Le Valet de cœur (Verhaeren, Petites Légendes)

Le Valet de Cœur



Au bal de la Reine de Pique

Un valet rouge est aperçu.
« Toi, l’As, pourquoi l’avoir reçu

Par ta poterne trilobique ? »


Puisque Kato lui fut volée,

Il vient, le beau valet flamand,
D’un cabaret du port de Gand

Le cœur jaloux, l’âme brûlée,


Espionner, de point en point,

Ce bal d’ombres et de poupées
— Blason de sang, guivres crispées,

Et lions noirs sur son pourpoint. —


Le Roi de trèfle, un irritable

Mais beau soiffeur de vins gascons :
« À nous filles, brocs et chansons ! »

L’invite à honorer sa table,


Et conte, avec un élan fou,

Comment il prit, par fantaisie,
Ardent, mais plein de courtoisie,

La Dame et le Valet d’atout.


Quand Charles VII, le roi de France,

Le fit venir jusques Paris,
Il y parut si peu surpris,

Que le roi fit la révérence.


Au royaume des Bataclans

Son coup d’estoc fit tel tapage,
Que l’écho redit, d’âge en âge,

Ce coup porté, voici mille ans.


Le beau valet, vêtu de rouge

Malgré l’éloquence du roi
Et des gestes jetant l’effroi

Parmi les bouteilles, ne bouge.


Il regarde les gros galons

Courir sur sa jaquette rousse
Et songe à l’Uitzet clair qui mousse,

Dans les pintes des buveurs blonds,


À Gand, chez Jean Terlinck, le riche

Mais obligeant patron de ceux
Qui débarquent, en habits bleus

Et toquets blancs, des mers d’Autriche.


Quand le valet s’en revenait

Chaque printemps, des Baléares,
— Tricorne en vair, plumes barbares —

Maître Terlinck l’entretenait


De sa fille Kato, la tendre

Et gente amie au regard clair,
Luisante et saine comme l’air,

La plus belle rose de Flandre.


« Un jour, il en sera l’époux,

Lui, le valet ! Sur la lanterne
Un peu vieille de la taverne

Leurs noms luiront hardis et fous. »


Le beau valet rêvait merveilles,

Il se voyait, large et replet,
Dans le mirage et le reflet

— Trôner — des brocs et des bouteilles.


Un lustre rouge incendierait

Le plafond d’or de ses extases :
Miroirs aux murs, fleurs en des vases,

Et seule, au clair du cabaret,


Kato, droite et superbe à rendre

Béants d’amour les plus distraits,
Pulpe grasse, pétales frais,

La plus belle rose de Flandre !


Ce joyeux rêve ornemental

Grandit à peine en sa pensée,
Qu’elle devint la fiancée

D’un gros bourgeois fondamental ;


Puis épousa la pléthorique

Fortune et les ronds yeux ardents
Et la palissade de dents

D’un bon prince venu d’Afrique.


Depuis, l’ayant cherchée au loin

Mais vainement, par la Hollande
Et par les ports de la Zélande

Où l’Escaut jaune aux mers se joint,


Dissimulant tous propos aigres,

Sur son bourreau fantasque et noir,
Le beau valet l’attend, ce soir,

Au bal paré des cartes nègres.


Sur des balcons lourds et cornus

Où se chamaillent quelques masques,
Il reconnaît tels gants fantasques

Et tels regards et tels yeux nus


Et telle bouche avide et grosse

— « C’est lui ! » — dont les baisers malsains
Se promènent, parmi des seins

Et des nuques de chair précoce.


Le beau valet, adroitement,

Met sa main preste, entre la lèvre
Et les fleurs de chair, dont il sèvre,

Par un soufflet, le noir amant.


Grand tapage, fiévreux tumulte !

Les dames fuient à cet affront,
On s’interroge, on s’interrompt.

À part, le Roi de trèfle exulte.


Il note chaque coup reçu ;

Et l’assaut vif, comme une étreinte,
Quand le valet attaque en quinte

Son ennemi pourpre et pansu.


Un coupé droit, ardent, lyrique,

Et l’épée âpre et nette atteint
Le torse d’or et de satin

Du bon prince, venu d’Afrique.


Ses yeux de jais semblent partir,

Son regard d’une ombre se couvre,
Mais de la bouche qui s’entrouvre

Le valet rouge entend sortir :


« À quoi bon vivre, ami, la porte

Et pour ton poing et pour le mien
Est close — et rien ne sert à rien,

Puisque Kato, notre âme, est morte.


» Tu m’as distrait par ton soufflet

D’une posthume ardeur galante
Et d’une pose nonchalante…

Merci — Ton coup d’estoc me plaît ! »


Il est parti, le Valet rouge,

Tout à coup noir comme la nuit,
Avec un deuil si clos en lui,

Que sa face depuis ne bouge.


On ne sait plus quel gars il fut,

Ni quel éclair, ni quelle sève
Brûlait et nourrissait son glaive.

Il est celui qui va sans but,


Insoucieux de sa flamberge

Et de l’honneur d’être l’atout,
Quand Jean Terlinck commence en Août

Le whist du soir, en son auberge.