Les clercs de St-Viateur (p. 33-45).


Chapitre IV

PREMIÈRE BLESSURE

Assise sur la véranda d’en avant, Madame Forest paraissait soucieuse et distraite. À tout instant, elle interrompait son tricotage et regardait du côté du lac. Elle était bien décidée d’intervenir, non pas seulement par des allusions, mais par une défense formelle. Cela ne pouvait durer davantage. Et pourtant, elle ne voulait pas causer de chagrins inutiles. Pour se rassurer, elle relut la lettre-préface du révérend Père Supérieur dans l’Annuaire du Séminaire. Le Père Supérieur recommandait à ses enfants la prudence dans leurs relations, la garde du cœur, etc. « Comme c’est difficile de bien élever des garçons ! soupira-t-elle. L’embarras n’est pas tant de faire son devoir que de le bien connaître. À certains jours, il semble que ces grands enfants nous échappent, qu’ils découvrent des mystères loin de notre portée. Et nous voilà tout intimidés devant eux, quand il faudrait leur donner des ordres. Mais enfin, cette fois, il n’y a pas de doute ! »

La pauvre mère remuait ces idées dans sa tête grisonnante, quand Jean-Paul parut au détour du chemin qui conduit à la villa « Mon Bonheur », où résidait madame Plourde. Vêtu d’un pantalon blanc et d’une chemise légère, il s’en venait, son chandail sur le bras gauche, et balançant de l’autre main un large chapeau de toile crème. Le long des hauts peupliers qui flambaient au grand soleil, il marchait d’un pas léger, les cheveux au vent.

Sa bonne maman fut émue de le voir si beau et si gai. Elle l’aimait bien, ce cher gars ! « Il le faut », fit-elle en elle-même. Et promptement elle ajusta quelques idées en son cerveau. Jean-Paul entrait sur le terrain. « Quel bel après-midi ! » cria-t-il en franchissant la barrière. Et tout droit il alla vers sa mère. Étendant son chandail en manière de coussin sur la marche supérieure du perron, il s’assit et coiffa ses genoux relevés de son grand chapeau. Avec enthousiasme, il se mit à conter une incomparable partie de pêche où d’ailleurs il n’avait rien pris. C’était la faute à la demoiselle qui parlait tout le temps.

— Vous savez, maman : les poissons sont muets, mais ils ne sont pas sourds.

Madame Forest n’écoutait pas. Jean-Paul n’alla pas moins au bout de son récit, en y mettant un vrai luxe de détails. Enfin sa mère, qui en elle-même commençait à s’impatienter, put prendre la parole :

— Mon cher Jean, j’ai bien peur que ces courses-là ne te soient pas en tous points profitables. Que tu ailles à la pêche, je n’y ai pas d’objection ! Mais ton assiduité auprès de cette demoiselle de la ville me déplaît beaucoup.

Jean-Paul releva la tête visiblement intrigué.

— Je ne vois pas pourquoi ? interrogea-t-il.

— Parce que ce n’est pas ta place. As-tu l’idée de te marier maintenant ? Quand on va au collège, il est périlleux de se faire des « blondes ».

— Nous ne faisons pas de mal.

— C’est bien le moins !

— Et alors ?

— Alors, tu te troubles le cœur, tu te prépares des chagrins pour le moment où il faudra reprendre tes études.

Ça ne me fait rien, ces amitiés-là.

— C’est vite dit. Mais quand on a le cœur pris, on ne l’arrache pas aussi facilement que tu penses. En cela, je t’invite tout simplement à suivre les conseils de ton Supérieur.

— Le Père Supérieur n’a pas donné de conseils à ce sujet.

— Tu crois ? As-tu lu la lettre qu’il écrit aux élèves au commencement de l’Annuaire ?

— Non.

— Voilà qui est poli ! On t’écrit une lettre, et tu ne prends pas même la peine de la lire. Eh bien ! je l’ai lue pour toi. Écoute : « Mes chers enfants, gardez votre cœur, gardez-le contre les relations qui, si elles ne sont pas mauvaises, peuvent être dangereuses, à votre âge. Quand il s’agit de certaines vertus que nous portons, comme dit l’Apôtre, dans un vase fragile, il n’y a pas d’hommes forts, il n’y a que des hommes prudents. »

Renfrogné et nerveux, Jean-Paul écoutait en torturant la calotte de son chapeau.

— As-tu compris ? continua sa mère.

— Je ne comprends rien. Qu’est-ce que ça peut bien faire que je m’amuse avec cette demoiselle très distinguée ?

— Ça fait toujours cela que, depuis ton arrivée, nous t’avons à peine vu dans la maison.

— Voulez-vous que je m’enferme dans la cuisine ou dans ma chambre ?

— Pas du tout. Mais de ce temps-ci, ne crois-tu pas qu’il y aurait autre chose à faire que des parties de pêche avec les demoiselles ? Les foins sont commencés, tout le monde travaille, même tes petits frères ; et toi, tu t’amuses.

— Je n’aime pas ça, la terre.

— Nous ne t’obligeons pas à te faire cultivateur ; nous te demandons simplement de nous aider un peu à gagner tes années de collège.

— C’est bon ! je vais aller au champ du matin au soir, au grand soleil, et après, je serai malade. C’est ça que vous voulez, vous allez l’avoir !

— Jean-Paul, tu déraisonnes.

Jean-Paul s’était levé, rouge de colère ; d’un geste nerveux et brusque, il avait ramassé son chandail qu’il secouait à le déchirer.

— Des vacances comme vous m’en proposez, j’aime mieux n’en pas avoir !

— Tu es gentil, vraiment ! Nous qui avions tant hâte que tu reviennes !… Quoi qu’il en soit, demain, tu iras au champ, deux heures le matin, et deux heures l’après-midi.

Jean-Paul entra en claquant la porte.

On était au plus fort des foins. Le lendemain de cette scène, Edmond dit, au cours du déjeuner : « Aujourd’hui, je fauche la grande pièce le long de la sucrerie. Il va nous falloir de bons hommes sur les râteaux. » Madame Forest annonça que Jean-Paul serait de la partie ; mais Jean-Paul, le nez dans son assiette, s’abstint de donner son assentiment.

À huit heures et demie, après la rosée, tous les hommes partaient pour le champ. Le soleil déjà haut brillait dans un ciel clair, à peine strié de quelques nuages ténus. Incomparable journée d’été où la brise légère promène les parfums des trèfles fleuris. Bientôt tout le monde fut à l’œuvre.

Là-bas, on voit passer et repasser deux lourds chevaux bruns qui traînent la grand’faucheuse. Derrière, un épais et large ruban se couche sous la dent qui coupe. Le bruit strident et saccadé de la machine est interrompu, aux détours, par les cris d’Edmond qui commande à ses bêtes : « Plaisante, arrête donc ! Dia ! Prince, avance ! »

Sur la pièce voisine, un homme « engagé » conduit les enfants qui mettent en veillottes le foin coupé d’hier. Parfois l’un d’eux s’élance en une course désordonnée, avec des coups de fourche à terre : il poursuit un mulot qui sort d’un tas de foin. Jean-Paul, lui, monte le grand râteau : c’est facile et peu forçant : à cet ouvrage, on commence et on finit quand on veut.

L’avant-midi, tout alla bien, et au dîner, madame Forest crut que son garçon revenait à de meilleurs sentiments : il parla peu mais sourit. Après le repas, Edmond avertit qu’à cause de la chaleur, on commencerait plus tard que d’habitude ; mais que l’on profiterait de la fraîcheur du soir pour mettre en grange plusieurs charges de foin. Les hommes partirent vers trois heures, et Jean-Paul les suivit, bien qu’on l’invitât à retarder encore.

Sur la fin de l’après-midi, madame Forest dit à sa bru :

— Si vous voulez m’aider, nous allons préparer une bonne collation à nos hommes qui ne souperont pas avant la brunante.

Et les deux femmes s’en allèrent à la laiterie où elles commencèrent à faire de grandes tartines de crème qu’elles saupoudraient de sucre d’érable. Dans un panier tapissé d’une large serviette de toile du pays sentant le net, elles étendaient les tartines qui se couchaient comme de menus coussins de velours blanc, émaillés de paillettes d’or. Ensuite, tirant du lait frais conservé dans un bidon qui pendait au fond du puits, à fleur d’eau, elles en emplirent une cruche de grès. Heureuse et contente, Angéline se chargea de porter l’agréable surprise.

Edmond, voyant venir sa femme avec un panier, devina tout de suite le charmant tour qu’elle venait leur jouer. Arrêtant ses chevaux à l’ombre, il alla au-devant d’elle, s’empara du panier, et, agitant en l’air son chapeau de paille, il appela tout le monde sous un gros érable, le long de la clôture. Les invités ne tardèrent pas, excepté Jean-Paul qui paraissait n’avoir pas entendu.

— Jacques, va lui dire, ordonna Edmond.

Jacques, léger comme un oiseau, prit son vol, atteignit bientôt son frère et transmit la joyeuse nouvelle.

— Je n’ai pas faim. Tu diras que je n’y vais pas.

Déconfit et penaud, le commissionnaire s’en revint à petits pas. Il tenta charitablement d’excuser Jean-Paul, mais ça ne trompa personne. Ce refus amortit un peu la gaieté des convives.

Lors du retour à la maison, les femmes attendaient des compliments sur leur aimable initiative. Les enfants ne manquèrent pas de remercier. Edmond, au risque de faire de la peine à sa mère, crut devoir signaler discrètement l’abstention de Jean-Paul.

Les vacances se continuèrent grises et mornes, dans une atmosphère un peu tendue où chacun se sentait mal à l’aise. Jean-Paul gardait une mine boudeuse. À certains jours, il avait des accès de mauvaise humeur ; il bousculait ses petits frères et même sa chère Rosette. Son unique délassement paraissait être la lecture. Madame Forest, un peu inquiète de le voir toujours un livre à la main, voulut savoir ce qu’il lisait. Un jour, en son absence, elle pénétra dans sa chambre, prit sur la table un volume qu’elle ouvrit à la place marquée d’un signet. C’étaient des vers. Elle lut cette strophe de Lamartine encadrée d’un trait de crayon :

Ô lac ! l’année à peine a fini sa carrière,
Et près des flots chéris quelle devait revoir,
Regarde ! je viens seul m’asseoir sur cette pierre
Où tu la vis s’asseoir !

Une autre fois, elle trouva un nouveau livre et lut un titre qu’elle ne comprit pas : « Tristesse d’Olympio ».

Jean-Paul s’affligeait à plaisir, se forgeait des rêves sombres à se faire pleurer, et se complaisait dans l’étrange volupté d’être triste.

À la fin, la bonne maman en eut le cœur navré. Que faire ? Allait-elle céder, tout lui permettre ? Mais ces poésies, qu’il lisait avec une passion mal dissimulée, indiquaient bien que son cœur fermentait, et que, par conséquent, la prudence était plus que jamais de saison. « Si je parvenais à le « raisonner », se dit-elle ! » Elle tenta un entretien où elle voulut mettre toute sa tendresse affectueuse. Jean-Paul se retrancha dans un mutisme désespérant.

Madame Forest résolut d’aller voir monsieur le Curé. Un après-midi, elle se fit conduire au village en voiture, et frappa au presbytère. Monsieur le Curé lui-même vint ouvrir. Prêtre de haute taille et solidement bâti, il portait d’ordinaire une barrette à larges cornes, ornée d’un gland souple qui lui tombait sur l’oreille gauche. Le teint plutôt foncé, il avait un visage où se révélait tout de suite une bonhomie attirante. Malgré sa tenue un peu sévère, il ne gênait personne, et les paroissiens se sentaient chez eux quand ils pénétraient au presbytère.

La visiteuse entra dans le petit bureau à droite, s’assit, reprit haleine et déclara le but de sa démarche. En peu de mots, elle récapitula les événements depuis le début des vacances, mais elle insista sur sa profonde désolation et son embarras extrême.

— Oui, oui, je comprends, madame, repartit monsieur le Curé, c’est difficile à élever, des garçons !

— Et pourtant, nous n’avons pas eu de misère avec notre Edmond. Il a eu dix-sept ans, lui aussi, et jamais il ne nous a causé de pareils ennuis.

— Ah ! mais c’est différent, ces jeunes messieurs qu’on fait instruire ! Voyez-vous, quand on garde un jeune homme à la maison, qu’il vit toujours avec ses parents, il n’a d’autres ambitions que les leurs ; alors il a confiance en eux. Un enfant qui va au collège s’instruit, ce qui ne va pas sans quelque danger d’orgueil ; et pour savoir quelques mots de latin, quelques bribes de littérature, il en vient vite à croire que ses parents, surtout quand ces derniers n’ont pas fait d’études, ne peuvent plus lui fournir de sages directions. Et puis, il faut en convenir, la culture littéraire développe comme de juste les facultés sensibles : voilà qui peut rendre plus aiguë la crise de l’adolescence, et pousser les jeunes à des excentricités qui ont besoin d’être contrôlées.

— On sait bien, si j’étais plus instruite, je saurais mieux résoudre ces problèmes. Tout le monde ne peut pas être des gens de profession.

— Ne vous en plaignez pas trop ! Les hommes de profession chez nous sont peut-être, pour un trop grand nombre, hélas ! les pères qui s’occupent le moins de leurs enfants. À certains jours, oui, un médecin ou un avocat sauront intervenir pour donner un ordre, régler une difficulté ; mais rares sont ceux qui suivent véritablement leurs fils pour les comprendre et les aider. Ils s’en rapportent au collège pour tout faire, jusqu’au jour où le collège, désespéré, réclame l’intervention du papa qui croit tout guérir en changeant l’écolier de maison. Les préoccupations consciencieuses et prudentes de nos familles de campagne valent bien mieux, croyez-moi, que l’insouciance trop commune de nos gens de ville.

— Rien ne sert de se préoccuper, si on ne sait pas quoi faire.

— Ne manquez pas de prier Dieu d’abord. Ensuite, soyez patiente. Gardez l’attitude que vous avez prise au sujet de ses relations : c’est la bonne. Il faut le préserver, même malgré lui. Faites-le travailler raisonnablement, mais tâchez de lui rendre le foyer agréable. Inutile de vouloir le réduire en un temps déterminé. Ne pas le prêcher, si ce n’est par des conseils très succincts. Faire en sorte que ses petits frères ne l’irritent pas, ne s’aperçoivent même pas de ses allures étranges. Plus on fera cas de ses manies, plus il sera porté à les accentuer.

Monsieur le Curé prononçait ces paroles lentement, à la façon de sentences, tout en faisant tourner son bréviaire sur la table du bureau, comme pour scander sa pensée. Puis il ajouta en conclusion :

— Ne manquez pas d’informer le Père Supérieur de la manière dont Jean-Paul a passé ses vacances. Si vous pouviez aussi voir son directeur de conscience ! Vous comprenez, madame, dans les collèges aussi bien qu’ailleurs, l’action sur la masse ne manque pas d’efficacité, mais il faut y ajouter l’action sur les individus. Avec notre vie intense, la personnalité des enfants s’éveille tellement vite aujourd’hui, qu’une direction d’ensemble ne suffit plus ; les âmes ont besoin d’être touchées une à une, d’être conduites selon leurs tendances particulières. Quand un élève accepte de bonne grâce les secours d’un maître avisé, il possède alors les meilleurs moyens de perfectionnement moral. Le prêtre est tout désigné pour cet office, parce qu’il pénètre plus facilement dans le secret de la conscience où se trouve le ressort essentiel de la volonté. Voilà, madame, mon avis !

Un peu réconfortée, madame Forest se leva, remercia et prit congé. À côté du presbytère, sur la gauche, se dresse l’église paroissiale, assez vaste construction de granit rouge, à trois nefs, surmontée d’un clocher de pierre, style basilique. « Priez Dieu », venait de lui dire monsieur le Curé. Elle voulut le faire sans retard et pénétra dans l’église, à ce moment déserte. Une lumière blanche tombait des fenêtres supérieures, illuminant la voûte en charpente et faisant traîner sur le parquet une longue nappe pâle. Le chœur, derrière quatre arcs romains qui supportent un dôme carré, apparaissait lointain dans une pénombre discrète. La pieuse femme longea la grande allée, s’avança jusqu’à la balustrade et s’agenouilla sur le degré. L’horloge, au-dessus de la porte qui s’ouvre sur la sacristie, marquait près de six heures. Combien de temps pria-t-elle ? Elle l’ignora elle-même. Mais elle égrena son chapelet, s’arrêtant pour méditer, pour parler à l’Hôte du tabernacle, pour pleurer aussi, à certains moments. Toute son âme semblait passer dans cette oraison, la plus ardente peut-être de sa vie. Quelle promesse fit-elle à Dieu ? à quel sacrifice consentit-elle ? Personne ne le saura jamais. Mais, à la fin, son visage retrouva le calme, et son cœur la confiance. Elle se leva, rassurée, et sortit de l’église tandis que le crépuscule dressait là-bas, du côté du lac et derrière sa maison, une immense flambée de lumière et de gloire.