voici que la cloche du Collège s’ébranle. Lentement elle va tinter ainsi à coups espacés, durant cinq minutes. C’est le « glas des vacances », comme disent les élèves. Qui devinera ce qui se passe dans les jeunes cœurs qu’elle appelle au devoir, pendant cette sonnerie grave et mélancolique ? D’aucuns maugréent contre cette pauvre cloche innocente, et profèrent même à son adresse de violentes invectives : « Ah ! c’est encore toi, malheureux grelot, qui viens mettre fin à notre liberté ! Prends garde !… Ton petit battant prétentieux, ton bronze criard et pédant, ta longue queue et le bedeau qui tire après, tout cela ne nous fait pas peur ! » Mais en prononçant ces imprécations, ils prennent docilement le chemin du Séminaire.

Enfin, pour Jean-Paul, le train du soir arriva. Gaston entra triomphalement, portant une raquette de tennis à la main, et un kodak en bandoulière. Assez court, mais fort d’épaules, il a la tête carrée, le nez plat et la chevelure plutôt mince. Sa voix forte et son allure ouverte le font vite remarquer, quand il est quelque part. On sent chez lui une parfaite assurance et un sans-gêne qui gêne parfois les autres.

Dans le vestibule, bien qu’il y eût une centaine d’écoliers, on n’entendait que Gaston. Il était déjà en train de conter ses prouesses de vacances, lorsque Jean-Paul, impatient, déboucha par le corridor du fond, à la recherche de son ami. Il n’eut pas de peine à le trouver. Gaston alla au-devant de lui ; et tous deux se serrèrent chaleureusement la main.

Sans retard, ils partirent pour vérifier les places réservées à chacun. Une petite déception les attendait au dortoir numéro III : leurs lits étaient loin l’un de l’autre. Jean-Paul s’en attrista. « Ah ! mais tu sais, mon Ti-Jean, repartit Gaston, nous aurons tout le jour pour nous voir ; et pendant la nuit, la distance n’empêche pas de rêver l’un à l’autre. »

La cloche intérieure annonça la prière du soir. La communauté se rendit à la chapelle. Cette première assemblée dans la maison de Dieu impressionne beaucoup les nouveaux et peut-être même davantage les anciens. Pendant la récitation, il y a bien des yeux distraits qui se perdent dans la voûte, à contempler les lignes harmonieuses de l’édifice gothique, à trois nefs. Deux rangées de colonnes à faisceaux reçoivent à leur sommet dans des corbeilles de palmettes et de fruits, les nervures des ogives. Tout l’intérieur est orné de peintures murales qui s’encadrent en des dessins décoratifs. Entre les verrières étincelantes de couleurs vives, se déploie une magnifique série de tableaux religieux, reproductions fort heureuses de chefs-d’œuvre anciens. Le maître-autel est constitué par un immense retable couvrant tout le fond de l’abside. Une théorie de clochetons, reliés par de petites arcades, escaladent le faîte et se distribuent en pyramides légères autour d’une niche dans laquelle une statue du Sacré-Cœur apparaît comme une vision merveilleuse. Tout à l’heure, pendant que les grandes orgues vont préluder au « Salve Regina », dix-huit cents lampes électriques feront tomber, sur ce rideau de dentelle sculptée, des cascades d’étincelles qui allumeront un embrasement féérique.

Les élèves répondent un peu vaguement aux invocations. Mais ils reviennent à la réalité, quand le Père Supérieur se présente à l’autel. Grand vieillard à barbe blanche, il est connu de tous, sans que la plupart lui sachent d’autre nom que le « Père Supérieur ». D’un ton paternel, avec une émotion mal dissimulée, il souhaite à ses enfants une chaleureuse bienvenue. Il s’attendrit surtout quand il s’adresse aux petits nouveaux qui arrivent, comme il dit, « l’âme en peine, le cœur gros, et la joue encore chaude du baiser de leur mère. » Jean-Paul ne peut retenir une larme qui mouille sa paupière, tandis qu’à ses côtés, Gaston, fatigué, sommeille.

Le lendemain, ce fut une journée banale, poussiéreuse et à demi ennuyeuse : l’encan des livres dans la salle de récréation. Quel bazar ! Sur les tables, sur les bancs, le long du mur, sur les billards, partout, des ballots de bouquins s’étalent : vieilles grammaires latines toutes tachées d’encre, manuels grecs, auteurs français, etc., etc. Il faut voir les marchands d’occasion faire l’article. Pauvres nouveaux, qu’ils s’en font passer ! « Tiens, dit quelque philosophe à un élémentaire latin, prends ce livre dont tu as besoin, cette année. Parce que je te connais, je te l’abandonne à cinquante sous. C’est un bon marché ! » Il est vrai qu’au magasin, le livre, tout neuf, se vend parfois moins cher… Que le petit bonhomme vienne réclamer, notre philosophe lui répondra : « Oui, mais regarde, tu as des notes dedans, ça vaut quelque chose, je pense. » Et le commerce continue.

Jean-Paul, lui, n’est pas commerçant. Il a confié ses livres à son ami Gaston qui les lui vendra bon prix. Car Gervais, c’est un homme d’affaires. Il s’est installé à la plus belle place ; on le voit, arrêtant tout le monde, faisant valoir sa marchandise. D’ailleurs il connaît l’art des combinaisons profitables : chaque année, il a quelque chose à mettre en loterie. Cette fois, c’est un stylo.

Si Jean-Paul n’aime pas la brocante, il s’amuse fort du spectacle pittoresque qu’offre cette foire originale. Posté au bon endroit pour observer, il regarde et sourit.

Devant lui passe et repasse un certain grand rouge, au minois de fouine, et dont le visage mince disparaît presque sous les cheveux roux qui lui tombent sur le nez. Assez haut de taille, mais fluet et maigre comme une arête, il s’en va, la marche hésitante, les mains nerveuses ; on dirait toujours qu’il cherche quelqu’un. Aujourd’hui, il semble plein de secrets, il parle à l’oreille, fait maintes confidences. C’est Robert Jobin, paresseux de son métier. Les malins affirment que s’il se donnait autant de mal pour accomplir sa besogne qu’il s’en donne pour ne pas l’accomplir, il réussirait convenablement.

Sa constitution maladive lui fournit nombre d’excuses : « Mon Père, dit-il, d’un ton qui attire la pitié, ce matin, j’ai été indisposé et je n’ai pas pu apprendre mes leçons. » Un autre jour, il arrive avec un pansement au pouce de la main droite : « Vous voyez, mon Père, je ne peux pas écrire et je n’ai pu faire mes devoirs. » Aux examens, il « copiera ». Mais voici : en Belles-Lettres, il portait encore la culotte et pouvait s’écrire bien des notes d’histoire sur la cuisse. Relevant discrètement sa jambe de culotte, il retrouvait, à l’occasion, des renseignements utiles. Malheureusement, cette année, il est en pantalons. Alors, gare à ses manchettes de chemise et même à ses mouchoirs ! Sa mère a été plus d’une fois stupéfaite de trouver le nom de Ramsès, d’Épaminondas ou de quelque autre personnage antique, écrit sur ses vêtements.

À cette heure, il ne vend pas, il achète. Il achète des cahiers de traduction, de vieux devoirs, tout ce qui pourra lui servir ; il fait ses provisions.

Pendant que se poursuit le négoce, les gens moins mercantiles tuent le temps à causer. Chaque classe a son « coin ». La Rhétorique s’installe près de la porte de sortie qui donne sur la terrasse. Au début de l’année, il y a toujours une prise de possession officielle. C’est là que Jean-Paul est assis, un peu en marge du groupe qui bavarde et qui se permet les réflexions les plus cocasses sur les passants.

— Eh ! regardez donc, dit Lafleur, le grand Vincent qui se pavane !

Or, il faut savoir que le grand Vincent est un vétéran de la maison. Il a « bloqué », Dieu sait combien de fois ! il a quitté le Collège après sa rhétorique, il est revenu, a repris deux fois sa philosophie. On espère qu’il finira par finir. Et Lafleur, pour amuser Jean-Paul, rappelle que, lorsque Vincent se présenta aux examens du baccalauréat, le sujet du devoir français était une lettre de saint Grégoire de Nazianze à l’Empereur Julien. Le grand naïf avait poliment commencé son épître par l’apostrophe : « Mon cher Julien l’Apostat ». Comme dit l’Écriture : « On donne à celui qui a ». Plus d’une bourde est mise à son dossier, qui peut-être ne lui appartient pas. Par exemple, il aurait traduit ce texte de César : « fecit viam ferro », par « César se fit une voie ferrée ».

Au fond de la salle, on aperçoit un trio qui circule, une feuille de papier à la main. Ces trois lurons recrutent des abonnés. Ils ne s’adressent qu’aux nouveaux et les invitent avec instance à prendre un abonnement pour une certaine place qu’ils désignent sans la nommer. « Dix sous seulement, ce n’est pas cher et c’est très commode… » Un autre trio recrute des membres pour la chorale ; ils enregistrent très sérieusement ceux qui ont la voix requise pour chanter dans la partie de la « pédale ». Plus loin, un grand benêt donne son nom pour entrer dans la milice, mais à condition qu’il sera promu sans retard au grade de « Sweet Caporal ».

Et la journée va son train jusqu’au milieu de l’après-midi, alors que se fait l’encan officiel, au nom et au profit du Comité des Jeux. Les élèves s’assemblent sur la terrasse, vis-à-vis de la salle de musique qui aboute à la salle de récréation. Roland Barrette, un finissant, grimpé dans l’encadrement de la fenêtre, près du perron, offre la marchandise au plus haut enchérisseur. Ce qu’il y a à liquider ! Ah ! voilà un stock pas facile à détailler ! D’abord, tous les objets laissés par les élèves à la sortie de juin : patins, raquettes, balles, sans compter les livres de messe. À cela s’ajoutent le cirage à chaussures, le savon à barbe et toutes les sortes de crayons, etc.

Il faut voir avec quel entrain la vente est menée, surtout lorsqu’il y a un bon « crieur ». Barrette ne le cède à personne. Plein d’esprit, abondant en mots drôles, il vous adjuge les articles avec les plus plaisants commentaires. On applaudit, on rit, on riposte parfois, et l’on s’amuse ferme, pendant qu’à la Préfecture des Études, les nouveaux, tout tremblants, subissent des examens.

Enfin arrive le quart d’heure de classe traditionnel, à cinq heures et quarante-cinq. Chaque division monte dans son local. Le Père Lavigne, du haut de sa tribune de Rhétorique, salue aimablement ses élèves qu’il connaît déjà puisqu’il leur a enseigné les Belles-Lettres. Et pendant ce quart d’heure, plus célèbre au Collège que le quart d’heure de Rabelais, il fait, comme on dit, le discours du trône. Éducateur autant que professeur, le Père ne manque pas de jeter la note morale au milieu de ses considérations intellectuelles. Être instruit c’est fort utile ; être un homme, un vrai, c’est nécessaire. Encore plus que les connaissances de l’esprit comptent, dans l’existence, les qualités du caractère. Dans la maison existent des moyens de former sa conscience, de tremper son énergie. Aux élèves de les prendre. Ne pas attendre trois ou quatre mois pour s’y mettre, mais y aller tout de suite.

Il ne pouvait omettre la grave question du baccalauréat. Cette année, pas de badinage. Anathème aux paresseux ! « Le bac, mes amis, le bac !… » C’est le sujet d’une péroraison vibrante, pressante et un peu alarmante. Jean-Paul écoute avec une certaine crainte, mais aussi avec un grand espoir ; Gaston, sûr de lui, regarde, en souriant, trembler les autres. Jobin, inquiet, se dit en lui-même : « Si je puis être à côté d’un bon qui me passera sa copie !… »