La Saint-Pierre (Verhaeren, Petites Légendes)
La Saint-Pierre
Dès le matin, les chevaux plaquent
Leurs sabots lourds, parmi les flaques
Un mouchoir rouge autour du cou,
Les poings ornés d’un fouet de houx,
Il fait trembler, en leurs châssis
Les carreaux verts, les carreaux gris,
Les filles rient, les filles crient,
Et gaillardes, font bon accueil
Aux gars, dont les blouses au vent gonflées,
Les trois cloches luttent, à coups de bruit.
On chante. Et les hameaux et les bruyères
À la grille du cimetière ancien,
Les chevaucheurs s’immobilisent,
Attendant là que le doyen
Vienne, selon l’usage, appendre à la crinière
De leur monture, une oriflamme en papier peint,
Où de naïfs et violents dessins
Renseignent sur la légende,
En terre et mer flamandes,
Soudain, là-bas, sur la digue d’Escaut,
Lance brillante et cimier haut,
Apparaît clair, dans la lumière,
Il a passé par le hallier,
Son étalon est ferme et beau
Comme la tour de Saint-Rombault.
Son bouclier est translucide,
Calme, la main en auvent sur les yeux,
Il regarde de loin la fête
Et, tout à coup, fouettant sa bête,
Après trois bonds, l’arrête
Un tumulte massif se cabre dans les rues ;
Mais le Doyen s’incline et dit une prière,
Devant le cavalier de flamme et de lumière
Dont l’armure porte la croix,
Dont le casque rayonne et dont les doigts
Tiennent l’épée, où le diable se tord
Et les gens graves s’entretiennent :
— « C’est Saint-Michel qui vient du ciel. »
— « À Bruxelles, sur la Grand’Place,
On voit l’éclair
De son glaive couper l’espace. »
— « Ses yeux sont clairs, »
— « Ils sont pareils
Aux diamants du vent et du soleil,
Sur la mer d’Ostende. »
— « Il luit sur les beffrois et les Maisons du Roi. »
Un gas lustra les flots de la crinière
Et le doyen y suspendit,
En récitant les mots prescrits,
Tomba dans le plateau qu’un rouge enfant de chœur
Le glaive ardent et exalté
Jeta son cri de force et de clarté,
Les yeux béants, ce vol vers les nuées,
Et quand il ne fut plus
Qu’un tourbillon de feu, rué,
Là-haut, vers l’inconnu, dans le vertige,
Les commères s’exclamèrent sur le prodige :
« Est-il possible ! — et qui donc vit jamais
Un miracle aussi certain dans les palais ?
Lui, saint Michel, le Seigneur d’or des princes,
L’authentique patron des ducs de la province,
Pieuses, mais frivoles,
Laissant ronfler le vieux moulin de leurs paroles,
Jusqu’au moment où le bedeau
Qui redoutait les protecteurs nouveaux
Leur répondit :
Étaient rentrés, et les bannières
Flottaient toutes, sur les chevaux des pèlerins.
Les cavaliers chantaient.
Ils portaient haut le torse, droit la tête,
Et les cloches triomphales battaient
Également, en galops fous, la fête
Dans les bouges fumeux et lourds,
Qui font le guet aux carrefours…
On s’y gava de lards et de tripailles ;
On y servit du sucre et de la bière forte
Aux étalons cabrés au seuil des portes ;
Et pour marquer ces gros repas d’une virile
Estampille, après boire
Troubla si fort la joie et la mémoire,
Que tels buveurs ne voulurent s’en taire.
Fallait-il qu’il fût à l’avenir leur maître,
Lui, le cavalier d’or et de clarté
Au lieu du vieux saint Pierre, apôtre et prêtre ?
Fallait-il voir en ce prodige, apparenté
Aux miracles sacrés,
Une fête nouvelle à célébrer ?
La Saint-Michel tombe en Septembre
Lorsque déjà les jours sont courts
Et les feuilles couleur de l’ambre.
Le geste net d’un métayer goulu
Mit fin à l’entretien, et l’on conclut :
« C’est au doyen de se tirer d’affaire. »
Quand tout à coup les coups de boxe
Et les assauts de l’équinoxe
Ameutèrent les eaux et fendirent la terre.
Un orage grandit : les ravages couraient
De l’un à l’autre bout de la forêt.
Le vieux moulin, pauvre et branlant
Fut renversé, comme un enfant ;
La mort rôdait autour des chaumes,
Les tours semblaient de grands fantômes
D’un grand geste d’épée, atténué
Avec les grands serpents des feux et des éclairs
Dans sa dextre, captifs ;
Les cieux déments et convulsifs
Qui rugissaient au Nord, comme des dogues,
Furent domptés, et les vents rogues
Calmés. À l’horizon, d’un seul essor,
Sur les hameaux sauvés, grandit l’arc-en-ciel d’or.
La paix revint aux champs, et le silence…
Et c’est alors qu’on vit, avec sa lance
Sur les cieux nus et merveilleux
Le saint Michel tracer une bannière en feu,
Modèle exact de celle
Que désormais, à l’automne nouvelle,
On lui dédie, en tels pays,
Avec les mêmes chants et les mêmes prières,