Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/02
II
LE DISCOURS SUR LES SCIENCES ET LES ARTS.
Rousseau prétend que si, dans ce discours, il prit parti contre les sciences et les arts, ce fut par une sorte d’inspiration quasi-surnaturelle. Il allait, dit-il, à Vincennes voir Diderot, qui était prisonnier au donjon. Il feuilletait, en marchant, le Mercure de France, et il tomba sur cette question proposée par l’académie de Dijon : « Si le progrès des sciences et des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs. »
Tout à coup, dit-il, je me sens l’esprit ébloui de mille lumières ; des foules d’idées neuves s’y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jettent dans un trouble inexprimable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l’ivresse. Une violente palpitation m’oppresse, soulève ma poitrine. Ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l’avenue, et j’y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu’en me relevant j’aperçus tout le devant de ma veste mouillé de mes larmes sans avoir senti que j’en répandais[1]. » L’histoire est belle et ressemble à la conversion de saint Paul sur le chemin de Damas. La Harpe raconte la chose différemment. Rousseau allait voir Diderot à Vincennes, et il lui parla de la question proposée par l’académie de Dijon. « Quel parti allez-vous prendre ? dit Diderot à Rousseau. Je vais prouver, répond Rousseau, que le progrès des sciences et des arts épure les mœurs. — Eh ! c’est le pont aux ânes ! s’écria Diderot ; prenez le parti contraire, et vous ferez un bruit du diable. » C’est ainsi, selon La Harpe, que Rousseau se jeta dans le paradoxe pour éviter le lieu commun.
Auquel croire des deux récits ? Je crois aux deux. Rousseau, allant à Vincennes et lisant la question de Dijon, a pu être frappé du doute que contient cette question. Il en a parlé à Diderot, qui lui a conseillé de prendre parti contre les sciences et les arts, afin de faire plus de bruit. Puis, comme ce discours contre les sciences et les arts a été le commencement de la gloire de Rousseau, le jour où il a eu l’idée de le faire est devenu pour lui le grand événement de sa vie. Son imagination a embelli peu à peu l’événement, et l’idée est devenue une inspiration qu’il a décrite comme il croyait s’en souvenir. J’ose dire qu’il n’y a pas un homme de lettres, petit ou grand, si quelque succès l’a tiré de la foule, qui ne fasse, du jour où il a conçu son ouvrage d’élite, l’événement de sa vie, et qui n’en retrace les momens et les circonstances avec plus de complaisance que de vérité. Et ce ne sont pas seulement les hommes de lettres qui font des romans de leurs souvenirs, les hommes du monde font de même. S’ils ont réussi, ils ont tous dans leur vie ce jour marqué d’une pierre blanche, qui a été la cause et le commencement de leur fortune, et ils ne sont pas éloignés de croire, à voir la manière dont ils racontent ce jour décisif, que le bon Dieu s’en est mêlé.
En prenant parti contre les sciences et les arts, Rousseau étonna son siècle, et parut faire un paradoxe ; il ne faisait que renouveler un lieu commun oublié. Le roi Salomon se plaignait déjà de son temps qu’on fit trop de livres, et que cette continuelle inquiétude de l’esprit affaiblît le corps[2]. Non-seulement le roi Salomon croit que l’étude et la méditation excessives nuisent à la santé ; l’étude et la méditation sont elles-mêmes une vanité. « J’ai été roi dans Israël, dit-il, et j’ai résolu dans mon ame de rechercher la cause et la nature de toutes les choses qui sont sous le ciel. Et j’ai donné toute mon ame à l’étude afin de savoir la sagesse et la science, et les erreurs et les sottises des hommes, et j’ai reconnu que dans tout cela il n’y avait que peine et chagrin pour l’esprit[3]. »
Les plaintes contre la science sont donc anciennes dans le monde. En Grèce, mêmes reproches faits aux sciences et aux arts. Lisez les dialogues de Platon contre les sophistes ; ce sont autant de plaidoyers contre l’abus des lettres. Le triomphe de la sophistique ou de la rhétorique, comme l’entendait Gorgias, c’était de pouvoir prouver le pour et le contre, et de parler de tout sans savoir grand’chose au fond. Le sophiste ou le rhétoricien ne se souciait guère d’enseigner le juste et l’injuste, ce qui pouvait aider à la vertu des citoyens ou ce qui pouvait la corrompre, et par là ébranler les fondemens même de la république ; il ne se souciait que de plaire et de réussir. « Ainsi, dit Socrate à Gorgias, il n’est pas nécessaire que la rhétorique s’instruise de la nature des choses, et il suffit qu’elle invente quelque moyen de persuasion, de manière à paraître, aux yeux des ignorans, plus savante que ceux qui savent ?
« GORGIAS. — Oui, et n’est-ce pas une chose bien commode, Socrate, de n’avoir pas besoin d’apprendre d’autre art que celui-là, pour ne le céder en rien à personne[4] ? »
Je ne veux pas chercher comment s’appelle de nos jours cet art que Gorgias trouvait si commode ; est-ce la tribune ou le barreau ? est-ce la littérature, est-ce la presse ? Je n’en sais rien ; mais l’art de Gorgias est assurément un des griefs de Jean-Jacques Rousseau contre le progrès des arts et des sciences.
Ce n’est pas seulement dans le Gorgias que Socrate ou Platon attaque le progrès ou l’abus des sciences et des arts : voici l’histoire ou l’apologue qu’il raconte dans le Phédon, et qui, comme le discours de Jean-Jacques Rousseau, sape dans son fondement la littérature. « J’ai entendu raconter, dit Socrate, que près de Naucratis, en Égypte, il y eut un dieu, l’un des plus anciennement adorés dans le pays, qui s’appelle Theuth. On dit qu’il a inventé, le premier, les nombres, le calcul, la géométrie et l’astronomie, les jeux d’échecs, de dés et l’écriture. L’Égypte tout entière était alors sous la domination de Thamus, qui habitait dans la grande ville capitale de la Haute-Égypte ; Theuth vint donc trouver le roi, lui montra les arts qu’il avait inventés, et lui dit qu’il fallait en faire part à tous les Égyptiens. Celui-ci lui demanda de quelle utilité serait chacun de ces arts et se mit à disserter sur tout ce que Theuth disait au sujet de ses inventions, blâmant ceci, approuvant cela. Ainsi Thamus allégua, dit-on, au dieu Theuth beaucoup de raisons pour et contre chaque art en particulier. Il serait trop long de les parcourir ; mais quand ils en furent à l’écriture[5] : « Cette science, ô roi, lui dit Theuth, rendra les Égyptiens plus savans et soulagera leur mémoire ; c’est un remède que j’ai trouvé contre la difficulté d’apprendre et de savoir. » Le roi répondit : « Industrieux Theuth, tel homme est capable d’enfanter les arts, tel autre d’apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent résulter de leur emploi ; et toi, père de l’écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l’as vu tout autre qu’il n’est : il ne produira que l’oubli dans l’esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger le nécessaire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu’ils auront confié à l’écriture ; et ils n’en garderont eux-mêmes aucun souvenir. Tu n’as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple réminiscence, et tu n’offres à tes disciples que le nom de la science, sans la réalité ; car, lorsqu’ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront beaucoup de connaissances, tout ignorans qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu’ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie[6]. »
Le procès que Jean-Jacques Rousseau se mit à faire aux sciences, aux arts, à la littérature, n’est donc pas un procès nouveau, c’est un vieux procès souvent plaidé chez les Juifs, chez les Grecs, chez les Romains aussi. Depuis Auguste, comme si la civilisation romaine se repentait d’elle-même dans ses plus beaux jours, les poètes et les historiens sont pleins de lamentations sur la décadence des mœurs et l’abus des sciences et des arts, expliquant la perte des mœurs par le raffinement de l’intelligence, opposant sans cesse la barbarie à la civilisation, et prenant parti pour la barbarie naïve et ignorante contre la civilisation éclairée et élégante. Horace vante les Scythes et leurs vertus[7]. Trogue Pompée ou Justin, son abréviateur, loue aussi les Scythes, qu’il oppose aux Grecs, les uns vertueux dans leur ignorance, les autres vicieux avec toute leur science. Tanto plus profuit in illis, dit-il, vitiorum ignoratio quam in his cognitio virtutis. Tacite fait des mœurs des Germains un éloge qui est la satire perpétuelle des mœurs des Romains. Saint Augustin, dans ses Confessions, se plaint que son père, suivant les habitudes de son temps, se souciât beaucoup plus de sa science que de ses mœurs[8]. Montaigne, qui doutait un peu de tout, n’a pas manqué de douter aussi de l’utilité des sciences et des lettres. « Les exemples nous apprennent, dit Montaigne, que l’étude des sciences amollit et effémine les courages plus qu’elle ne les fermit et aguerrit… Je trouve Rome plus vaillante avant qu’elle fût savante. Les plus belliqueuses nations en nos jours sont les plus grossières et les plus ignorantes. Les Scythes, les Parthes, Tamburlan, nous servent à cette preuve. Quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce qui sauva toutes les librairies[9] d’être passées au feu, ce fut un d’entre eux qui sema cette opinion, qu’il fallait laisser ce meuble entier aux ennemis, propre à les détourner de l’exercice militaire et à amuser des occupations sédentaires et oisives. Quand notre roi Charles VIIIe, quasi sans tirer l’épée du fourreau, se vit maître du royaume de Naples et d’une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite attribuèrent cette inespérée facilité de conquête à ce que les princes et la noblesse d’Italie s’amusaient plus à se rendre ingénieux et savans que vigoureux et guerriers[10]. »
Que veut dire cette longue tradition de doute ou de colère contre la science ? Cela veut-il dire que la science est mauvaise, que l’étude est dangereuse, et que le meilleur acheminement à la vertu est une douce et béate ignorance ? Non ; cela veut dire seulement que la science a ses inconvéniens, qu’une nation n’a pas besoin tout entière de faire sa rhétorique, et que, si elle la fait, elle n’en sera pas pour cela plus forte ou plus belliqueuse, ni même plus honnête ou plus sage. Cela veut dire encore qu’après avoir tenu long-temps les sciences et les lettres en haute estime, il y a des momens où les peuples se mettent volontiers à en médire, et qu’après avoir accordé peut-être trop d’ascendant aux lettrés, à l’orateur, à l’avocat, au philosophe, on se prend à détester leur influence. Hier on parlait trop, aujourd’hui on veut que tout le monde se taise. « Si j’aborde en France, disait Napoléon à Kléber en quittant l’Égypte, le règne du bavardage est fini. » Ces reproches faits de tout temps aux sciences et aux lettres sont la préface que je voulais mettre au discours de Jean-Jacques Rousseau, afin d’en juger impartialement.
A-t-il dit contre les lettres autre chose que ce que nous venons d’entendre dire ? a-t-il même dit tout cela ? dans quel temps enfin l’a-t-il dit ? Voilà maintenant ce que nous devons examiner.
Il y a dans le discours de Jean-Jacques Rousseau une intention générale et une intention particulière. L’intention générale est de montrer que le progrès des sciences et des arts ne contribue pas ordinairement à la pureté des mœurs ; l’intention particulière est d’attaquer les philosophes du temps et de se faire un rôle à part. Recherchons d’abord les marques de cette intention particulière, qui a beaucoup influé sur l’intention générale.
Quand Rousseau fit son discours, il était disposé, sans le savoir, à rompre en visière avec les philosophes du temps, qui lui déplaisaient également à cause de leurs doctrines et à cause de leurs succès. Il était encore obscur, et ils étaient célèbres ; il y avait en lui du campagnard et du pauvre, de l’homme gauche et gêné, tandis que les brillans littérateurs du jour, déjà façonnés aux beaux usages du monde, déjà accrédités et même un peu tyrans, avaient partout le ton haut et l’allure aisée. Il y avait enfin en lui un fonds naturel de spiritualisme qui lui rendait odieux le penchant chaque jour plus visible de la philosophie vers le matérialisme et vers l’incrédulité. C’est à ces causes diverses qu’il faut rapporter les traits de satire contemporaine qui sont répandus dans le discours de Jean-Jacques. Les vices des sociétés civilisées qu’il énumère avec le plus de complaisance sont les vices et les défauts du monde et des salons. « Les soupçons, les ombrages, les craintes, la froideur, la réserve, la haine, la trahison, dit-il, se cacheront sans cesse sous ce voile uniforme et perfide de politesse, sous cette urbanité si vantée que nous devons aux lumières de notre siècle[11]. » Il est facile de voir ici dans chaque mot les souvenirs que Jean-Jacques, le soir, emportait des salons et les retours qu’il y faisait sur lui-même. Cette froideur et cette réserve qu’il s’étonne de trouver dans le monde à côté de la politesse, il en a souffert, parce que, dans son inexpérience, il a pris la politesse pour l’affection, et qu’il a voulu du premier coup donner son ame aux hommes qui lui donnaient la main, ou son cœur aux dames qui lui faisaient la révérence. Puis, ayant vu qu’il s’est trompé, il s’est jeté dans les soupçons et dans les craintes ; il s’y jettera chaque jour davantage, et il finira par voir partout des ennemis et des traîtres. Ici nous n’en sommes encore qu’à ses premiers désappointemens, qu’il érige en griefs généraux contre la politesse et l’urbanité. « On ne profanera plus, dit-il, par des juremens le nom du maître de l’univers, mais on l’insultera par des blasphèmes, sans que nos oreilles scrupuleuses en soient offensées. » J’entrevois encore dans cette phrase le souvenir des conversations du monde philosophique. Cependant le reproche est adressé au siècle en général plutôt qu’aux gens de lettres en particulier ; mais voici qui se rapporte entièrement à eux : « On ne vantera pas son propre mérite, mais on rabaissera celui d’autrui ; on n’outragera point grossièrement son ennemi, mais on le calomniera avec adresse… Il y aura des vices proscrits, des vices déshonorés ; mais d’autres seront décorés du nom de vertus ; il faudra les aimer ou les affecter. Vantera qui voudra la sobriété des sages du temps ; je n’y vois pour moi qu’un raffinement d’intempérance autant indigné de mon éloge que leur artificieuse simplicité. » Et, comme si Rousseau craignait qu’on ne reconnût pas ici les modèles qui ont servi à sa peinture, il ajoute en note une phrase de Montaigne sur les gens d’esprit qui se font les parasites des grands seigneurs, métier très messéant à un homme d’honneur, dit Montaigne ; sur quoi Rousseau conclut par ces mots : C’est le métier de tous nos beaux-esprits, hors un[12].
En attaquant ainsi les littérateurs du temps, Rousseau ne cédait pas seulement à l’envie naturelle que, dans la littérature comme ailleurs, le second rang a contre le premier : il prenait une attitude particulière qui ne fut pas inutile à son succès. Les philosophes avaient beaucoup d’ascendant et de crédit dans le monde : les grands seigneurs et les financiers les courtisaient ; cependant ils avaient aussi leurs ennemis, et ils s’en faisaient par leur pouvoir même ou par la façon dont ils l’exerçaient. Il y avait des salons qui se piquaient d’avoir de l’esprit et de ne pas obéir aux philosophes. Ce fut une bonne fortune pour ces oppositions ou ces rivalités de salons de trouver au sein même de la littérature un homme qui, avec une force et une audace singulières, jetait le gant aux littérateurs et à la littérature elle-même. Aussi Rousseau eut-il, dès son début, un grand parti dans le monde ; il eut ses grands seigneurs comme Voltaire : il eut le prince de Conti, le duc et la duchesse de Luxembourg, Mme de Boufflers et bien d’autres. Ce ne fut pas son discours seulement qui les lui donna, ses autres ouvrages y furent pour beaucoup ; mais son discours disposa en sa faveur la partie du monde qui n’aimait pas les philosophes. Remarquons seulement qu’à la différence de Voltaire, Rousseau n’avait rien de ce qu’il fallait pour garder les protecteurs qu’il s’était faits et pour s’en servir. Voltaire, avec ses grands seigneurs, savait être demi-client et demi-patron ; il s’y prêtait, et ne se donnait pas. Rousseau se donnait aux grands avec une confiance étourdie qui se changeait bientôt en défiance atrabilaire.
Les traits de satire contemporaine répandus çà et là dans le discours de Jean-Jacques Rousseau ne doivent donc pas être pris seulement comme des boutades de mauvaise humeur ou de jalousie ; ils ont plus de portée. Ils montrent que les philosophes et la philosophie du jour viennent de rencontrer un adversaire, et que cet adversaire a son parti, adversaire dangereux à ses amis comme à ses ennemis, contradicteur de l’irréligion sans oser être chrétien, essayant de ramener son siècle vers les idées pieuses, mais le laissant dans le vague, — en même temps prôneur effréné de l’insurrection et de la démocratie, et travaillant avec plus de hardiesse et d’effet que personne à la ruine de l’ancienne société ou même de tout ordre social, plus destructeur enfin que personne, parce qu’il a la prétention de tout rebâtir. Ces divers traits de la doctrine de Jean-Jacques Rousseau percent partout dans son discours contre les sciences et les arts ; mais ils y sont mêlés et confondus. Le siècle ne comprit pas d’abord toute la doctrine de Jean-Jacques Rousseau, puisque Rousseau n’en montrait encore qu’une partie, et il s’attacha surtout à ce qui piquait le plus sa malignité et sa curiosité : à la satire des littérateurs et à la censure des lettres.
Attaquer l’utilité des sciences et des arts, c’était attaquer dans ses fondemens l’éducation que, depuis trois cents ans, l’Europe donne à ses enfans, et qu’Athènes et Rome donnaient aussi à la jeunesse grecque et à la jeunesse romaine. Les exercices du corps avaient dans l’éducation antique plus de place que dans l’éducation moderne ; mais l’étude des sciences et des lettres faisait le fonds de l’éducation antique comme de l’éducation moderne. Les anciens avaient-ils tort ? Oui, selon Rousseau, et nous avons encore plus tort que les anciens. Nous ne songeons qu’à développer l’intelligence, et nous oublions trop les exercices du corps. De là des esprits raffinés et prétentieux, des corps chétifs et par suite des ames faibles et molles. De même qu’aux fortes épées il ne faut pas des fourreaux de soie, de même aux ames énergiques il faut des corps robustes. Si Jean-Jacques Rousseau veut proscrire les éducations efféminées qui énervent le corps sous prétexte de rendre l’esprit plus souple et, plus délicat, s’il veut établir un juste équilibre entre le développement de la force physique et la force intellectuelle, je suis tout-à-fait de son avis. Je me souviens qu’en Allemagne le professeur Jahn ; en 1811 et en 1812, disait aux jeunes étudians de l’université qui frémissaient sous le joug des Français : « Faites de la gymnastique, et ne faites pas seulement de la théologie et de la philosophie. Fortifiez vos corps pour la guerre, si vous voulez délivrer vos ames ; sachez manier les lourdes épées, et ne maniez pas seulement les livres. » Jahn avait raison, et ce sont ces jeunes étudians endurcis et fortifiés par une gymnastique généreuse qui délivrèrent l’Allemagne. Mais Jahn, qui disait aux étudians d’apprendre à manier le fusil et le sabre, ne leur disait pas de brûler leurs livres et leurs cahiers. Il leur conseillait de fortifier leurs corps, mais il ne leur demandait pas d’abrutir leurs ames et d’étouffer leurs esprits. La force physique a grand tort de mépriser la force intellectuelle ; elle en a grand besoin pour se soutenir et pour s’accroître. Si Jahn n’avait fait que des Hercules brutaux et sauvages, ces grossiers batailleurs n’auraient pas été capables de l’enthousiasme libéral et patriotique qui a fait la force des Allemands en 1813. Un homme qui a un nom éminent dans les annales des chambres législatives et qui est un observateur habile et pénétrant, M. Hippolyte Passy, me disait un jour qu’il avait remarqué que, dans la retraite de Moscou, les officiers résistaient plus long-temps et mieux que les soldats aux maux de toutes sortes qui accablaient l’armée. Ils se décourageaient moins vite, et la force morale venait chez eux en aide à la force physique. Ils avaient deux ressources au lieu d’une : ce sont ces deux ressources que l’éducation doit nous ménager. Rousseau a raison de vouloir que dans l’éducation on songe au corps, il a tort de vouloir qu’on néglige l’esprit, et je reconnais bien là le génie révolutionnaire, c’est-à-dire hautain et intolérant, de Jean-Jacques Rousseau. Les révolutionnaires ne savent jamais que remplacer un excès par l’excès contraire. L’éducation était trop lettrée, ils la font toute matérielle et toute mécanique.
Rousseau blâme fort les collèges : c’est là que la jeunesse s’énerve et s’effémine à apprendre « des langues qui ne sont en usage nulle part, à composer des vers qu’à peine les enfans pourront comprendre… » Et il cite le mot de Montaigne : « J’aimerois mieux, disait Montaigne, que mon écolier eût passé le temps dans un jeu de paume ; au moins le corps en seroit plus dispos. » Que veulent dire Montaigne et Rousseau ? Croient-ils par hasard que le collège ne soit pas un lieu où le corps s’habitue à devenir dispos ? L’éducation lettrée est un bien ou un mal : grande question ! Mais, une fois l’éducation lettrée adoptée, elle comporte, au collège mieux qu’ailleurs, ces exercices du corps qui doivent tempérer la fatigue des exercices de l’esprit. Nulle part la gymnastique, et je parle ici de la gymnastique naturelle, de celle qui se trouve dans les jeux des enfans, dans la course, le saut, la balle, etc., n’a plus de part qu’au collège. L’éducation lettrée qui se donne dans l’intérieur de la famille effémine les enfans, je le reconnais ; mais ce n’est pas parce qu’elle est lettrée, c’est parce qu’elle est molle. L’éducation lettrée au contraire, telle qu’elle se donne dans les collèges, peut avoir pour l’esprit les inconvéniens de la littérature ; mais elle n’a pas pour le corps l’inconvénient de l’affaiblir par la mollesse : elle le rend dispos et fort, et du même coup elle donne à l’ame les qualités, que l’ame prend volontiers dans la compagnie d’un corps robuste et ferme qui ne craint pas la fatigue et le danger.
Montaigne, avant Rousseau, avait blâmé le trop de science enseignée aux enfans, et le même homme qui a tant profité des Grecs et des Latins se moquait fort gaiement des petits savanteaux de collège. « Voyez-le, dit-il, revenir de là après quinze ou seize ans employés ; il n’est rien si mal propre à mettre en besogne ; tout ce que vous y reconnaissez davantage, c’est que son latin et son grec l’ont rendu plus sot et plus présomptueux qu’il n’était parti de la maison. Il en devait rapporter l’ame pleine ; il ne l’en rapporte que bouffie, et l’a seulement enflée au lieu de la grossir. » Montaigne ici se moque des pédans et non des jeunes gens instruits. Il y a beaucoup de sots dans le monde qui le sont sans l’aide du grec et du latin,.et il serait trop commode de croire que, pour éviter d’être ridicule, il suffit d’être ignorant. Montaigne a raison de critiquer les pédans : ils ne sont bons à rien ; mais chaque métier a ses pédans : j’ai vu des pédans de boudoirs et de salons, car la pédanterie consiste à faire une science et un métier de ce qui devrait rester un goût et un plaisir. Les lettres aussi doivent servir à former l’esprit et à l’élever, à le rendre capable de goûter des plaisirs nobles et délicats, et non à l’embarrasser et à l’engourdir. Les pédans de tout genre, ceux du monde comme ceux du collège, sont ceux qui prennent la forme pour le fond. Blâmer l’éducation pédantesque, ce n’est pas blâmer l’éducation lettrée, c’est en blâmer un des défauts ou des ridicules.
La gymnastique ou les exercices du corps relevés du discrédit où ils étaient tombés peu à peu, grace à la mollesse du siècle, dans l’éducation privée bien plus que dans l’éducation publique ; la pédanterie raillée et critiquée, après Montaigne, comme étant l’inévitable effet de l’éducation lettrée, tandis qu’elle en est l’abus et la ruine ; par conséquent une idée vraie, c’est-à-dire le danger de faire des sybarites ou des pédans, poussée avec une exagération déclamatoire jusqu’au paradoxe, jusqu’à la manie de ne priser que les athlètes et les ignorans et de prendre la force du corps pour un signe certain de la fermeté de l’ame, voilà le premier point que nous devons indiquer dans le discours de Jean-Jacques Rousseau. Venons au second, et essayons d’indiquer également dans ce second point ce qu’il y a de vrai et ce qu’il y a de faux.
La question de la liberté de la presse tient une grande place dans l’histoire politique de l’Europe depuis plus de soixante ans. Jean-Jacques a le mérite, dans son discours, d’avoir prévu la gravité de cette question ; mais ne croyons pas qu’il soit favorable à la liberté de la presse. L’apôtre de la démocratie excessive est l’implacable adversaire de la liberté de la presse, et je n’en suis pas étonné. Le principe fondamental des gouvernemens démocratiques est l’idée qu’il y a un droit dans la foule, qu’elle soit instruite ou qu’elle soit ignorante. Chaque homme venant dans ce monde a le droit de donner son avis et son vote sur les affaires de l’état, non pas à titre d’homme sage et avisé, d’homme savant et éclairé, mais à titre d’individu. Avec cette idée, peu importe que les hommes soient instruits ou ignorans, puisqu’ils n’en sont pas moins souverains. Avec cette idée, l’instruction est une sorte de superflu et de luxe inutile dans un état, et souvent même dangereux. Or, si l’instruction est inutile, si la littérature est un mal plutôt qu’un remède, à quoi bon la liberté de la presse, qui est un moyen de propager la science ? à quoi bon l’imprimerie, qui est un moyen de conserver la science ? Écoutons Jean-Jacques Rousseau. « À considérer les désordres affreux que l’imprimerie a déjà causés en Europe, à juger de l’avenir par le progrès que le mal fait d’un jour à l’autre, on peut prévoir aisément que les souverains ne tarderont pas à se donner autant de soin pour bannir cet art terrible de leurs états qu’ils en ont pris pour l’y introduire. Le sultan Achmet, cédant aux importunités de quelques prétendus gens de goût, avait consenti d’établir une imprimerie à Constantinople ; mais à peine la presse fut-elle en train, qu’on fut contraint de la détruire et d’en jeter les instrumens dans un puits. On dit que le calife Omar, consulté sur ce qu’il fallait faire de la bibliothèque d’Alexandrie, répondit en ces termes : « Si les livres de cette bibliothèque contiennent des choses opposées à l’Alcoran, ils sont mauvais, et il faut les brûler ; s’ils ne contiennent que la doctrine de l’Alcoran, brûlez-les encore ; ils sont superflus. » Nos savans ont cité ce raisonnement comme le comble de l’absurdité. Cependant supposez Grégoire-le-Grand à la place d’Omar, et l’Évangile à la place de l’Alcoran ; la bibliothèque aurait été brûlée, et ce serait peut-être le plus beau trait de la vie de cet illustre pontife. » Quel bizarre mélange de sagacité et de paradoxe ! De sagacité politique, quand il prévoit que la liberté de la presse va devenir bientôt le souci des hommes d’état : de paradoxe grossier, quand il a l’air de croire ou de dire que le seul moyen d’affranchir les états des soucis que peut leur causer la liberté de la presse est de supprimer l’imprimerie et de brûler les livres. L’Émile a été brûlé ; cela a-t-il empêché les doctrines de Jean-Jacques Rousseau de se répandre ? Eh ! dira Jean-Jacques, le mal n’est pas d’avoir brûlé l’Émile ; le mal est de n’avoir brûlé que l’Émile. Un seul livre suffit : l’Orient aura l’Alcoran, et l’Occident l’Évangile. C’est assez ! — Vous vous trompez, Jean-Jacques ! c’est trop, car il suffit d’un livre et de douze hommes qui le lisent et le commentent ensemble pour convertir de proche en proche le monde entier. Ce ne sont pas les livres qu’il faut supprimer, c’est l’esprit humain qu’il faut détruire, l’esprit qui réfléchit et qui raisonne, la bouche qui parle et l’oreille qui écoute. Nous touchons déjà presqu’à la grande maxime du discours sur l’inégalité des conditions : l’homme qui pense est un animal dépravé. Cette maxime perce partout dans le premier discours de Jean-Jacques. Prenez en effet la prosopopée de Fabricius et dépouillez-la de la pompe déclamatoire du langage. Quel est le fond de toute cette rhétorique ? L’instruction est un fléau, l’intelligence est un danger, l’ignorance est la sauvegarde de la vertu. Fabricius met sur le compte de l’esprit humain tous les péchés de la civilisation romaine. Il a grand tort. L’esprit ne pèche pas seul en ce monde ; le corps pèche aussi, et les péchés mortels se partagent fort également entre les deux portions de notre être. Être ignorant est le moyen assurément de ne pas aimer les arts ; mais ce n’est pas le moyen de ne pas être gourmand ou libertin. Le corps a sa corruption qui ne vaut pas mieux que celle de l’esprit ; elle est plus grossière, elle n’est pas moins dangereuse. O Fabricius, vous voulez chasser les philosophes et les rhéteurs grecs ; mais vous n’aurez rien fait, si vous ne chassez pas du même coup les cuisiniers de Sicile et les danseuses de l’Ionie ! Que dis-je les chasser de Rome ? Ce n’est rien faire encore, si Rome va avec ses légions les chercher en Grèce et en Asie. Si Rome veut garder sa pauvreté et son honnêteté, il faut que Rome garde son étroite enceinte et s’enferme entre ses sept collines. Il faut que le Capitole soit le couvent où elle emprisonne sa vertu, et non le palais d’où elle commande à l’univers.
Jean-Jacques Rousseau avait attaqué vivement les sciences et les lettres, qui étaient l’objet de la foi, et je dirais volontiers de la superstition du XVIIIe siècle. Il fut donc attaqué à son tour de tous les côtés. Les injures et les railleries commencèrent l’attaque comme toujours, puis vinrent les raisonnemens. La discussion que Jean-Jacques Rousseau soutint contre ses adversaires de toutes sortes est plus curieuse, selon moi, que son discours. Le discours appartient presque entièrement au paradoxe et à la rhétorique. Dans la discussion, il est plus sage, parce qu’il sent que c’est le moyen d’être plus fort, et ce qu’il y a de vrai dans ses réflexions sur la trop grande part que le XVIIIe siècle faisait aux sciences et aux lettres paraît d’autant mieux, que Jean-Jacques a soin de le séparer de tout paradoxe. Il restreint et corrige sa thèse, afin de la mieux défendre, et il change en une vérité de bon sens et d’expérience son paradoxe de rhéteur.
« Gardons-nous de conclure, dit-il à la fin de sa réponse au roi de Pologne Stanislas, qui, en véritable prince philosophe du XVIIIe siècle, avait cru devoir prendre fait et cause pour les sciences et les lettres, gardons-nous de conclure qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les bibliothèques, et détruire les universités et les académies[13] ; nous ne ferions que replonger l’Europe dans la barbarie, et les mœurs n’y gagneraient rien. Les vices nous resteraient, et nous aurions l’ignorance de plus. C’est avec douleur que je vais prononcer une grande et fatale vérité : il n’y a qu’un pas du savoir à l’ignorance, et l’alternative de l’un à l’autre est fréquente chez les nations ; mais on n’a jamais vu de peuple une fois corrompu revenir à la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources du mal ; en vain vous ôteriez les élémens de la vanité, de l’oisiveté et du luxe ; en vain même vous ramèneriez les hommes à cette première égalité, conservatrice de l’innocence et source de toute vertu : leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours ; il n’y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution, presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir, et qu’il est blâmable de désirer et impossible de prévoir. Laissons donc les sciences et les arts adoucir en quelque sorte la férocité des hommes qu’ils ont corrompus… Les lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité[14].
J’ai voulu citer tout entier ce curieux passage : je dois faire maintenant deux observations, l’une qui touche à la méthode et ce que j’appellerais volontiers la tactique de Jean-Jacques Rousseau, l’autre qui touche au fond même de ses idées.
Voici la première.
Rousseau a mis le paradoxe au frontispice de tous ses ouvrages, pour attirer les yeux du public ; il a mis le bon sens au fond de l’édifice et comme dans le sanctuaire. Mais le plus grand nombre de ses lecteurs s’arrête dans le vestibule, sans passer plus avant. Cette manière de se servir du paradoxe comme d’un appât pour la curiosité publique est visible dans le discours sur les sciences et les lettres, quand on rapproche ce discours de la controverse qu’il produisit. Dans le discours, Jean-Jacques Rousseau excommunie sans hésiter les sciences et les lettres ; dans la discussion, il leur fait grace. Dans le discours, les sciences et les lettres sont un fléau ; dans la discussion, Rousseau avoue qu’à les détruire, les choses iraient encore un peu plus mal. Que conclure donc de cet aveu ? Qu’il faut conserver les bibliothèques, les écoles, les académies, ne point brûler les tableaux, ne pas briser les statues, mais qu’il ne faut pas croire non plus que le soin des sciences puisse nous dispenser du soin des mœurs, qui est mille fois plus important. La science n’ôte pas la vertu, mais elle ne la donne pas non plus, et les peuples les plus savans et les plus spirituels ne sont nécessairement ni les plus vertueux ni les plus vicieux de tous les peuples. Voilà à quelle conclusion de bon sens aboutissait Jean-Jacques Rousseau dans la discussion. De ce côté, la leçon était bonne à donner au XVIIIe siècle, qui croyait sincèrement que la science était une bonne œuvre, et que la meilleure manière d’aller dans le paradis, c’était de passer par l’académie. Il était à propos de rendre à la morale la place que lui avait prise la littérature. C’est ce que veut Rousseau ; seulement, pour arriver à ce but, qui est bon, il passe par le paradoxe, afin d’attirer la foule sur ses pas. Nous verrons comment, dans chacun des ouvrages de Rousseau, le paradoxe sert toujours ainsi de tambour à la vérité et comment l’auteur s’arrange pour faire du bruit avant et afin de faire du bien.
J’arrive à la seconde observation, qui touche au fond même des idées de Rousseau.
Rousseau aurait voulu que l’homme n’arrivât pas à la science ; mais, puisqu’il y est arrivé, ce qui est un malheur, il ne veut pas qu’il retourne maintenant à l’ignorance, ce qui serait un autre malheur, et un malheur hideux. Sur ce point, Rousseau est bien convaincu que la pire barbarie est celle qui suit la civilisation. Il a peut-être quelque tendresse pour la barbarie qui précède la civilisation : c’est l’âge d’or des poètes ; mais il sait ce que vaut la barbarie qui naît du raffinement même de la civilisation et de ses excès. La barbarie d’avant la civilisation et celle d’après sont également ignorantes ; mais l’ignorance de l’une est l’innocence, celle de l’autre est la brutalité. Il y a deux créations poétiques qui me semblent personnifier admirablement ces deux états si différens de l’humanité : l’une est Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, qui exprime l’innocence ; l’autre est le Caliban de Shakspeare, qui exprime la brutalité. Paul et Virginie sont étrangers au monde, et ils ont la grace et la pureté que nous attribuons aux personnages de l’âge d’or. Caliban au contraire, qui est également étranger au monde et à la civilisation, n’y touche que pour se pervertir. Voyez avec quelle effrayante rapidité il prend les vices des matelots. Ne vous y trompez pas : voilà ce que la civilisation fait de la barbarie, quand elle y touche. La civilisation ne devient pas meilleure et plus honnête à l’aide du commerce de la barbarie ; c’est la barbarie qui devient elle-même plus méchante et plus brutale par le commerce de la civilisation. Et qu’on ne croie pas non plus que la civilisation, pour trouver Caliban, ait besoin de l’aller chercher dans les îles désertes : Caliban est partout à côté de nous. Toutes les sociétés civilisées ont leurs sauvages, et le malheur, c’est que ceux qui sont civilisés et ceux qui sont sauvages se touchent et se rapprochent les uns des autres par leurs vices plutôt que par leurs vertus. Un de mes amis qui a vu l’Orient et qui y a vécu me disait fort gaiement, en me parlant des réformes que l’Orient tâchait de faire dans ses lois et dans ses mœurs, en prenant modèle sur la civilisation européenne : « Oui, ce sont toujours des anthropophages ; seulement ils mangent avec des fourchettes. » Ce mot, ingénieux dans son exagération, explique fort bien ce que les sauvages, je dis ceux de notre société occidentale, prennent de la civilisation. Ils en prennent le dehors et la forme ; ils en prennent aussi les vices qu’ils ajoutent aux leurs, et quand les péchés d’en haut arrivent à la portée des passions d’en bas, on dit que la civilisation se répand et s’accroît.
Nous connaissons maintenant la doctrine de Jean-Jacques Rousseau : ne point arriver à la science, mais ne pas non plus retourner à l’ignorance, doctrine qui se prête plus aux regrets qu’aux remèdes, et qui revient à cette grave question qui est un des mystères de la vie humaine : — Aurait-il mieux valu pour l’homme qu’il n’y eût ni sciences ; ni arts dans le monde ? ou, pour parler comme la Bible, pourquoi l’homme a-t-il goûté des fruits de l’arbre de la science ? Ici, ne craignons pas d’indiquer une ressemblance tout extérieure entre la doctrine chrétienne et la doctrine de Jean-Jacques Rousseau, afin d’en, mieux faire ressortir la différence fondamentale.
La doctrine de Jean-Jacques Rousseau n’a, je le répète, que des regrets et point de remèdes. Il regrette la simplicité et l’ignorance primitives ; mais quoi ? cette simplicité et cette ignorance primitives n’existant plus depuis le jour où l’homme, par sa faute, a quitté l’Éden, que faire maintenant ? Rien, dit Rousseau, sinon maudire éloquemment la condition humaine. Et si vous pressez le philosophe de vous donner cependant quelque règle de conduite, il ajoutera en grondant qu’il faut tâcher d’être le moins méchant que l’on peut dans le plus mauvais des mondes possibles. Voilà toute la doctrine morale de Rousseau ; avec son principe, il ne peut pas en avoir de plus consolante.
La Bible regrette aussi le jour où l’homme s’est dépouillé de son innocence et de sa félicité primitives, le jour où le mal et la mort sont entrés dans le monde ; mais elle ne s’arrête pas à ce point fatal, et elle ne laisse pas l’homme sur cet écueil désespéré. La promesse de la rédemption accompagne l’arrêt de la condamnation. L’homme a maintenant la science du bien et du mal, c’est sa faute et son malheur ; mais il aura aussi une loi qui lui enseignera à faire le bien et à fuir le mal ; il aura surtout un rédempteur qui l’y aidera. C’est ainsi que dans la religion l’homme est à la fois puni et consolé, déchu par la liberté humaine et relevé par la grace divine.
Telle est la ressemblance extérieure et la différence fondamentale de la doctrine de Rousseau et de la loi chrétienne. Selon Rousseau, l’invention de la science est la cause de la déchéance de l’homme ; mais il laisse l’homme dans cette déchéance et la déplore sans la réparer. La loi chrétienne montre à la fois le mal et le remède. Elle prend l’homme au péché originel, et elle le conduit à la rédemption.
Croyant que l’homme est mauvais depuis l’invention de la science ; et mauvais d’une façon irréparable, Rousseau est forcé de croire que tous les progrès de l’homme dans les sciences et dans les lettres profitent au mal plutôt qu’au bien. « Si les hommes sont méchans par leur nature, dit-il dans sa réponse à M. Bordes, il peut arriver, si l’on veut, que les sciences produiront quelque bien entre leurs mains, mais il est très certain qu’elles y feront beaucoup plus de mal. Il ne faut point donner d’armes à des furieux. » Gardons-nous donc de développer l’esprit de l’homme, puisque ce serait développer la méchanceté humaine ; point d’écoles, point d’imprimerie, point de livres, « car premièrement les savans ne feront jamais autant de bons livres qu’ils donnent de mauvais exemples, secondement il y aura toujours plus de mauvais livres que de bons. »
Chose curieuse à remarquer en passant : quand sont arrivés les temps prédits par Jean-Jacques Rousseau, quand la liberté de la presse est devenue un sujet de débat entre les rois et leurs sujets, il y a eu un jour en France, en 1827, où la question a été posée et discutée devant les chambres dans les mêmes termes que du temps de Rousseau, où quelques-uns ont soutenu, comme Rousseau, qu’il fallait supprimer la liberté de faire de bons livres pour détruire plus sûrement la liberté d’en faire de mauvais. Que répondait alors M. Royer-Collard à ces disciples méconnus de Rousseau ? « Dans la pensée intime de nos adversaires, il y a eu de l’imprévoyance, au grand jour de la création, à laisser l’homme s’échapper libre et intelligent au milieu de l’univers : de là sont sortis le mal et l’erreur. Une plus haute sagesse vient réparer la faute de la Providence, restreindre sa libéralité imprudente, et rendre à l’humanité sagement mutilée le service de l’élever à l’heureuse innocence des brutes. »
L’innocence des brutes ! voilà, en effet, l’avenir que Rousseau semble souhaiter à l’homme. « Il ne faut point, dit-il, nous faire tant de peur de la vie purement animale, ni la considérer comme le pire état où nous puissions tomber, car il vaudrait encore mieux ressembler à une brebis qu’à un mauvais ange. »
S’il ne doit point y avoir de livres dans la république de Rousseau, parce que les livres font ordinairement plus de mal que de bien, il ne faut pas non plus que les sujets de Rousseau aillent chercher ailleurs les livres et l’instruction qu’ils ne trouvent pas dans leur pays. Aussi Rousseau défend à ses sujets de voyager. « Si j’étais chef de quelqu’un des peuples de la Nigritie, je déclare que je ferais élever sur la frontière du pays une potence où je ferais pendre sans rémission le premier Européen qui oserait y pénétrer et le premier citoyen qui tenterait d’en sortir. On me demandera peut-être quel mal peut faire à l’état un citoyen qui en sort pour n’y plus rentrer ? Il fait du mal aux autres par le mauvais exemple qu’il donne ; il en fait à lui-même par les vices qu’il va chercher. De toute manière, c’est à la loi de le prévenir, et il vaut encore mieux qu’il soit pendu que méchant. » Assurément, il vaut mieux être pendu que méchant, puisqu’il y a un autre monde. Je propose cependant un amendement à la loi de Rousseau : c’est que cette loi sera faite et appliquée par un Dieu, afin que je sois sûr de n’être pendu que si je suis vraiment méchant.
Est-ce tout ? Est-ce assez de gênes et de contraintes, assez de privations et d’entraves ? Non. Cette société qui ne lira pas, qui n’étudiera pas, qui ne voyagera pas, que fera-t-elle ? — Eh bien ! elle travaillera le grand mal ! — J’entends ; mais à quoi travaillera-t-elle ? Aux métiers qui ont besoin des sciences ou des arts ? Assurément non. Que fera-t-elle donc ? Elle travaillera de ses mains, sans se faire aider par aucun outil trop ingénieux, ou qui suppose trop de réflexion dans l’inventeur ou dans l’ouvrier. On aura soin surtout en travaillant de ne pas le faire pour devenir riche ou pour se distinguer, car s’il y a des riches dans la société de Rousseau, ou des hommes qui veuillent se faire un nom, tout est perdu. Point de loisirs qui se puissent donner à la réflexion ou à l’étude, point de supériorité qui fasse qu’un homme vaille mieux qu’un autre et s’en applaudisse. « Dans un état bien constitué, tous les citoyens sont si bien égaux, que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus savant ni même comme le plus habile. » Avez-vous jamais vu dans nos villes manufacturières un de ces grands établissemens où de la cave au grenier une machine à vapeur fait mouvoir tous les métiers ? Les ouvriers sont près de ces métiers agissans, et rattachent les fils qui se cassent. Personne ne pense, personne ne réfléchit, ni l’homme ni la machine, et tout travaille avec une activité infatigable, les mains occupées, l’esprit en repos. Voilà l’image de la société de Rousseau, avec cette différence que la machine à vapeur vient de la science, et qu’à ce titre elle ne doit pas être admise dans l’atelier de Rousseau, et que de plus la machine travaille pour enrichir quelqu’un, ce qui est contraire aussi aux règles d’un état bien constitué. Travailler sans penser, travailler pour ne point s’enrichir et pour ne point se distinguer, travailler comme la fourmi et comme l’abeille, par instinct et non par goût et par émulation, voilà le but final de l’humanité. Quand Dieu a condamné l’homme au travail, il a donné au travail ses dédommagemens, la liberté, la science, la richesse, la gloire. Rousseau condamne l’homme au travail obligé, ignorant et infructueux.
J’ai indiqué quelle était la ressemblance extérieure et la différence fondamentale entre le principe de la doctrine chrétienne et le principe de la doctrine de Jean-Jacques Rousseau. La différence de régime n’est pas moins grande que la différence de principes entre les deux doctrines, en dépit de quelques ressemblances apparentes.
Rousseau en effet veut que l’homme renonce aux sciences, aux arts, aux lettres, à tout ce qui développe l’esprit et le cœur de l’homme. Le chrétien aime aussi à renoncer au monde et à tout ce qui excite les passions humaines. Rousseau veut que sa république s’isole et s’éloigne du commerce des hommes ; il la met dans un désert ou dans une prison pour la maintenir honnête et pure. L’ascétisme chrétien a aussi ses thébaïdes ; mais c’est ici que s’arrête la ressemblance et que commence une profonde et heureuse différence. La thébaïde exclut le monde, elle n’exclut pas la science. Saint Jérôme au désert traduit la Bible et correspond avec saint Augustin. La religion sait qu’elle est assez forte pour contenir et pour régler l’esprit ; elle n’a pas besoin de l’engourdir et de l’étouffer. Rousseau désespère de la vertu dans la science ; c’est au contraire la vertu dans la science qui fait la grandeur des pères de l’église. Avec la foi, l’ame humaine n’a pas à craindre de devenir plus mauvaise en devenant plus savante, et, si fougueux que soit le cheval, le frein suffit à le conduire. Il n’y a que les calomniateurs de la religion chrétienne qui prétendent qu’elle est favorable à l’ignorance. Quand Jésus-Christ dit ces paroles : « Je vous rends gloire, ô mon père, seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudens, et de ce que vous les avez révélées aux simples et aux petits[15], » entendez bien, dit saint Augustin, le langage du Sauveur ; c’est aux simples et aux petits qu’il a révélé ses mystères, et non pas aux sots, non stultis, sed parvulis, aux humbles de cœur et d’esprit, et non pas aux ignorans orgueilleux qui veulent faire de leur bêtise triomphante le niveau de l’esprit humain. Jésus-Christ a condamné les sages et les prudens qui s’enorgueillissent et non ceux qui s’humilient ; il a condamné l’orgueil et non pas l’intelligence : tumorem se damnasse significavit, non animum. Oui, Dieu réprouve l’orgueil de la science et de la sagesse, mais ce n’est point pour approuver l’orgueil de la sottise et de l’ignorance. C’est aux simples que Dieu se révèle et non aux sots. Un sot est une bête qui n’est pas simple. La bête est aimable quand elle est simple et douce, même la bête humaine, et quand elle ne force pas sa nature. Le peuple croit que les idiots sont bénis de Dieu, parce qu’ils sont doux et simples. Je suis volontiers de son avis ; mais l’idiot orgueilleux ou l’idiot prémédité, l’idiot qui érige l’idiotisme en système et en théorie a beau me dire que Dieu ne se révèle pas aux savans et aux prudens, mais aux petits : je dis avec saint Augustin que Dieu se révèle encore moins à ceux qui se font une autorité de leur petitesse pour rapetisser les autres. Dieu est pour les humbles, et il est contre les niveleurs.
Le nivellement intellectuel et moral de l’esprit humain, voilà le fond de la doctrine de Jean-Jacques Rousseau : il n’y a rien là de chrétien, ni dans le principe ni dans le but. Quand l’ascétisme renonce au monde, c’est pour se donner à Dieu, et il ne se détache de la terre que pour obtenir le ciel. Quand Jean-Jacques Rousseau, au contraire, veut que son citoyen renonce au monde, à la science, à la liberté, qu’a-t-il à lui donner en retour ? Le bonheur de la vie purement animale et la félicité des brebis qui ne rencontrent pas de loup ! À ce compte, Dieu pouvait s’arrêter à la création des animaux et ne pas aller jusqu’à la création de l’homme. Et même pourquoi ne pas s’arrêter aux végétaux, dont la vie, moins remuante et moins passionnée que celle des animaux, me paraît plus heureuse ? Pourquoi même des végétaux ? pourquoi quelque chose ?
SAINT-MARC GIRARDIN.
- ↑ Deuxième lettre à M. de Malesherbes.
- ↑ « Faciendi plures libros nullus est finis ; frequensque meditatio carnis afflictio est. » Ecclésiaste, ch. XII, verset 12e.
- ↑ Ecclésiaste, ch. 1er.
- ↑ Gorgias, tr. de Plat. par Cousin, t. III, p. 207.
- ↑ Je suppose qu’au lieu de l’écriture il s’agisse de l’imprimerie et de la liberté de la presse : le sens de l’apologue de Platon sera plus clair.
- ↑ Platon, Phédon, t. VI, p. 121 et 122, tr. Cousin.
- ↑ Livre III, ode 24e.
- ↑ Confessions, liv. II, chap. 3.
- ↑ Les bibliothèques.
- ↑ Livre Ier, ch. 24.
- ↑ Page 18, t. XV, édition de 1791.
- ↑ Page 29. — Quel est ce bel esprit qui était seul resté homme d’honneur selon Rousseau ? À cette époque c’était Diderot ; mais, avec les soupçons de Rousseau, l’exception ne dura pas long-temps.
- ↑ Que disait donc aux Romains Fabricius ? Hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres, brisez ces marbres, brûlez ces tableaux !
- ↑ Réponse au roi de Pologne, t. XV, p. 181-182.
- ↑ Saint Matthieu, chap. XI, verset 25.