Les clercs de St-Viateur (p. 23-32).


Chapitre III

SUR LE LAC

Après l’enthousiasme des premiers jours de vacances, Jean-Paul commença à se sentir isolé. Habitué au bruit, à la foule, aux jeux organisés du Collège, il se trouvait un peu seul, même au sein de la famille. Lui qui s’était fait une félicité de ces temps de repos, déjà il était déçu et comme un peu désenchanté. Son ami Gaston surtout lui manquait. Que faire ?

Sa mère n’avait pas voulu lui imposer tout de suite le travail aux champs, malgré les doléances d’Edmond.

— Tu dois comprendre, lui expliqua-t-elle, que celui qui a passé l’année la plume aux doigts, n’a pas beaucoup d’entraînement à manier la fourche.

— Nous le ménagerons. Qu’il vienne seulement nous donner un coup de main.

— Ça lui répugne, vois-tu ! Laisse faire ; pendant les foins, il vous aidera.

En effet Jean-Paul prisait fort peu la besogne des habitants. Et ç’aurait été toute une bataille que de l’envoyer traire les vaches. Il aimait mieux ses livres, non pas de classe, mais de lecture. Tout de même il s’ennuyait.

Un jeudi après-midi, quand le soleil reluisait sur la surface moirée du lac toujours calme, Jean-Paul eut l’idée d’un tour de chaloupe. Il appela Jacques :

— Petit frère, veux-tu venir avec moi ? Nous irons faire une partie de pêche. Demain vendredi. Toute la famille mangera du poisson frais en notre honneur.

Jacques acquiesça et même se chargea de piocher des vers, d’appareiller les agrès, d’apporter les rames et de démarrer le canot. Jean-Paul descendit à la grève, en chemise blanche, les manches relevées à la façon de ses amis de ville. Il s’assit à l’arrière, muni d’un aviron : « Pousse vers la Pointe-aux-Pins », commanda-t-il à son rameur. Lentement, à travers la lumière éclatante qui flottait sur le miroir de l’eau, leur petite embarcation glissa.

Tout près d’eux, passa une autre chaloupe portant une jeune demoiselle et une dame plus âgée. Ils saluèrent. Un peu plus loin, Jean-Paul fit signe d’arrêter : « Voilà une bonne place, je pense. Tentons fortune ici. Donne les lignes. Nous allons inviter mesdemoiselles les truites à venir manger quelques vers à nos hameçons. Attention, mes belles ! Tant pis pour vous si vous êtes gourmandes ! » Ils se mirent en frais de pêcher.

— On nous appelle, interrompit Jacques.

— Qui ?

— Là-bas, tiens, regarde, les dames qui viennent de passer.

En effet elles faisaient signe. D’un tour de rames, nos deux amis se lancèrent de ce côté. En un instant, ils avaient rejoint l’autre embarcation.

— Vous nous avez appelés, mesdames. Pouvons-nous vous rendre service ? dit Jean-Paul, d’un ton plein d’obligeance.

— Monsieur, répondit la jeune demoiselle, je crois qu’un gros poisson a mordu. Nous avons peur, car il tire tellement qu’il pourrait nous chavirer.

— Un maskinongé ! s’exclama Jean-Paul, sautant dans le canot voisin et saisissant la ficelle que la jeune fille avait attachée à la planche d’un siège. Oh ! ajouta-t-il, c’est difficile à prendre ! Mais laissez-moi faire, je connais ça, et je vais vous le sortir.

Et la demoiselle tout émue, tout énervée, expliqua comment tout à l’heure, elle avait senti un coup violent au bout de sa ligne. Elle la croyait d’abord accrochée à quelque morceau de bois ou à quelque racine ; mais un autre coup l’avertit qu’un être vivant s’agitait et faisait effort pour se dégager. Tout en écoutant ce discours, Jean-Paul manœuvrait avec un air entendu.

— Ah ! vous savez, ce n’est pas une petite capture que celle-là ! ça demande de la dextérité. Je sais le secret : pour tirer de l’eau un maskinongé, il faut d’abord le noyer.

Jacques, qui avait suivi, s’empara des rames et docilement se mit sous les ordres du chef qui allait déployer une habileté remarquable dans une lutte qui n’est jamais sans émotions. Le savant pêcheur commença par retirer lentement la ficelle qui s’enroulait autour d’un moulinet. Mais voilà qu’une nouvelle secousse réclama violemment la ligne ! Il lâcha. Puis il reprit la même tactique. Le poisson se laissa approcher jusqu’à quelques verges du canot. On put le voir très bien : une belle bête, je vous assure, longue de trois pieds au moins. Son vigoureux corsage d’argent, tacheté de lames d’or, chatoyait à travers le cristal de l’eau limpide, pendant que ses larges nageoires s’agitaient doucement, pareilles à des éventails de satin. Émerveillée, la demoiselle ne put retenir un cri d’admiration. Aussitôt le maskinongé replongea, passant au-dessous du canot. Peu s’en fallut que le galant n’échappât un mot peu courtois. Jacques, habitué à la rame, tourna sans retard, et donna à son frère une position favorable. Cette fois, le pauvre animal remonta à la surface de l’eau, le ventre en l’air, s’abandonnant sans plus de résistance. On l’approcha et, d’un coup rapide, on le fit sauter dans l’embarcation. Il s’étendit mollement, ne paraissant avoir d’autre souci que de rejeter de sa gueule l’amorce à cuiller qui le tenait dans les branchies.


Les deux dames, toutes tremblantes, regardaient avec ravissement. Mais soudain le maskinongé se mit à se débattre et à bondir. Et les dames de jeter des cris épouvantés. Jean-Paul eut un moment d’hésitation. Il saisit l’aviron et tenta de frapper le poisson à la tête. Impossible de l’atteindre. Alors, au moyen d’une rame, on le rejeta dans le lac, sans lâcher la ligne évidemment.

— Ah ! monsieur, laissez-le, nous avons trop peur, supplièrent les dames.

— Ce n’est pas mon habitude d’abandonner ma proie quand je la tiens, répliqua Jean-Paul. Avançons vers la grève en le remorquant, nous pourrons le glisser sur le sable.

Aussitôt ils se dirigèrent vers le rivage, du côté où précisément apparaissait la villa de la jeune fille. La conversation ne fut pas très vivante, le long du trajet. Cependant Jean-Paul apprit que sa jolie compagne s’appelait Cécile Plourde, qu’elle habitait Montréal et passait ses vacances à Saint-Raphaël, avec sa tante que voilà et sa mère qui les recevrait à la maison.

En abordant, la demoiselle sauta vite et s’enfuit, tout en protestant qu’elle n’avait pas peur. Jacques amarra les chaloupes et Jean-Paul consomma sa victoire. Le maskinongé se laissa tirer sur le bord du lac. On lui passa une branche dans la gorge, et triomphalement on le porta à la maison. Cécile, redevenue brave, annonça de loin à sa mère le succès de sa pêche.

Sans doute, il fallut faire une part de gloire au gentil monsieur qui avait prêté son concours. Madame Plourde le félicita et le remercia. « Vous avez bien mérité, dit-elle, de prendre un verre de cidre avec nous. » Tous s’installèrent sous la véranda, entourée d’une toile métallique, et l’on servit de la crème à la glace avec des liqueurs douces.

Chacun reprit à son tour le récit de la capture avec tous les détails qui s’imposaient. Jean-Paul, tout en reconnaissant son peu de mérite, ne manqua pas de mettre en relief l’habileté qu’il avait déployée ; ensuite il donna maints renseignements sur les moyens de réussir à la pêche, sur les bonnes places, les « talles » de poissons, comme il disait : « Tenez ! du côté de la Pointe-aux-Pins, là, il y en a de la truite. À l’embouchure de la rivière Saint-Charles, n’allez jamais là, vous ne prendrez que de la barbotte ! »

Enfin l’heure du souper avertit les hôtes de se retirer. Jean-Paul et Jacques, qui n’avait guère parlé au cours de cette visite, se levèrent pour partir. Nouveaux compliments et remerciements.

— Maman, dit la jeune fille, nous serions bien contentes si ces bons messieurs voulaient revenir à la pêche avec nous, quand ça leur plaira.

— Sûrement ! approuva madame Plourde.

— Je ne refuse pas, répondit Jean-Paul.

Ils partirent après les salutations les plus amicales.

Tous deux arrivèrent chez eux le souper commencé. On les avait même attendus avant de se mettre à table. Madame Forest ne cacha point son mécontentement. Mais Jean-Paul fournit de longues explications, raconta son aventure, n’omettant rien sur la prise du fameux maskinongé. La dame enverrait d’ailleurs, le lendemain, un échantillon à la famille Forest, et l’on verrait l’importance de cette pêche. Toutefois, il fut plutôt bref sur le lunch au chalet.

Après le repas, Jean-Paul alla s’asseoir sous les grands saules, dans la balançoire, et Rosette lui apporta le courrier : une brochure dans une enveloppe portant le sceau du Séminaire de Saint-Irénée, et une lettre de Montréal.

— Gaston ! s’écria-t-il, reconnaissant la grosse écriture évasée de son ami. Une lettre de Gaston !

D’un geste nerveux, il l’ouvrit et lut.


Montréal, 1er juillet 19**

Mon cher Ti-Jean-P.,

Tu t’attendais sans doute à ce que je te couche sur le papier un compte rendu de notre veillée chez Jobin. Ah ! que je regrette ton absence ! Je t’avais dit à la gare : un petit bal à l’huile, ajoute : pas piqué des vers. Notre savant professeur de Rhéto, — car nous sommes désormais en Rhéto, — trouverait peut-être en encre rouge mes images incohérentes ; toi, tu ne seras pas si sévère, même avec ton premier prix de composition. N’importe ! je n’ai qu’une chose à te dire : nous avons eu un plaisir fou.

D’abord un banquet très convenable qui valait le meilleur chiard du Collège. Et puis, entre nous, c’était servi par mademoiselle Antoinette en robe rose. Hum ! je m’en lèche encore les babines. Et la veillée donc ! Jusqu’à onze heures, ce fut, comme qui dirait, une soirée distinguée : chant, musique, déclamations. Tiens ! Chose, là, que je ne te nommerai pas par charité, nous vociféra « La Conscience de Victor Hugo. As-tu entendu cela de chez vous ? Toute la famille échevelée, le forgeron Ubald Caïn et l’autre « Jabel, le père de ceux qui vont ». J’en passe et je l’épargne.

Après onze heures, promenade dans la ville. Si tu entends dire que le cordonnier Létourneau a perdu son enseigne, conseille-lui de m’en parler. Il était au moins deux heures du matin quand nous songeâmes à nous coucher. Il fallut s’installer tant bien que mal, sur le sofa, à terre, sur des robes de carriole, etc.

Mais voilà qu’à peine m’étais-je endormi, je sentis sur mon front une sueur froide. Qu’est-ce ? m’écriai-je, en m’éveillant. Un beau gobelet d’eau en plein visage, sous prétexte que je ronflais…

Enfin à sept heures, départ pour Montréal et rentrée à la maison paternelle. T’avouerai-je que la mère n’était pas contente tout de suite de mon retard ? Elle ne me l’a pas envoyé dire. Tu sais, les mamans d’aujourd’hui, elles voudraient toujours nous garder dans leur tablier, ainsi qu’au temps où nous portions des langes. Dieu sait si je respecte la mienne ! Mais, bon sens ! faut-il bien qu’un jour ou l’autre, on commence à marcher tout seul.

Cela dit, je te serre les cinq phalanges, et je te salue comme

Ton meilleur ami,
GASTON.


Jean-Paul resta songeur, les yeux perdus dans le lointain. Après quelques instants, il tira à lui l’Annuaire du Séminaire qu’il venait de recevoir, le feuilleta sans attention, vérifia la mention de ses prix, puis laissant tomber la brochure, il se mit à relire la lettre de son « meilleur ami ».