Jan Snul (Verhaeren, Petites Légendes)
Jan Snul
Signe de deuil : Jan Snul est mort.
Ses chiens hurlent ; le vent du Nord
Son front rugueux et raviné,
Qu’on donnait l’âge
Talons pesants et menton gourd,
Boudant les champs, boudant les fêtes,
Et comme il les accoutumait
Avec des mots naïfs qui vivement insistent ;
L’hiver, les jours de pluie et de vent fou,
Quand le soleil, comme un paquet de haillons roux,
Est balayé, dans un coin de l’espace,
Son pauvre et vieux logis servait de rendez-vous
Pendant les chasses,
Avec tous ceux des trous et des tanières,
Avec tous ceux des champs et des forêts,
Jan Snul apparaissait,
Comme un antique et boucané satyre.
Rien n’éclatait qu’il ne comprît,
Dans leurs abois, ni dans leurs cris.
Il devinait ce qu’il fallait leur dire
Avant que la colère ou bien la peur
Ne provoquât leur fuite ou leur fureur,
Il agissait, loin du village, en tapinois,
Et les odeurs violentes des bois,
Et les senteurs sexuelles et chaudes
Hantaient et saturaient ses blaudes.
Parfois, une tribu, la nuit,
Laissait tomber sa lumière lustrale ;
Il s’asseyait alors dans la clarté
Translucide de la plaine diamantée,
Les animaux frottaient leur front à ses genoux,
Et le vieux Snul prenait en ses deux mains leur tête,
Fixait ses yeux mouillés sur leurs beaux yeux de bêtes,
À volets clos. C’étaient des fêtes solennelles
De violence et de bonté. L’homme brûlait
Du fruste et primitif instinct. Il se roulait
Parmi des lèchements et des caresses telles
Qu’il se croyait au temps des fables immortelles,
Où tout ce qui se tord de joie ou de douleur,
On ne sait où, vers l’infini.
Ses chiens hurlent vers les grands bois
Et leur douleur augmente et se propage
Et tous partent, sous l’ouragan, dans la nuit grise,
Pattes folles, regards luisants, museau levé,
Ongles courbes, comme des becs,
Faisant un bruit de noyaux secs,
Toujours hurlant des chiens gardiens s’éplore encore,
Leur parle et les accueille.
« Il s’en alla subitement,
Sans rien dire, sait-on comment…
Voici la cendre encor tiède de l’âtre ;
Voici sa pipe et son bâton de pâtre,
Et l’écuelle commune à tous, et son manteau.
Au jour levant, deux lourds corbeaux,
Ailes grandes, ainsi que des cisailles,
Ont obscurci l’espace et appelé les gens :
On a roulé le mort dans un drap blanc
Flairer le mort et ses loques de vêtements
Et son bâton et son écuelle et la survie
Chaude encore de sa tendresse inassouvie
Pour leurs ardeurs et leurs instincts.
Leurs cris et leurs sanglots se sont éteints
On a porté le mort
Dans la luisante herbée et le décor
Il en était venu d’autres à leur appel,
Des pays d’or et de fumée, où le Rupel
Sinue et des marais de la Durme flamande.
Le vieil Escaut avait fourni des bandes
De rats et de loutres, et les renards
Étaient sortis du château de César,
Leurs hurlements frappaient, comme des coups, l’écho ;
Ils dérangeaient, dans leur sommeil, les gens des eaux
Et s’exaltaient si forts, si têtus, et si loin,
Que les pêcheurs d’aval, la hache au poing,
Bêtes et gens se déchiraient, sans voir
Le sang faire de la fange sur le sol noir
Ils apportaient des socs et des marteaux,
Ils se ruaient, par blocs brutaux,
Quatre à quatre, dans la bataille.
Leur passage compact y laissait une entaille
Énorme : ils tailladaient et les bêtes mordaient.
Un molosse, le poil debout, les dents sauvages,
Saisit l’un d’eux et resserra sa rage,
Sur la nuque, comme un étau ;
Une loutre broyait la main du passeur d’eau ;
Les daims trouaient et renversaient, à coups de corne,
Les jarrets droits et durs, comme des bornes ;
Un marinier, le torse ouvert, mourut
Et les hommes cédaient, quand apparut
Dans le tumulte fou des colères scandées,
Au flux et au reflux des chocs et des bordées,
Ce monument de rouge et formidable ardeur,
Des renards roux, brisa leurs dents, broya leurs croupes
Et projeta leurs corps brisés et mous,
Se tordirent, dans le combat, loups et colosse :
Sur ses jambes, ses bras, son dos,
Nel Frankenlap, avec sa masse
Et son couteau, frappait, comme un perdu,
Dans cet amas de haine et de hargne pendu
Autour de sa colère et de sa hargne.
Il amassait la force en lui, comme une épargne,
Et, brusquement, la dépensait, en de tels coups,
Qu’à chaque effort, il assommait un loup.
Parfois, pour s’exalter ou varier ses crimes,
Ses doigts géants se refermaient sur sa victime
Et, d’un geste d’orgueil, il la lançait en l’air.
Les morsures semblaient à peine ouvrir sa chair ;
On l’aurait cru bâti, pour déplacer les arches
D’un pont sonore, où grouillerait la Flandre en marche
Et contenir les cris, les rafales, les bonds
Avec un tel emportement,
Que les bêtes, honteusement,
Par les sentiers des prés, par le chemin des bouges,
Se dérobait déjà, sous les taillis du bois,
Qu’au petit jour levant, le patron des Trois Rois
On but, comme aux temps d’or des sauvages kermesses,
Benedictus le sacristain, là-bas, sonnait la messe
Jan Snul écoute autour de lui, le temps couler,
Et, vers l’oubli, toujours plus loin se reculer