Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages/01

Jean-Jacques Rousseau, sa vie et ses ouvrages
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 13 (p. 164-178).
II  ►

JEAN-JACQUES ROUSSEAU
Sa Vie et ses Ouvrages[1]



Un grand combat s’est engagé dans le domaine de la morale et de la politique entre l’individu et un pouvoir nouveau et absolu qu’on appelle l’état. Je veux rechercher d’où vient cette doctrine nouvelle de l’état absolu et tout-puissant, ce mépris insolent de l’individu, cet asservissement de la liberté de chacun de nous, ce système enfin qui glorifie le tout et qui déshonore la partie. Parmi les défenseurs de cette doctrine au XVIIIe siècle, je trouve Jean-Jacques Rousseau, et c’est à lui que je m’arrête pour examiner dans ses ouvrages quelle est l’origine de la théorie nouvelle et pour en comprendre la portée. Jean-Jacques Rousseau a cela de curieux, que personne dans sa vie et dans ses ouvrages n’a élevé si haut les droits de l’individu, et que personne non plus dans ses ouvrages ne les a si hardiment contestés et opprimés. Personne n’a eu un moi si rebelle et si impérieux à la fois ; personne enfin n’a été en même temps plus factieux et plus dictateur.

Lorsqu’on étudie avec attention la vie de Jean-Jacques Rousseau, on est frappé de la dissonance et du désaccord perpétuel qu’il y a entre lui et son siècle. Une comparaison toute naturelle fera comprendre ma pensée. Voyez Voltaire : jamais génie ne fut si ardent et si téméraire ; mais, à côté de cette témérité de son génie, quelle régularité de vie ! comme il s’encadre dans son temps, comme il s’adapte à la société ! Littérateur dans un siècle littéraire, homme de salon dans un siècle de salon, rien dans Voltaire n’est en dissonance avec son siècle. Enfant, il fait ses études au collège Louis-le-Grand sous les jésuites ; jeune homme, il concourt pour l’Académie : le collège, l’Académie, toutes institutions reçues et consacrées par l’usage. Plus tard, il fait des tragédies : le théâtre, encore une institution consacrée par l’usage. Jamais il ne manque à l’ordre extérieur établi. Le fond de ses ouvrages est hardi et remuant ; la forme est régulière et telle que la veut l’étiquette. Vieillard, il vit dans son château de Ferney, patriarche de la littérature et visité par toute l’Europe. S’il vient à Paris, il est reçu au sein de l’Académie, où il expire chargé de couronnes. Toute cette vie est, d’un bout à l’autre, encadrée dans les usages et dans les formes de la société et de la littérature. Dans Rousseau, au contraire, rien ne s’adapte à la société de son temps, ni ses pensées ni sa vie. C’est un homme de génie, et le sort en fait un laquais qui sert à table : triste humiliation qui aigrit son orgueil et enflamme ses haines, car viendra le jour où le laquais qui était debout demandera compte au maître du droit qu’il avait d’être assis. Jusqu’à près de trente-six ans, il rampe dans l’obscurité et la gêne, menant la vie des petites gens et ayant pour femme une servante d’auberge. Comment voulez-vous que le beau monde reçoive le mari d’une fille d’hôtel garni ? Où sont ses titres et ses droits ? Qui me dit que cet esclave sera Spartacus ? Chargé de fers et vêtu de haillons, ce n’est encore, à mes yeux, qu’un gladiateur comme il y en a tant. Vous frémissez de vos chaînes, Spartacus, et vous amassez dans votre ame des trésors de colère ; mais qu’importe à Rome cette colère d’un esclave ? Pour le respecter, pour l’admirer peut-être, elle attendra qu’il ait rompu ses fers et témoigné de son génie en la faisant trembler jusque dans ses fondemens. Pour admirer Rousseau, le XVIIIe siècle aussi attendait que Rousseau l’attaquât corps à corps. Ce moment vint. C’est sur une question d’académie et à une académie qu’il jette son premier défi, et que cet homme de lettres, dans un siècle tout littéraire, révèle la maladie intérieure des lettres et comment elles affaiblissent et énervent peu à peu la société. Maintenant que la lutte est commencée, l’athlète ne se repose plus : il a attaqué les lettres, il attaque l’inégalité des conditions sociales ; il attaque l’homme même du XVIIIe siècle en attaquant la manière dont il est élevé. C’est en vain que la société veut l’attirer à elle et en faire un des siens ; c’est en vain qu’on lui bâtit un ermitage à Montmorency et qu’on lui ménage une retraite à Ermenonville ; c’est en vain que Hume lui procure une pension du roi d’Angleterre. Son caractère, sa vie, son entourage, résistent à cette adoption de la société. On dit qu’il est capricieux, défiant, ingrat : eh, mon Dieu ! je ne conteste point ses torts et ses fautes ; mais cette inquiétude et cette défiance perpétuelle dont il est la première victime sont l’effet de cette ame qui n’a pas pu prendre de bonne heure le pli de la civilisation du temps, et de cette vie qui ne rentre dans aucune des formes du XVIIIe siècle.

Qu’il écrive sa vie ou qu’il exprime ses pensées, Rousseau met à chaque instant un point d’interrogation à côté de toutes les institutions, de tous les usages de la société. Son existence est un démenti perpétuel donné à l’ordre établi et un présage de révolution. Cependant, en dépit de cette dissonance perpétuelle avec la règle et les usages établis, Rousseau rend un hommage d’autant plus éclatant qu’on l’attend moins de lui à ce besoin de règle et de discipline qui est inné dans le cœur de l’homme, besoin tellement impérieux, que, lorsque l’homme ne prend pas sa règle toute faite des mains de la société et de la religion, il veut en créer une. C’est ce qu’a fait Jean-Jacques. Cette vie inquiète et aventureuse semble le fatiguer ; son bon sens, qui domine tous les écarts de son imagination et tous les écarts de sa vie, lui dit qu’il faut une règle à l’homme et qu’il ne peut pas s’en passer. De là tous ses ouvrages d’éducation et de politique. Cet homme, qui rejette toutes les lois de la société, veut lui en donner de nouvelles, et cela par un sentiment tout naturel. Nous croyons en effet que ce qui nous manque manque à tout le monde, et à peine pensons-nous avoir trouvé la vérité ; que nous voulons la communiquer ou l’imposer aux autres. Tel est Rousseau. Dans l’Émile, il refait l’homme, et, dans le Contrat social, il refait l’état. L’éducation qu’il veut donner à son élève, la législation qu’il veut imposer à son état sont également impérieuses. Le précepteur d’Émile n’est pas seulement le guide de son enfance, il est son directeur dans la jeunesse et même dans l’âge viril. Un précepteur de ce genre est un maître absolu dont l’autorité ressemble à celle d’un directeur ecclésiastique. Comme législateur, Rousseau ne permet pas plus de liberté à ses sujets qu’il n’en permet comme précepteur à ses élèves. Il règle tout dans son état, les habits, les mœurs ; il prescrit jusqu’à la religion, et ne laisse pas à la conscience de l’homme le choix de l’hommage qu’il veut rendre à Dieu. Ce n’est pas au nom d’une révélation surnaturelle que le législateur dans Rousseau enseigne à l’homme ce qu’il doit croire : c’est au nom de l’intérêt public. La diversité des cultes romprait l’unité de l’état : il ne faut donc pas que, dans un état bien réglé, les citoyens aient des religions différentes. Jamais personne n’a poussé si loin que Rousseau le fanatisme de la règle, puisqu’il la met partout à la place de la liberté, et jamais personne non plus n’a dans sa vie et dans ses écrits donné une si libre carrière à ses idées et à ses sentimens particuliers, si bien qu’il est à la fois, comme nous l’avons dit, le plus libre des individus et le plus impérieux des despotes.

Étudier la vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau, c’est donc étudier trois problèmes curieux et dignes d’attention, de notre temps surtout. 1o Comment vit l’homme qui n’a que ses instincts pour guides ? 2o L’homme peut-il se créer une règle de vie à l’aide de ses instincts et de ses idées seulement ? 3o L’homme enfin peut-il, au nom de la règle qu’il a créée, investir l’état d’un droit absolu et anéantir la liberté des individus ? — La vie de Rousseau nous servira à résoudre le premier problème ; ses ouvrages nous serviront à résoudre le second et le troisième.


I

Quiconque a vécu a eu ses émotions et ses aventures ; quiconque a vécu a eu ses doutes et ses scrupules ; de là l’intérêt qui s’attache aux récits tirés de la vie humaine. L’homme le plus obscur et le plus médiocre du monde a de quoi nous intéresser, s’il veut exprimer fidèlement les émotions de cœur qu’il a eues et les anxiétés de conscience qu’il a ressenties.

Dans cette sorte de récits, le premier chapitre, c’est-à-dire celui qui raconte la jeunesse, est toujours le plus beau ; mais, pour le bien faire, il faut le faire quand on est vieux. C’est à cinquante-quatre ans que Jean-Jacques Rousseau se mit à écrire ses Confessions. La jeunesse racontée à cet âge s’embellit des regrets qu’elle excite. Elle plaît d’autant plus que, dans le lointain où elle est vue, elle perd l’agitation et garde le mouvement. Les jeunes gens qui racontent leur jeunesse risquent souvent de faire un chapitre d’histoire naturelle, car les sensations alors étouffent les sentiments ; l’âge rend aux sentiments le rang qui leur appartient, et le cœur qui se souvient d’avoir senti inspire mieux que le cœur qui sent et qui jouit confusément. Il faut avoir ses aventures quand on est jeune, et les raconter quand on est vieux.

Quiconque se met à raconter sa jeunesse, c’est-à-dire un temps de plaisir et d’erreur, est tenté d’y mêler un peu de fiction et de dire les choses comme il aurait voulu qu’elles se passassent, au lieu de les dire comme elles se sont passées. Rousseau avoue lui-même que, souvent en écrivant ses Confessions, la mémoire lui manquait ou ne lui fournissait que des souvenirs imparfaits. — Alors il en remplissait, dit-il, les lacunes par des détails qu’il imaginait en supplément de ces souvenirs, mais qui ne leur étaient jamais contraires. « Je disais les choses que j’avais oubliées, comme il me semblait qu’elles avaient dû être, comme elles avaient été peut-être en effet, jamais au contraire de ce que je me rappelais qu’elles avaient été. Je prêtais quelquefois à la vérité des charmes étrangers, mais jamais je n’ai mis le mensonge à la place pour pallier des vices ou pour m’arroger des vertus. »

Le charme des récits que Jean-Jacques Rousseau fait de sa jeunesse ne tient pas aux événemens de sa vie ; il tient aux émotions de son ame. Les émotions valent mieux que les événemens, et je suis toujours étonné que les romanciers fassent de si grands frais d’invention pour intéresser le lecteur : ils pourraient plaire à meilleur marché. Quelques sentimens vrais et vivement exprimés suffisent. C’est là le grand art de Rousseau. Il ne parle de ses aventures que pour nous entretenir de ses émotions. S’il quitte dès le commencement sa patrie ; et sa religion, cette fuite pour lui n’est qu’une promenade, et l’aventure lui cache la faute. Il pouvait en un jour aller de Genève à Annecy, il en mit trois. « Je ne voyais pas un château à droite ou à gauche sans aller chercher l’aventure que j’étais sûr qui m’y attendait. Je n’osais entrer dans le château ni heurter, car j’étais fort timide ; mais je chantais sous la fenêtre qui avait le plus d’apparence, fort surpris, après m’être époumoné, de ne voir paraître ni dame ni demoiselle qu’attirât la beauté de ma voix ou le sel de mes chansons, vu que j’en savais d’admirables que mes camarades m’avaient apprises ; et que je chantais admirablement. »

Il y a l’ironie de l’expérience dans cette manière de peindre les illusions : c’est le vieillard qui écrit ; mais il y a la grace et l’enthousiasme des souvenirs de la jeunesse, quand Rousseau décrit les émotions que lui donnait le plaisir de se sentir libre, et de voyager à pied, ce qui, selon lui, est la plus agréable manière de, voyager, parce que c’est la plus libre. « Je marchais légèrement, dit-il ; les jeunes désirs, l’espoir enchanteur, les brillans projets, remplissaient mon ame. Tous les objets que je voyais me semblaient les garans de ma prochaine félicité. Dans les maisons, j’imaginais des festins rustiques ; dans les prés, de folâtres jeux ; le long des eaux, les bains, des promenades, la pêche ; sur les arbres, des fruits délicieux ; sous leur ombre, de voluptueux tête-à-tête ; sur les montagnes, des cuves de lait et de crème, une oisiveté charmante, la paix, la simplicité, le plaisir d’aller sans savoir où. Enfin, rien ne frappait mes yeux sans porter à mon cœur quelque attrait de jouissance. La grandeur, la vérité, la beauté réelle du spectacle rendait cet attrait digne de la raison ; la vanité même y mêlait sa pointe. Si jeune, aller en Italie, avoir déjà vu tant de pays, suivre Annibal à travers les monts, me paraissait une gloire au-dessus de mon âge. Joignez à tout cela des stations fréquentes et bonnes, un grand appétit et de quoi le contenter[2]. »

Voilà le poète ; Rousseau l’est quand il écrit en prose et quand il écrit étant déjà vieux. Lorsqu’il était, jeune au contraire et qu’il faisait des vers, Rousseau n’était guère poète. Ses premiers opéras et ses comédies en vers sont fort mauvais. À peine dans l’Allée de Sylvie y a-t-il quelques vers harmonieux et qui respirent le goût de la rêverie[3]. Nouveau et curieux témoignage que, pour être poète, il ne suffit pas d’avoir de l’imagination ; il faut savoir exprimer les sentimens que l’on ressent. Les blocs de marbre cachent tous une statue, seulement il n’y a que les grands sculpteurs qui sachent tirer la statue du bloc où elle est enfermée ; il n’y a que le style non plus qui sache tirer de l’ame la poésie qui s’y cache, et ce style est l’œuvre du travail. Il a fallu à Jean-Jacques Rousseau de longs efforts pour arriver à exprimer ce qu’il sentait.

La vie de chaque homme contient ainsi un petit poème qu’il ne sait pas toujours raconter, elle contient aussi une question de morale qu’il ne sait pas toujours résoudre. Quelle est la question de morale que contient la vie de Jean-Jacques Rousseau ? Jean-Jacques Rousseau est le chef d’une école qui prend la sensibilité pour la règle souveraine de la vie. Quiconque se laisse conduire par la sensibilité ne peut pas s’égarer, ou du moins ne peut avoir que d’honnêtes égaremens. Cette école croit que le cœur de l’homme est bon : grave erreur ; il n’est pas bon ; il est tendre, et tendre pour le bien comme pour le mal. Mlle  de Scudéry, dans une des conversations sentimentales qui remplissent la Clélie, définit la sensibilité - la tendresse de l’ame. La définition n’est pas exacte. La sensibilité tient beaucoup des sens. La jeunesse et l’ardeur du sang y sont pour beaucoup ; aussi les gens sensibles, à trente ans, sont en général durs et égoïstes à soixante. Outre sa faiblesse morale, la sensibilité a un autre inconvénient ; elle est pleine d’illusions, et j’allais presque dire de mensonges ; elle trompe l’homme sur lui-même, elle lui fait croire qu’il a la force des bons sentimens dont il a l’émotion. Ainsi trompé sur lui-même, l’homme trompe aisément les autres, et de dupe il devient charlatan. Combien de sentimens viennent de cette chaleur du sang, et passent avec elle ! Et c’est là, pour le dire en passant, ce qui donne aux jeunes gens tant de charme et ce qui leur donne aussi l’heureuse confiance qu’ils ont en eux-mêmes. Ils font honneur à leur ame des émotions qu’ils tiennent de leur âge. Rousseau avait ce genre de sensibilité à la fois ardente et faible que nous essayons de définir ; elle l’a servi dans ses ouvrages et l’a égaré dans la vie. Dès son enfance, Jean-Jacques Rousseau avait lu beaucoup de romans, et ce genre de lecture avait encore développé cette sensibilité qui commence par être un charme, et qui finit par être une maladie. « Je n’avais aucune idée des choses, dit-il dans ses Confessions, que tous les sentimens m’étaient déjà connus ; je n’avais rien conçu, j’avais tout senti. Les émotions confuses que j’éprouvai coup sur coup n’altéraient point la raison que je n’avais pas encore ; mais elles m’en formèrent une d’une autre trempe, et me donnèrent de la vie humaine des notions bizarres et romanesques dont l’expérience et la réflexion n’ont jamais bien pu me guérir[4]. »

Pour un homme sensible, ce qu’il y a de pis au monde, c’est d’avoir à se conduire lui-même, c’est de n’avoir pas un état qui règle ses actions et trace d’avance sa carrière, c’est de n’avoir pas une famille qui lui serve d’appui et de barrière contre ses fantaisies, ou, à défaut de famille, un guide éclairé et ferme. Les hommes sensibles ressemblent aux femmes par beaucoup de traits, mais par celui-ci surtout : ils ne font pas eux-mêmes leur destinée ; il faut qu’ils la reçoivent toute faite des mains de leur famille ou des mains d’un bon directeur, sinon ils la reçoivent du hasard ou des passions. Rousseau, malheureusement, quitta dès sa première jeunesse sa patrie, sa famille, son état, tout ce qui pouvait le guider et le soutenir. Au lieu de ces appuis salutaires, il eut pour guide et pour directeur Mme  de Warens. Ainsi dans son enfance les romans, et dans sa jeunesse la femme philosophe, c’est-à-dire la femme qui n’a plus les vertus de son sexe et qui ne peut pas avoir les qualités du nôtre, partout la fausse moralité au lieu de la vraie, voilà ce que Jean-Jacques Rousseau rencontra à son entrée dans la vie. Il regrette éloquemment de n’avoir pas conservé l’état que voulait lui donner son père et de n’avoir pas été graveur ; mais il ne regrette nulle part d’avoir aimé Mme  de Warens. L’histoire même de sa vie témoigne, à défaut de ses regrets, contre Mme  de Warens, car c’est dès ce moment que commença pour Jean-Jacques cette vie d’exception qu’il a toujours menée, et que l’éclat de sa gloire n’a fait que rendre plus singulière, sans la rendre jamais plus douce et plus honorable.

La femme est encore plus faite que l’homme pour vivre sous le joug de la règle. Il faut seulement que le poids de la règle lui soit allégé par l’affection. Elle ne peut pas vivre seule ; elle est faite pour la famille ; elle en est le centre, sinon le principe ; elle en est le cœur, sinon la tête. Quand elle est hors de ce milieu grave et doux, elle se consume par le chagrin et par l’aigreur, ou elle s’altère par la corruption. La femme philosophe a la prétention de vivre en dehors de la famille et de pouvoir s’en passer. Elle se fait un système de morale dont elle exclut comme des faiblesses les qualités les plus naturelles à son sexe et les plus nécessaires à l’honneur et à l’union de la famille. C’est ainsi que Mme  de Warens avait retranché la pudeur du système de morale qu’elle s’était fait, sans comprendre que cette vertu est dans la femme la garantie de toutes les autres, comme l’honneur dans l’homme. Voilà quelle fut la directrice de Jean-Jacques Rousseau, et en même temps sa maîtresse, deux titres qui se repoussent l’un l’autre, car l’un suppose une force, et l’autre révèle une faiblesse. Rousseau a beau faire, dans ses Confessions, pour parer et pour embellir ses amours des Charmettes : l’amour aux Charmettes est embarrassé et confus ; il n’y a ni la grace d’un sentiment pur ni l’aisance d’un sentiment fier. Moitié amant et moitié élève, j’allais presque dire moitié domestique, Rousseau n’a pas la dignité qui sied à l’homme qui s’est fait aimer, et il n’a pas non plus la grace de l’homme qui n’obéit que parce qu’il aime, et à qui la tendresse ôte seule la liberté. Il obéit à Mme  de Warens comme à la maîtresse de la maison, et non pas seulement comme à la maîtresse de son cœur. Il sied aux amans d’être des esclaves, il ne leur sied pas d’être des valets. Rousseau aux Charmettes n’a pas même le droit d’être jaloux, tant c’est peu le véritable amour qui règne chez Mme  de Warens ; et, chose étrange, ce triste noviciat a si mal instruit et préparé Rousseau à comprendre la fierté de l’amour et ses scrupules d’honneur et de jalousie, que, dans son récit même, écrit quarante ans plus tard, et après d’autres amours, il ne réclame pas contre le joug qu’il a subi. Le vieillard ne proteste pas contre l’abaissement du jeune homme, il l’accepte ; bien plus, il le loue, il vante le honteux partage qui était la loi des Charmettes[5]. Je l’ai vue près de Chambéry, cette maison des Charmettes qui est devenue un des pèlerinages des admirateurs de Rousseau. Oui, le vallon où elle se cache est gracieux et beau, la solitude y est charmante, la verdure fraîche et vive, grace à l’air des montagnes, l’ombrage doux aux regards, parce qu’il est épais sans être sombre, ce qui est le charme de l’ombrage des châtaigniers, et la pelouse aussi y est douce au marcher ; mais le souvenir gâte le lieu, et Rousseau a eu beau y passer quelques journées heureuses, ce bonheur sans dignité me répugnait : l’amour m’y semblait confus et honteux de la mémoire qu’en gardait cette enceinte.

Quoique Rousseau ait fait de sa honte des Charmettes une vertu et un bonheur, cependant il a été moins dupe ou moins patient qu’il ne le veut dire. Après la mort d’Anet, Rousseau se croyait maître du cœur de Mme  de Warens ; mais, comme il faisait de petits voyages à Genève, à Lyon, à Montpellier, il arriva que, pendant un de ces voyages, sa place fut prise, et au retour il se trouva presque étranger dans cette maison où il se croyait aimé et attendu. Il s’irrite alors, il s’afflige, et ce partage, qu’il trouvait beau quand il y gagnait, lui répugne quand il y perd : tant il est dans le cœur de l’homme de posséder exclusivement. Du partage, il n’aime que les commencemens, parce que c’est l’usurpation ; il en déteste la durée, parce que c’est l’égalité[6]. À partir de ce jour, les Charmettes lui deviennent insupportables, et il quitte Mme  de Warens « sans laisser ni presque sentir le moindre regret d’une séparation dont auparavant la seule idée nous eût donné les angoisses de la mort. » Voilà les héros et les héroïnes de la sensibilité ! ils croient qu’ils sont nés pour vivre et pour mourir ensemble. Vienne le moindre accident, une contrariété, une absence : aussitôt l’oubli et l’indifférence arrivent, inévitable dénoûment des affections que l’ame prend mal à propos à son compte et qui ne viennent que de l’ardeur de la jeunesse et de l’occasion. Ce moment de la répugnance et de la séparation est un moment que les romans cachent avec soin ; ils font mourir leurs héros plutôt que de les séparer, et ils ont raison : la séparation que fait la mort est moins triste que celle que fait l’indifférence.

Il semble qu’il y ait eu entre l’imagination de Rousseau et sa destinée une sorte de gageure, l’une toujours prompte à le séduire et à l’enchanter, l’autre toujours obstinée à le désappointer et à le railler. Quand il vint la première fois à Paris en 1732, « il se figurait une ville aussi belle que grande, de l’aspect le plus imposant, où l’on ne voyait que, de superbes rues, des palais de marbre et d’or. » Il entra à Paris par le faubourg Saint-Marceau. En 1741, quand il y vint après avoir quitté les Charmettes, même entrée, et il alla loger rue des Cordiers, à l’hôtel Saint-Quentin, près de la Sorbonne. C’est là enfin que, par une dernière et irréparable raillerie de la fortune, toujours habile à prendre le contre-pied de l’imagination de Rousseau et à se servir contre lui de sa sensibilité à la fois faible et grossière, c’est là que Rousseau se lia avec Thérèse, une servante d’hôtel garni qui n’avait ni sa première vertu, ni beauté, ni esprit. Qu’est-ce donc qui séduisit Rousseau ? Il était timide et pauvre, et dans le monde il était gauche et embarrassé ; Thérèse était bonne et douce, et surtout elle était là et à sa portée : voilà ce qui fit la liaison et ce qui l’entretint. La sensibilité d’ailleurs n’est pas délicate ; elle est à la fois romanesque et brutale. Elle est brutale, parce que les sens y sont pour beaucoup ; elle est romanesque, parce que l’ardeur des sens produit une sorte d’ivresse et d’illusion qui embellit tout. Rousseau d’ailleurs, dans son noviciat des Charmettes, n’avait guère pu apprendre à goûter les délicatesses de l’amour ; il fut donc avec Thérèse ce qu’il avait été avec Mme  de Warens : la facilité de l’occasion en fit le charme, et comme auprès de Mme  de Warens il rêva le reste.

S’il a peint Thérèse sous des traits moins gracieux et moins attrayans que Mme  de Warens, il ne faut pas s’en étonner. Mme  de Warens fut l’émotion de sa jeunesse ; Thérèse fut la compagne de sa vie. Mme  de Warens lui apparaissait dans le lointain de ses souvenirs et de ses regrets, et le lointain adoucit tout. Thérèse représentait la vérité revêche et dure de l’expérience.

Entre Mme  de Warens et Thérèse, l’avantage, quoi que fasse Rousseau dans ses peintures, est pour Thérèse. Elle est plus femme, car elle est mère, et elle veut garder et élever ses enfans. Je ne sais rien dans les Confessions qui soit plus curieux et plus instructif que la lutte que Rousseau a à soutenir contre Thérèse, qui refuse de mettre ses enfans à l’hôpital. Cette pauvre servante d’auberge, qui n’a ni esprit ni instruction, l’inspiration maternelle l’élève et l’affermit contre les sophismes odieux de son amant. Elle n’est ni femme philosophe, ni femme sensible ; elle est mère, et cela lui suffit pour sentir et pour vouloir son devoir. « Je m’y déterminai gaillardement sans le moindre scrupule, dit Rousseau racontant comment il mit ses enfans à l’hôpital, et le seul que j’eus à vaincre fut celui de Thérèse, à qui j’eus toutes les peines du monde de faire adopter cet unique moyen de sauver son honneur. » Voilà encore un des traits les plus caractéristiques de la sensibilité : elle est incapable de reconnaître le devoir, quand le devoir se montre sous la forme d’un embarras ou d’un sacrifice, quand il n’est pas accompagné d’une émotion et d’un plaisir.

J’ai montré comment avait fini le roman des Charnmettes, et à quelle liaison, à quels sentimens avait abouti à Paris le héros de ce roman : la fin de Mme  de Warens est encore plus triste, et je ne m’en étonne pas. — La femme, quand elle finit mal, finit toujours plus mal que l’homme, et ses malheurs ont l’inconvénient d’être presque inévitablement honteux. Écoutez comment Rousseau lui-même raconte les derniers temps de Mme  de Warens : « À Lyon, je quittai Gauffecourt pour prendre ma route par la Savoie, ne pouvant me résoudre à passer derechef si près de maman sans la voir. Je la vis… Dans quel état, mon Dieu ! quel avilissement ! Était-ce la même Mme  de Warens, jadis si brillante, à qui le curé de Pontaverse m’avait adressé ? Que mon cœur fut navré !… » — « Je lui fis encore quelque légère part de ma bourse, bien moins que je n’aurais dû, bien moins que je n’aurais fait, si je n’eusse été parfaitement sûr qu’elle n’en profiterait pas d’un sou. » — « Ah ! c’était alors le moment d’acquitter ma dette. Il fallait tout quitter pour la suivre, m’attacher à elle jusqu’à sa dernière heure, et partager son sort, quel qu’il fût. Je n’en fis rien. Distrait par un autre attachement, je sentis relâcher le mien pour elle, faute d’espoir de pouvoir le lui rendre utile. Je gémis sur elle, et ne la suivis pas. »

Fiez-vous donc à la morale du cœur, à celle qui cherche les devoirs dans les émotions, et qui ne croit l’homme obligé que lorsqu’il est attendri ! L’idée du devoir a cela de bon, qu’elle résiste à la lassitude, à la distraction, à l’oubli, et que nous nous sentons coupables quand nous nous sentons négligens ou indifférens. Quand l’obligation, au contraire, vient seulement des sentimens, elle s’efface avec le sentiment même qui l’a créée.


II

J’ai fait dans Rousseau l’histoire de l’homme sensible ; elle est triste. Je dois faire maintenant l’histoire de l’écrivain et de ses commencemens.

Les jeunes gens aiment à croire que le génie n’a qu’à se montrer pour être aussitôt accueilli par la gloire et par la fortune. L’histoire enseigne que le génie, au contraire, a beaucoup à lutter, beaucoup à souffrir avant de se faire sa place dans le monde. Les siècles ne croient pas légèrement au génie. Pour réussir, le génie a besoin de persévérance, et c’est par cette qualité-là surtout qu’il se fait reconnaître. Les génies et les talens qui n’ont que l’étoffe d’un ou deux ans d’éclat tout au plus, ceux-là sont nombreux, et le monde les paie par la vogue, qui est la gloire du quart d’heure. Les génies au contraire qui sont patiens et féconds, ceux-là sont les vrais, et c’est ceux-là seulement qui ont une gloire qui s’affermit par le temps.

L’histoire des commencemens de Jean-Jacques Rousseau justifie ces réflexions. Ces commencemens furent pénibles et obscurs. Il avait quitté les Charmettes avec quinze louis dans sa poche et un nouveau système pour noter la musique. Ce fut comme musicien qu’il se présenta d’abord à Paris. Son système de notation musicale ne fut pas accueilli par l’Académie des Sciences, quoiqu’il eût été fort complimenté par les académiciens quand il était venu leur lire son mémoire. Ses protecteurs étaient indifférens et distraits, et ses quinze louis se dépensaient rapidement. Il en attendait la fin, se livrant tranquillement à la paresse et aux soins de la Providence, quand un matin qu’il allait voir le père Castel, un de ses protecteurs : « Puisque les musiciens et les savans, lui dit-il, ne chantent pas à votre unisson, changez de corde, et voyez les femmes ; vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là… On ne fait rien à Paris que par les femmes. Ce sont comme des courbes dont les sages sont les asymptotes. Ils s’en approchent sans cesse, mais n’y touchent jamais. »

Ce père Castel, qui donnait à Jean-Jacques Rousseau un conseil d’homme du monde en langage scientifique, était un jésuite de beaucoup d’esprit, à la fois géomètre et philosophe, mais un esprit singulier, ayant des idées grandes ou ingénieuses, parfois chimériques, jamais paradoxales, souvent fort contraires aux idées de son temps, mais qui ne s’en inquiétait pas et qui ne s’en enorgueillissait pas non plus. Le père Castel était plein de saillies et de fantaisies, et nous pourrons, chemin passant, comparer quelques-unes de ses réflexions avec les pensées de Rousseau, soit qu’elles s’en éloignent, soit qu’elles s’en rapprochent, parce que je ne puis pas croire que la pétulance et la hardiesse d’esprit du père Castel n’aient pas eu quelque influence sur Jean-Jacques Rousseau. Sous les auspices du père Castel, Rousseau se décida à voir quelques dames du monde, et il tomba amoureux de Mme Dupin, femme d’un fermier-général, fort belle et fort honnête personne. N’osant parler, il écrivit ; sa lettre le fit éconduire. Bref, comme il était à bout de ressources, on lui offrit d’être secrétaire du comte de Montaigu, qui venait d’être nommé ambassadeur à Venise. Il accepta avec 1,000 francs d’appointemens, et le voilà quasi-secrétaire d’ambassade à Venise, où il n’y avait rien à faire, sous un ambassadeur qui ne savait rien faire. Rousseau prétend pourtant qu’il fit quelque chose d’un pareil emploi, et qu’un avis, qu’il fit passer à temps, pendant la guerre de 1743, à M. le marquis de l’Hôpital, ambassadeur de France à Naples, empêcha la révolte des Abruzzes. « Ainsi, dit-il, c’est peut-être à ce pauvre Jean-Jacques, si bafoué, que la maison de Bourbon doit la conservation du royaume de Naples. » Le service qu’il venait de rendre à la maison de Bourbon manqua de le brouiller avec le comte de Montaigu, qui devint jaloux de son secrétaire. Une première brouille réconciliée en amena une seconde, qui devint irréconciliable, et bientôt, en 1744, Rousseau quitta M. de Montaigu et revint à Paris se plaindre de son ambassadeur. Comme l’ambassadeur était un sot et connu pour tel, on écouta volontiers Rousseau, qui le disait ; mais on s’en tint là, et les griefs de Rousseau contre M. de Montaigu aidèrent à faire rappeler l’ambassadeur, sans qu’on fît du reste rien pour le secrétaire.

De retour à Paris, Rousseau revit ses protecteurs, devenus un peu plus froids par l’absence d’abord et par le mauvais succès du premier emploi. Les protecteurs n’aiment pas à protéger deux fois la même personne. Parmi ces protecteurs était le duc de Richelieu, qui, en 1745, eut besoin de quelqu’un qui fût un peu musicien et un peu poète pour retoucher le poème et la musique de la Reine de Navarre, qu’il voulait faire jouer devant le roi. Le poème de cet opéra était de Voltaire et la musique de Rameau. Il ne s’agissait que de changer les vers et les airs de quelques divertissemens qu’il fallait mettre à la mode du jour. Plus confiant comme musicien que comme poète, Rousseau se mit hardiment à retoucher la musique de Rameau sans lui en demander la permission ; mais il mit plus de façons avec Voltaire, et lui écrivit une belle lettre bien humble. Voltaire lui répondit par une lettre complimenteuse et leste, comme il savait les faire. Ces deux lettres sont curieuses. Vous avez lu dans La Bruyère la description du pauvre et du riche. Le riche, qui a le teint frais et le visage plein,… qui déploie un ample mouchoir et se mouche avec grand bruit,… qui s’enfonce dans son fauteuil quand il s’assied et croise les jambes l’une sur l’autre ;… le pauvre, qui a les yeux creux, le teint échauffé et le visage maigre, qui, si on le prie de s’asseoir, se met à peine sur le bord d’un siège,… qui tousse et se mouche sous son chapeau et crache presque sur soi[7] : c’est l’image fidèle de ces deux lettres, l’une de Rousseau encore obscur et méconnu, l’autre de Voltaire déjà illustre et partout accrédité. Si nous en croyons Rousseau, l’opéra de Rameau retouché par lui eut un grand succès ; mais M. de Richelieu, son protecteur, partit pour Dunkerque, oublia la Reine de Navarre, et Rousseau, qui ne reçut pas d’honoraires pour la peine qu’il avait prise, s’en consola, dit-il, avec son insouciance habituelle. Il fit bientôt recevoir aux Italiens sa petite pièce de Narcisse ; cela lui valut ses entrées, et voilà tout. Il lui fallait pour vivre quelque travail plus lucratif et plus régulier que ces tentatives musicales et littéraires. Il y avait parmi les personnes qui le protégeaient M. de Francueil, qui, quoique homme du monde, avait des prétentions scientifiques et visait à l’Académie des Sciences ; il voulait pour cela faire un livre, et il croyait qu’il aurait besoin de Rousseau pour son livre. Mme  Dupin méditait aussi de faire un livre, et pensait que Rousseau lui serait un secrétaire utile. Ils prirent donc Rousseau en commun comme une sorte de collaborateur. L’emploi était vague et peu laborieux peut-être ; il n’y avait que 900 fr. de traitement. Ce fut alors que Rousseau alla passer quelque temps à Chenonceaux, car les châteaux des rois commençaient dès ce moment à être possédés par les fermiers-généraux, et c’est là qu’il fit ses meilleurs vers, l’Allée de Sylvie. Ce fut aussi pendant son secrétariat auprès de Mme  Dupin et de M. de Francueil qu’il commença à connaître Mme  d’Épinay. M. de Francueil, qui était alors l’amant de Mme  d’Épinay, introduisit Rousseau dans la société de Mme  d’Épinay, et bientôt Rousseau fut de tous les amusemens du château de la Chevrette, qu’habitait Mme  d’Épinay, près de Saint-Denis. Il y joua la comédie, sorte de plaisir que le XVIIIe siècle aimait surtout à prendre à la campagne. Rousseau dit dans ses Confessions « qu’on le chargea d’un rôle, qu’il l’étudia six mois sans relâche, et qu’il fallut le souffler d’un bout à l’autre à la représentation. Après cette épreuve, ajoute-t-il, on ne me proposa plus de rôles. » Pure affectation de gaucherie que ce récit. Mme  d’Épinay, dans ses Mémoires, raconte l’histoire tout autrement, et fait de Rousseau un homme aimable, quoiqu’un peu singulier. « Nous avons, dit-elle, débuté par l’Engagement téméraire, comédie nouvelle de M. Rousseau, ami de M. de Francueil, qui nous l’a présenté. L’auteur a joué un rôle dans sa pièce. Quoique ce ne soit qu’une comédie de société, elle a eu un grand succès. Je doute cependant qu’elle pût réussir au théâtre ; mais c’est l’ouvrage d’un homme d’esprit et d’un homme singulier. Je ne sais pas trop cependant si c’est ce que j’ai vu de l’auteur ou de la pièce qui me fait juger ainsi. Il est complimenteur sans être poli, ou au moins sans en avoir l’air. Il paraît ignorer les usages du monde ; mais il est aisé de voir qu’il a infiniment d’esprit. Il a le teint brun, et des yeux pleins de feu animent sa physionomie. Lorsqu’il a parlé et qu’on le regarde, il paraît joli ; mais lorsqu’on se le rappelle, c’est toujours en laid. On dit qu’il est d’une mauvaise santé ;… c’est apparemment ce qui lui donne de temps en temps l’air farouche[8]. »

Il y avait à la Chevrette une femme qui passait pour très spirituelle et très méchante, Mlle  d’Ette, qui, dit Rousseau dans ses Confessions, vivait avec le chevalier de Valory, qui, de son côté, ne passait pas pour bon. Mlle  d’Este vit aussi jouer Rousseau : dit-elle qu’il ait mal joué ? Non. « Nous avons eu vraiment une pièce nouvelle, et Francueil a présenté le pauvre diable d’auteur, qui vous est pauvre comme Job, mais qui a de l’esprit et de la vanité comme quatre. Sa pauvreté l’a forcé de se mettre quelque temps aux gages de la belle-mère de Francueil, Mme  Dupin, en qualité de secrétaire. On dit toute son histoire aussi bizarre que sa personne, et ce n’est pas peu. J’espère que nous la saurons un jour. Nous prétendions hier, la petite Margency et moi, qu’à nous deux nous la devinerions. — Malgré sa figure, disait-elle (car il est certain qu’il est laid, quoique Émilie le voie joli), se yeux disent que l’amour joue un grand rôle dans son roman. – Non, lui dis-je, son nez dit que c’est la vanité. — Eh bien ! l’un et l’autre. — Nous en étions là, lorsque Francueil vint nous apprendre que c’était un homme d’un grand mérite : cela pourrait bien être vrai. Il est certain que sa pièce, sans être bonne, n’est pas d’un homme ordinaire ; il y a des situations fortes et rendues avec beaucoup de chaleur. Tout ce qui est de gaieté est de mauvais ton ; tout ce qui est de discussion et de causerie, même de persiflage, est excellent, quoique avec un peu d’apprêt[9]. »

Rousseau, à la Chevrette, ne se bornait pas à jouer la comédie et à y jouer ses propres comédies, toutes choses qu’il veut oublier ; il y causait avec Mme  d’Épinay, et c’est par là surtout qu’il la charmait. « Une conversation que j’ai eue avec M. Rousseau m’a enchantée. J’ai encore l’ame attendrie de la manière simple et originale en même temps dont il raconte ses malheurs[10]. »

Ces détails peignent la vie de la société oisive et lettrée du XVIIIe siècle, dans laquelle Rousseau se trouvait jeté, et l’attitude qu’il y avait. Rousseau, secrétaire à 900 francs de Mme  Dupin, devenait le commensal accueilli et fêté du château de la Chevrette. Il savait y être aimable, sans pourtant se corriger d’un reste d’air farouche ; il savait surtout y raconter ses malheurs et même sa querelle avec son ambassadeur, de manière à passer pour un cœur tendre et pour une ame héroïque, les deux grandes prétentions du XVIIIe siècle. C’est au milieu de ces travaux obscurs et de ces amusemens frivoles qu’il allait paraître tout à coup au grand jour par son Discours sur les arts et les lettres.


Saint-Marc Girardin.


  1. M. Saint-Marc Girardin a fait pendant trois ans, à la Sorbonne, depuis 1848, un cours sur la vie et les ouvrages de Jean-Jacques Rousseau. Le résumé de ce cours, que nous présentons aux lecteurs de la Revue, formera une série d’articles.
  2. Confessions, livre III.
  3. Voici quelques-uns de ces vers :

    Qu’à m’égarer dans ces bocages
    Mon cœur goûte de voluptés !
    Que je me plais sous ces ombrages !
    Que j’aime ces flots argentés !
    Douce et charmante rêverie,
    Solitude aimable et chérie,
    Puissiez-vous toujours me charmer !
    De ma triste et lente carrière
    Rien n’adoucirait la misère,
    Si je cessais de vous aimer.

  4. Confessions, livre Ier.
  5. Voyez l’étrange passage des Confessions qui commence par ces mots : « Ainsi s’établit entre nous trois… » Confessions, tome ter, p. 104, édit. Furne.
  6. Voyez le récit de Rousseau au sixième livre des Confessions.
  7. La Bruyère. Chap. VI, Des Biens de fortune.
  8. Mémoires de Mme  d’Épinay, t. Ier, p. 201 et 202.
  9. Mémoires de Mme  d’Épinay, t. Ier, p. 204, 205.
  10. Ibid., t. Ier, p. 213.