Les clercs de St-Viateur (p. 59-68).


Chapitre VI

UNE PAIRE D’AMIS

Un après-midi de congé, fin septembre. L’entrain manque un peu dans la cour de récréation. Par-ci, par-là, quelques groupes s’amusent, mais pas de joutes officielles. La température est belle pourtant. Un grand soleil laisse pleuvoir des flots de rayons sur les arbres dont les feuilles d’un vert très mûr portent déjà un liséré d’or. À l’ombre des grands hêtres, les promeneurs circulent lentement. Jean-Paul avec son ami Gaston, Jean-Paul les mains derrière le dos, Gaston les mains dans ses poches, font les cent pas dans la grande allée qui longe la rivière. Jean-Paul a l’air de se confier. Déjà il a conté ses aventures de vacances. Mais voilà qu’un petit incident le tracasse : le Père Beauchamp, son confesseur, sans doute mis au courant par sa mère ou par monsieur le Curé, vient d’intervenir auprès de lui ; il lui offre de l’aider d’une façon particulière, par une direction suivie. Cependant liberté lui reste d’accepter ou de refuser. Gaston écoute, les sourcils froncés, avec une petite moue à la bouche.

— N’y va pas, réplique-t-il avec humeur, n’y va pas ; c’est moi qui te le dis. Tu sais, c’est pour te faire parler sur le compte des autres, te « pomper ». Avec ça, tu passeras pour un « porte-panier », et tu te feras haïr des camarades.

— Le Père Prédicateur, à la retraite, nous a pourtant conseillé cette méthode de progrès spirituel. Tu te rappelles, à ses yeux il n’y a qu’une chose qui compte : les convictions personnelles.

— Il faut en avoir, c’est sûr. Mais des convictions personnelles, c’est le cas de le dire, ça ne se prend pas chez les autres. Se conduire par soi-même, être capable de régler ses affaires tout seul, voilà l’idéal que chacun doit poursuivre.

— Pour y parvenir, peut-être faut-il l’apprendre ?

— On l’apprend par l’expérience. Va te brûler les doigts quelque part, tu sauras bien ensuite ne pas te les y mettre.

— Moi, soupire Jean-Paul, j’ai besoin de quelqu’un à mes côtés qui m’encourage, me relève et me soutienne.

— Ami, interrompt Gaston, en lui mettant la main sur l’épaule, ne suis-je pas là ? Et puis, je vais te dire ma pensée d’un mot : cette direction spirituelle, ça ne sert qu’à faire des moines. Veux-tu faire un moine ? Non. Eh bien ! garde-toi d’y aller.

— Je pense toujours à la médecine, comme tu y penses toi-même ; mais où que j’aille, je voudrais être un honnête homme.

Ils arrivaient tous deux au bout de l’allée, près de la statue du Sacré-Cœur où l’on oublie souvent de faucher les hautes herbes Saint-Jean et le chanvre. Gaston s’arrêta, pris d’une subite tentation : « Sais-tu que je commence à avoir envie de fumer ? Il y aurait peut-être moyen de nous couler dans une fraîche cachette, et de griller une cigarette à la santé du Père Préfet ». Profitant d’un moment où le surveillant était là-bas occupé à faire réciter quelque pensum, les deux amis se glissèrent derrière le kiosque, et Gaston put allumer. L’œil au guet, il aspirait avec gourmandise, envoyant la fumée dans le pan entr’ouvert de son veston, afin d’éviter tout signe compromettant. Jean-Paul reprit la conversation.

— Si jamais j’étudie la médecine, je prendrai une spécialité.

— Tu n’es pas si sot que tu en as l’air, toi ! Oui, mon vieux, c’est ça qui paye aujourd’hui. La chirurgie surtout. Quant à moi, c’est réglé. Une petite opération, enlèvement de l’appendice : cinquante piastres ou… cent piastres, selon la mine du patient. Les pauvres, je les soigne gratuitement ; mais les riches, oh ! attention, ils paieront pour les autres. J’aurai mes bureaux à Westmount, dans le quartier des richards. Il faut des bureaux meublés avec luxe, une belle plaque à sa porte, et puis de l’annonce. Me vois-tu partir avec mon « Packard » pour aller faire mes visites ? Dix piastres chacune…

— Tu t’en fais des chimères !

Des chimères ! Attends, mon petit, et tu verras ce que « bibi » sera dans quinze ans.

— Tout de même, l’argent n’est pas tout.

— Je ne te contredis pas. Mais quand on a de l’argent, on a bonne chance d’avoir tout.

— Le bonheur, c’est dans le cœur.

— Mais oui, je le sais bien, il faut encore un joli petit oiseau dans une jolie cage. Quand on aime et qu’on est aimé, on a le bonheur parfait.

— Parle-moi d’amour, je suis en état de te comprendre.

— Toi, tu as ton affaire avec ta chère Cécile. Quand tu m’as conté cette histoire, laisse-moi te dire que je ne t’ai pas trouvé bien futé.

— Que veux-tu que je fasse ?

— Continuer tes relations par correspondance.

— Pas facile au collège.

— Facile, si l’on sait s’y prendre. Veux-tu que je t’arrange ça, moi ? Donne-moi tes lettres, je les mets au bureau de poste. Et, comme j’ai là un casier à mon nom, tu reçois tes réponses par le même casier, numéro 302. Je les retire et je te les remets.

Jean-Paul hésitait ; mais un rêve nouveau surgissait tout à coup dans son imagination. La crainte et le désir se livrèrent dans son cœur un secret duel. Il demanda quelques jours pour y songer, mais déjà il était vaincu.

Une semaine plus tard : concours des jeux. Aujourd’hui jeudi, trois octobre, grande partie de baseball, Sciences contre Lettres, selon la tradition. Belle journée pleine de lumière et de fraîcheur. Les visiteurs sont nombreux. À deux heures de l’après-midi, sur le terrain qui s’étend devant le Petit-Bois, les deux équipes ont pris leurs places, les Lettres au champ, les Sciences au bâton. Tous portent un costume blanc, garni d’une bordure rouge. De chaque côté du filet métallique qui s’adosse aux arbres, des groupes d’élèves s’apprêtent à applaudir. Du côté de la rivière, les Rhétoriciens et les Humanistes, aidés des classes inférieures, soutiendront de leurs cris l’équipe des Lettres. De l’autre côté, les Philosophes, debout derrière, les bancs destinés aux visiteurs, encourageront de leurs acclamations l’équipe des Sciences. Des policiers d’occasion, en grande tenue, font des lois que tout le monde n’observe pas… Quelques finissants accrochent à la boutonnière des invités un petit ruban qui porte une inscription latine : « Otiare quo melius labores ».

La joute va commencer. Jean-Paul est le lanceur de son équipe, et Gaston le receveur. D’abord, on s’entraîne un peu pour se faire le bras. Quelques balles passent rapides et légères d’un but à l’autre. Tout à coup, au centre, derrière le lanceur, l’arbitre, toujours Barrette, parce que c’est l’homme impartial, annonce d’une voix claironnante : « Au jeu ! » Les joueurs du champ se placent, un peu courbés, les mains sur les genoux, le visage tendu, l’œil fixe ; ils n’ont plus qu’une idée, une ambition, un rêve : garder le poste, ne laisser passer aucune balle. Jean-Paul se redresse, conscient de sa responsabilité, et désireux de ne pas frustrer la confiance qu’ont mise en lui ses camarades. Il sait qu’en fin de compte, c’est lui qui mène la partie. Il piaffe du pied gauche, s’assure un bon appui. Pendant ce temps, il fait des signes de tête : « non, oui. » C’est pour s’entendre avec son receveur et régler le genre de courbe qui convient. Alors, après un moment d’attente, il décrit un grand cercle de sa main droite, et, ramassant toutes ses forces dans un élan méthodique, il lance la première balle. La lutte est engagée.

En vérité, les deux premières manches furent sans beaucoup d’intérêt. Pas un point de compté. Mais, à la troisième manche, il y eut un certain réveil. L’enthousiasme avait subitement éclaté chez les spectateurs qui commencèrent à crier et à chanter. Lorsque Jean-Paul reprit son poste de lanceur, tous les yeux se braquèrent sur lui.

Aussitôt il se « plante » et lance une balle que le frappeur essaie en vain d’arrêter.

— Une prise ! déclare l’arbitre en levant la main droite et détachant un doigt.

Une exclamation éclate dans le groupe des Lettres : « Bravo ! Tu les as, Forest ! » Mais de l’autre côté, une clameur étouffe les applaudissements. On crie, on hurle. Le « delirium tremens » est déchaîné.

Jean-Paul s’émeut, il s’énerve, il hésite, il comprend mal les signes du receveur.

— Au jeu ! au jeu ! répète l’arbitre.

Enfin le lanceur se décide ; mais… la balle roule à terre, à dix pieds devant lui.

— Une balle, déclare Barrette, en levant la main gauche.

Nouvelle explosion. Les Philosophes exultent, parlent tous ensemble. Une voix vient à percer : « Envoie-la par la poste, si tu ne peux pas la rendre. »

Au fond du filet, Gaston rage. Il arrache le masque qui lui préserve le visage, et, la poitrine garnie de son plastron soufflé, il s’avance, les bras en l’air, la figure en feu : « Ti-Jean, place-toi ! »

Jean-Paul, confus, humilié, se redresse. Ses joues flambent, ses yeux étincellent, ses narines vibrent. Le coup de fouet lui a redonné la bravoure. Debout, ou plutôt cabré, dans une pose de défi, il brille comme un beau coq dans le soleil. Souple et presque ailé, il ressaisit la balle et la « place » vigoureusement droit sur le but, avec un tour spécial qui la fait dévier en arrivant.

— Deux prises !

La balle revient vite mais elle retourne de même.

— Trois prises ! Hors jeu !

L’arbitre fait un signe qui repousse le joueur malheureux.

Derrière le filet, le grand Vincent, de sa voix de stentor, proclame : Gagné, au bâton, Giroux, suivant !

Gagné s’avance, s’empare du bâton qu’il balance avec méthode pour assurer son coup.

— Au jeu !

Jean-Paul se sent plein d’ardeur ; les cris ne le dérangent plus ; il est tout à son jeu. La joute recommence. D’abord, une fausse balle. Puis une balle frappée juste au-dessus du lanceur. Mais le lanceur saute, l’attrape de sa main gauche et la relance au premier but avec la rapidité de l’éclair. L’arbitre fait un simple geste, et le frappeur se retire. Majeau, qui suit, ne vaut rien au bâton, c’est connu. « Une prise, deux prises, trois prises. Hors jeu. » On s’y attendait. Trois hommes hors jeu. Les équipes changent de position. Les joueurs qui reviennent du champ enfilent leur tricot, pour ne pas prendre froid, et, par petits groupes, s’étendent sur le gazon. La lutte reprend.

Derrière le filet, à la vue de tous, on accroche le compte rendu des points indiqués par de gros chiffres blancs sur fond noir. Mais ce sont toujours des zéros qui s’alignent. Enfin voici la dernière manche. Pas un point de compté. Sera-ce partie nulle ? Jouera-t-on une manche supplémentaire ? Les Sciences ont le champ, les Lettres sont au bâton. Dernière chance.

Bonin frappe et prend son but. Rondeau de même. Mais voilà que les deux suivants, comme disent les élèves, « passent dans le beurre ». Lafleur reçoit la balle sur le bras et, de droit, prend son but. Trois hommes sur les buts, deux hommes hors jeu ! L’inquiétude est extrême chez les joueurs. Chez les spectateurs, c’est le délire : « Qui frappe ? qui frappe ? » demande-t-on. Le grand Vincent annonce : « Forest au bâton. »

Jean-Paul se présente. D’ordinaire il est bon frappeur. Il connaît toutes les sortes de balles ; l’allure du lanceur lui révèle la courbe qu’il faut surveiller.

— Au jeu !

Jean-Paul saisit le bâton.

— Attends-la belle, Ti-Jean, attends-la belle, lui répète-t-on.

— Une prise !

Des clameurs ironiques viennent de la gauche.

— Fausse balle, deux prises !

C’en est fait, les Lettres vont perdre. Et pourtant il reste encore une espérance. Tout le monde debout. Les visiteurs sont entraînés par l’émotion.

— Au jeu !

Vlan !… la balle, là-bas… dans l’allée !

Une panique dans l’équipe des Sciences. Bonin rentre… et puis Rondeau rentre… Enthousiasme fou, acclamations délirantes. On épelle en chœur et à tue-tête : F-O-R-E-S-T, Forest !

Le suivant fut mis hors jeu. Mais qu’importe !

La victoire était acquise : 2 à 0.

Aussitôt quelques « forts-à-bras » empoignent Jean-Paul, le hissent sur leurs épaules, et alors que le vainqueur porte sa casquette en l’air à la façon d’une bannière flottant dans la brise, ils lui décernent les honneurs du triomphe romain. Suivis de tous ceux qui entendent participer à la gloire, ils le portent sur la voie sacrée passant devant la Tabagie, jusqu’au Capitole ou perron de la salle de récréation.

Quand Jean-Paul mit pied à terre, il alla droit à Gaston et lui serra la main comme si ce fût à lui qu’il devait tout. À partir de ce jour, ils furent plus amis que jamais. Ils se comprenaient parfaitement, pensaient-ils, parce qu’ils jouaient bien ensemble.