Jacques (1853)/Chapitre 05

Jacques (1853)
JacquesJ. Hetzel Œuvres illustrées de George Sand, volume 5 (p. 6-10).
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V.

DE FERNANDE À CLÉMENCE.

L’amitié est bien bonne, mais la raison est bien triste, ma chère Clémence ; ta lettre m’a donné un véritable accès de spleen. Je l’ai relue plusieurs fois et toujours avec une nouvelle mélancolie. Elle m’a mise en méfiance contre ma mère, contre Jacques, contre moi, contre toi-même. Oui, j’avoue que je t’en ai un peu voulu de me désenchanter si durement de mon bonheur. Tu as raison pourtant, et je sens bien que tu es ma véritable amie ; c’est à toi que je demande les conseils et l’appui que je n’ose réclamer de ma mère. Je persiste à croire que tu penses trop mal d’elle, mais je suis forcée de voir que son cœur est très-froid pour moi, et qu’elle ne cherche dans mon mariage que les avantages de la fortune.

Après tout, ce mariage ne l’enrichira pas ; elle a projet de vivre au Tilly, et de me laisser partir pour le Dauphiné avec mon mari ; ainsi elle n’a aucun intérêt personnel dans cette affaire. Elle croit que l’argent est le premier des biens, et tous ses efforts tendent, non à l’acquérir, mais à me le procurer. Puis-je lui faire un crime de s’occuper de mon bonheur à sa manière et selon ses idées ?

Quant à moi, je me suis examinée sévèrement, et je t’assure que la vanité ne m’influence en rien. J’avais tellement peur de m’aveugler à cet égard, que, ce matin, après avoir relu ta lettre, j’ai eu envie de quereller un peu Jacques, afin d’éprouver mon amour et le sien. J’ai attendu que ma mère nous eût laissés seuls au piano comme elle fait toujours après le déjeuner. Alors j’ai cessé de chanter pour lui dire brusquement : « Savez-vous, Jacques, que je suis bien jeune pour vous ? — J’y ai pensé, m’a-t-il dit avec la figure tranquille qu’il a toujours. Est-ce que vous n’y aviez pas pensé encore ? — C’eût été difficile, lui ai-je répondu, je ne savais pas votre âge. — En vérité ! » s’est-il écrié, et il est devenu plus pâle que de coutume. J’ai senti que je lui faisais de la peine, et je me suis repentie tout de suite. Il a ajouté : « J’aurais dû prévoir que votre mère ne vous le dirait pas ; et pourtant je l’avais chargée de vous faire songer à la différence de nos âges. Elle m’a dit l’avoir fait ; elle m’a dit que vous étiez bien aise de trouver en moi un père en même temps qu’un amant. — Un père ! ai-je répondu ; non, Jacques, je n’ai pas dit cela. » Jacques a souri, et, me baisant au front, il s’est écrié : « Tu es franche comme une sauvage ; je t’aime à la folie, tu seras ma fille chérie ; mais si tu crains qu’en devenant ton père, je ne devienne ton maître, je ne t’appellerai ma fille que dans le secret de mon cœur. Cependant, a-t-il dit un instant après en se levant, il est possible que je sois trop vieux pour toi. Si tu le trouves, je le suis en effet. — Non, Jacques ! non ! ai-je répondu vivement en me levant aussi. — Ne t’abuse pas, a-t-il repris, j’ai trente-cinq ans, dix-huit belles années de plus que toi. Est-ce que vous ne vous ne vous en étiez jamais aperçue ? Est-ce que cela ne se lit pas sur mon visage ? — Non ; la première fois que je vous ai vu, j’ai cru que vous aviez vingt-cinq ans, et depuis, je vous en ai toujours donné trente. — Vous ne n’avez donc jamais regardé, Fernande ? Regardez-moi bien, je le veux ; je détournerai les yeux pour ne pas vous intimider. » Il m’a attirée vers lui et a détourné les yeux en effet. Alors je l’ai examiné avec attention, et j’ai découvert qu’il y avait au-dessous des paupières et au coin de la bouche quelques rides imperceptibles, et sur ses tempes quelques cheveux blancs mêlés à une forêt de cheveux noirs ; c’est là tout. « Voilà toute la différence d’un homme de trente-cinq ans à un homme de trente ! » me suis-je dit ; et je me suis mise à rire de cette idée qu’il avait de se faire regarder. « Je vais vous dire la vérité, lui ai-je dit : votre figure, telle qu’elle est, me plaît beaucoup mieux que la mienne ; mais je crains que cette différence d’âge ne se fasse sentir dans votre caractère. » Alors j’ai tâché de lui exposer tous les doutes que renferme ta lettre, comme s’ils venaient de moi. Il m’a écoutée avec beaucoup d’attention et avec une sérénité de visage qui m’avait déjà rassurée avant qu’il me parlât. Quand j’ai eu tout dit, il m’a répondu : « Fernande, deux caractères semblables ne se rencontrent jamais ; l’âge n’y fait rien ; à quinze ans j’étais beaucoup plus vieux que vous sous de certains rapports, et sous d’autres, je suis encore aujourd’hui plus jeune que vous. Nous différons sur beaucoup de points, je n’en doute pas ; mais vous aurez moins à souffrir de cela avec moi qu’avec tout autre. Est-ce que vous ne le croyez pas ? » Que voulais-tu que je répondisse ? Du moment qu’il me le dit, je le crois en effet : il a l’air si sûr de son fait ! Ah ! Clémence, il est possible qu’il me trompe ou qu’il se trompe lui-même, mais il est impossible que je me trompe aussi sur l’amour que j’ai pour lui ; non, ce n’est pas le besoin d’aimer d’une petite pensionnaire. J’ai vu d’autres hommes avant lui, et nul ne m’a inspiré de sympathie. La maison d’Eugénie est toujours pleine d’hommes plus jeunes, plus gais, plus brillants et plus beaux peut-être que Jacques ; je n’ai jamais désiré d’être la femme d’aucun de ceux-là. Je ne me jette pas en aveugle dans les séductions d’une position nouvelle. Tes lettres me font beaucoup d’effet ; je les commente, je les apprends par cœur, j’en applique à chaque instant un passage aux entraînements de mon amour, et je vois que la prudence est inutile, que la raison est impuissante. J’aperçois les dangers où cet amour peut me précipiter, et la crainte d’être malheureuse avec Jacques ne m’ôte pas le désir de passer ma vie près de lui.

Tu dis que deux amis seulement m’ont dit du bien de Jacques. Je vais te raconter la conversation qui eut lieu à Cerisy, chez les Borel, il y a quelques jours. Il y avait là cinq ou six compagnons d’armes de M. Borel ; Jacques avait l’air un peu plus sérieux que de coutume, mais sa figure et ses manières exprimaient toujours la même tranquillité d’âme. Il prit une tasse de café, et fit quelques tours de promenade dans l’appartement, sans rien dire. « Eh bien, Jacques, comment vous trouvez-vous ? lui demanda Eugénie. — Mieux, répondit-il d’un air doux. — Il a donc été malade ? » demandai-je étourdiment. Je vis tous les regards de ces messieurs se tourner vers moi, et un certain sourire de bienveillance, un peu moqueuse peut-être, sur tous les visages. Je sentis que je devenais rouge, mais cela m’était égal ; j’étais inquiète de Jacques, je réitérai ma question. « J’ai eu quelques douleurs de tête, répondit-il en me remerciant par un regard affectueux, mais ce n’est rien du tout, et ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe. » On parla d’autre chose, et il sortit. « Je crains que Jacques ne soit réellement malade, dit Eugénie en le regardant s’éloigner. — Mais il faudrait savoir s’il n’a pas besoin de soins, dit ma mère en affectant beaucoup d’intérêt. — Oh ! il faut surtout le laisser tranquille, dit M. Borel brusquement ; il ne peut pas supporter qu’on s’occupe de lui quand il souffre. — Parbleu ! il a de quoi souffrir, dit un de ces messieurs ; il a sur la poitrine deux ou trois belles blessures qui auraient tué tout autre que lui. — Il en souffre rarement, dit Eugénie ; mais je crains qu’aujourd’hui il n’ait beaucoup souffert. — Qui est-ce qui peut jamais savoir si Jacques souffre ? reprit M. Borel. Est-ce que Jacques est fait de chair humaine ? — Je crois bien que oui, dit un vieux capitaine de dragons ; mais je crois que c’est l’âme d’un diable qui est dans ce corps-là. — C’est l’âme d’un ange plutôt, dit Eugénie. — Ah ! voilà madame Borel qui parle comme les autres, reprit le vieux capitaine ; je ne sais pas ce que Jacques chante à l’oreille des femmes, mais elles ne parlent jamais de lui que comme d’un chérubin ; et nous, pauvres pécheurs, on publie nos vertus civiles et militaires. (Ceci est une plaisanterie favorite du capitaine.) — Oh ! pour moi, dit Eugénie, je professe une espèce de religion pour notre Jacques, et mon mari l’ordonne ainsi à tous ceux qui sont ici. » On m’adressa indirectement quelques épigrammes affectueuses, qui avaient la meilleure volonté du monde de me faire plaisir, mais qui m’embarrassèrent un peu. Je pris le bras de mademoiselle Regnault, et je sortis comme pour faire un tour de jardin ; mais je lui confessai que je mourais d’envie d’entendre le reste de la conversation sur Jacques, et elle me conduisit près d’une fenêtre d’où l’on entend tout ce qui se dit dans le salon. J’entendis la voix de M. Borel, et je compris qu’il parlait à un de ces messieurs qui ne connaît Jacques que très-peu. « Vous voyez bien la figure pâle et l’air distrait de Jacques, disait-il, je ne sais pas si vous avez fait attention à ce petit chantonnement qu’il fait dans sa barbe quand il charge sa pipe, ou quand il taille son crayon pour dessiner ? Eh bien ! quand il souffre beaucoup, tous ses témoignages de douleur et d’impatience se réduisent à cette petite chanson. Je la lui ai entendu faire en plusieurs occasions où je n’avais pas envie de chanter. À Smolensk, quand on m’a amputé deux doigts du pied, et quand on lui a retiré deux balles qui s’étaient proprement logées entre deux de ses côtes, moi je jurais comme un damné, M. Jacques chantonnait. » Ici M. Borel se mit à imiter parfaitement le petit Lila Burello de Jacques. Ces messieurs se mirent à rire. Quant à moi, l’image que ce récit m’avait fait passer devant les yeux, Jacques sanglant, chantant sous le fer du chirurgien, m’avait donné une sueur froide, et je vis bien encore, à cette impression-là, que j’aime Jacques ; car j’étais bien indifférente aux douleurs de M. Borel, et tandis qu’Eugénie sans doute frémissait en y pensant, il m’était absolument égal qu’il eût deux ou trois doigts de plus ou de moins au pied.

« Vous souvenez-vous, dit une autre voix, de l’arrivée de Jacques au régiment, la veille de *** ? — Ah ! brave Jacques ! il avait seize ans, dit un autre interlocuteur ; il avait l’air d’une jolie petite demoiselle. Ils étaient là cinq ou six enfants de famille, débarqués depuis une heure, enveloppés de surtouts fourrés par leurs mamans, gentils, bien peignés, roses, et pas trop contents de coucher à l’auberge en plein champ. Jacques était là aussi avec sa petite mine, pâle déjà, un petit commencement de moustache et sa petite chanson entre les dents. L’un disait : Celui-là est le plus ridicule de tous ; il veut faire le luron, et il est déjà blanc comme un linge. Un autre disait : M. Jacques est le César de la société ; au premier coup de canon, il chantera sur un autre ton. — Lorrain… Qui est-ce qui se souvient du lieutenant Lorrain, avec son grand diable de nez, ses mauvaises plaisanteries, et son album de caricatures qui ne le quittait pas plus que son sabre ? Un habile dessinateur, ma foi ! et le meilleur tireur du régiment. Voilà que mon animal, à la lueur du feu du bivouac, s’amuse avec un bout de charbon à vous crayonner la charge de Jacques et de ses petits compagnons, avec des éventails et des ombrelles ; il avait écrit au-dessous : Gens riches allant à la bataille. Jacques passe derrière lui, se penche sur son épaule, et dit avec l’air doux et gentil qu’il a toujours conservé : « C’est très-joli, cela ! — Vous en êtes content ? dit Lorrain. — Très-content, répond Jacques. — Et moi aussi, » reprend Lorrain. Tout le monde de rire. Jacques s’assied sans se déconcerter le moins du monde, et me prie de lui prêter ma pipe. J’avais envie de la lui casser sur la figure. « Est-ce que vous n’en avez pas une ? — Non, répondit-il ; je n’ai jamais fumé de ma vie ; j’ai envie d’essayer : comment s’y prend-on ? — On allume de ce côté-là et on la met dans sa bouche, et puis on tire de toutes ses forces jusqu’à ce que la fumée sorte par le côté opposé. » Jacques secoue la tête d’un air de simplicité et prend la pipe. Nous espérions le voir tousser ou s’enivrer ; chacun charge la sienne et la lui présente l’une après l’autre, en lui versant des rasades d’eau-de-vie à griser un bœuf. Je ne sais pas s’il les escamotait ; mais sa figure ne fit pas un pli, son gosier n’eut pas une convulsion ; il but et fuma la moitié de la nuit sans sortir de son sang-froid et sans se laisser entamer par la moindre taquinerie ; on eût dit que sa nourrice l’avait élevé avec de l’eau-de-vie et de la fumée de pipe. Le capitaine Jean, que voilà, et qui se souvient bien de ce que je raconte, vint me taper sur l’épaule et me dire : « Vous voyez bien cet oiseau-mouche ? Eh bien ! je vous dis, Borel, que ce sera une de nos meilleures moustaches. Je connais cela ; c’est une petite race de vieux buis bien sec, et c’est plus solide qu’une grande massue de fer. Son père est un brigand, mais un sabreur ; celui-ci aura plus de sang-froid, et si un boulet ne le raie pas demain de mes tablettes, il fera vingt campagnes sans se plaindre de cors aux pieds. Le lendemain, chacun sait comme Jacques fit ses preuves et fut décoré sur le champ de bataille. — Vous croyez qu’il était glorieux après cela, dit le capitaine de dragons ; qu’il sautait comme font les enfants à qui ces fortunes-là arrivent, ou bien qu’il s’en allait dans les petits coins, comme nous faisions, nous autres, pour regarder sa croix et la baiser ? Il avait l’air aussi indifférent à cela qu’il l’avait été à la caricature de Lorrain, au premier feu et à sa première blessure. Il reçut toutes les poignées de main d’un air franc et amical, mais sans montrer ni étonnement ni joie. Je ne sais pas ce qui peut faire rire ou pleurer Jacques, et, quant à moi, je me suis souvent demandé si ce n’était pas un de ces spectres auxquels croient les Allemands. — Vous n’avez donc pas vu Jacques amoureux ? dit M. Borel. Alors vous l’auriez vu fondre comme la neige au soleil ; il n’y a que les femmes qui aient du pouvoir sur cette tête-là ; aussi y ont-elles fait de fiers ravages ! En Italie… » M. Borel s’interrompit, et je compris que quelqu’un, Eugénie sans doute, lui avait fait signe de se taire. Cela me donna une impatience, une curiosité et une inquiétude épouvantables.

« Je voudrais savoir, dit Eugénie après un instant de silence, où il a trouvé le temps d’apprendre tout ce qu’il sait en littérature, en poésie, en musique, en peinture ! — Qui diable le sait ? répondit le capitaine ; moi, je crois qu’il est venu au monde comme ça ; ce qu’il y a de sûr, c’est que ce n’est pas moi qui le lui ai appris. — Sous ce rapport, dit ma mère, je crois pouvoir présumer que son éducation était faite avant qu’il entrât au service. Je l’ai connu à l’âge de dix ans, et il était extraordinairement instruit pour son âge. Il avait l’aplomb et l’assurance d’un homme ; il a dû se développer remarquablement vite. — Le capitaine Jean a bien un peu raison, observa M. Borel, quand il dit que Jacques n’appartient pas tout à fait à l’espèce humaine ; il y a dans son corps et dans son esprit une trempe d’acier dont le secret est perdu sans doute. Ainsi, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, il a paru plus âgé qu’il ne l’était en effet, et depuis ce temps-là il paraît plus jeune qu’il ne l’est réellement. — Je n’oublierai jamais, reprit une autre personne, la manière dont il s’est comporté à son premier duel. — Parbleu ! c’était précisément avec Lorrain, dit le capitaine Jean ; c’est moi qui l’ai forcé de se battre ; je l’aimais de tout mon cœur, cet enfant-là ! — Comment ! vous l’avez forcé ? dit la personne qui ne connaissait pas Jacques, et à qui s’adressaient presque tous ces récits. — Je vais vous dire comment, reprit le capitaine. Jacques s’était certainement bien montré à la bataille de *** ; mais autre chose est de se faire respecter du canon et de se faire estimer de ses camarades. Ce n’est pas que dans ce moment-là on fût très-duelliste dans l’armée : on était assez occupé avec l’ennemi. Néanmoins, le lieutenant Lorrain ne passait pas un jour sans se faire une affaire petite ou grande avec quelque nouveau venu. Il n’était pas, à beaucoup près, aussi solide sur le champ de bataille ; mais dans une affaire particulière, il avait si beau jeu qu’on ne lui reprochait rien impunément. Je n’aimais pas ce gaillard-là, et j’aurais donné mon cheval pour qu’on me débarrassât de sa vue. Je l’avais manqué deux fois, et j’en avais été pour mes frais, une fois ce poignet-ci, et l’autre fois cette joue-là.



Le hasard voulut que M. Jacques… (Page 3.)

Il ne pouvait pas souffrir notre petit Jacques, et il était furieux de la manière dont il avait mis les rieurs de son côté à ***. Il n’avait rien mérité, rien gagné, lui, pas même une égratignure ! Il se consolait en faisant des caricatures au moyen desquelles il tournait Jacques en ridicule ; car ses diables de charges étaient si bien faites, qu’en les regardant il fallait rire malgré qu’on en eût. Cela m’impatientait. Un soir, il avait dessiné le dolman de Jacques sur le dos d’un petit chien. C’était trop fort ; je vais trouver Jacques, qui dormait sur l’herbe ; je lui dis : « Jacques, il faut que tu te battes. — Avec qui ? dit-il en bâillant et étendant les bras. — Avec Lorrain. — Pourquoi ? — Parce qu’il t’insulte. — Comment ? — Est-ce que ses caricatures ne t’offensent pas ? — Pas du tout. — Mais il se moque de toi. — Qu’est-ce que cela me fait ? — Ah ça, Jacques, est-ce que tu n’es brave qu’à la mêlée ? — Je n’en sais rien. » Là-dessus je dis un mot que je ne répéterai pas devant ces dames. « Parle plus bas, Jacques, et prends garde de ne jamais répéter devant personne ce que tu viens de me dire là. — Pourquoi donc, Jean ? me dit-il en bâillant comme un désespéré. — Tu dors, camarade ! lui dis-je en le secouant de toute ma force. — Quand tu m’auras cassé les os, me dit-il avec son sang-froid ordinaire, crois-tu que je serai plus persuadé ? Comment veux-tu que je te dise si je suis brave en duel ? je ne me suis jamais battu. Si tu m’avais demandé, la veille de la bataille, comment je me conduirais, je t’aurais dit la même chose. J’ai fait le premier essai de mon caractère militaire ce jour-là ; à présent, s’il faut en faire un second, je ne demande pas mieux ; mais je ne sais pas mieux que toi comment je m’en tirerai. » C’était un drôle de corps que ce petit Jacques, avec ses petits raisonnements de philosophe. J’étais sûr de lui comme de moi, malgré tout ce qu’il disait pour m’en faire douter.



Il prend alors un bout de charbon. (Page 9.)

« Je t’estime, lui dis-je, parce que tu n’es pas un fanfaron et que tu as du cœur. L’amitié que j’ai pour toi me force à te dire qu’il faut te battre. — Je le veux bien ; mais trouve-moi une raison pour le faire sans être un sot. Je t’avoue que vouloir tuer un homme parce qu’il s’amuse à dessiner ma pauvre personne d’une manière bouffonne et plaisante, cela ne me paraît pas possible. Moi, je ne suis pas en colère contre ce Lorrain ; il m’amuse beaucoup, au contraire, et je serais au désespoir de tuer un homme qui fait de si drôles de calembours. — Il faut tâcher de le toucher au bras droit, et de l’empêcher de faire jamais la caricature de personne. » Jacques haussa les épaules et se rendormit. Je n’étais pas content de cela ; j’attendis le lendemain matin, et je dis à Lorrain : « Sais-tu que Jacques ne prend plus si bien la plaisanterie ? Il a dit qu’à la première caricature il se battrait avec toi. — Bien, dit Lorrain, je ne demande pas mieux. » Il prend alors un bout de charbon, et, sur un grand mur blanc qui se trouvait là, il vous fait un Jacques gigantesque, avec le nom et la décoration ; rien n’y manquait. Je rassemble les amis, et je leur dis : « Que feriez-vous à la place de Jacques ? — Cela n’est pas douteux, » répondent-ils. Je vais chercher Jacques. « Jacques, les anciens ont décidé qu’il faut te battre. — Je veux bien, dit Jacques en regardant son portrait ; ça n’en vaut, ma foi ! pas la peine. Vous pensez donc, vous autres, que je suis insulté ? — Insultissimus ! répond un facétieux. — Allons, dit Jacques, qui est-ce qui veut me servir de témoin ? — Moi, dis-je, et Borel. » Lorrain arrive pour déjeuner, Jacques va droit à lui, et, comme s’il lui eût offert une prise de tabac, lui dit : « Lorrain, on dit que vous m’avez insulté ; si ç’a été votre intention en effet, je vous en demande raison. — Ç’a été mon intention, répond Lorrain, et je vous en rendrai raison dans une heure. Je vous laisse le choix des armes. — À quelles armes faut-il que je me batte ? dit Jacques en revenant allumer sa pipe à la mienne. — À celle que tu connais le mieux. — Je n’en connais aucune, dit Jacques ; je suis une recrue, moi, Dieu ne m’a pas fait naître soldat. — Comment, malheureux, lui dis-je, tu ne connais aucune arme, et tu t’engages avec un malin comme Lorrain ? — Vous m’avez dit de le faire, je l’ai fait, dit Jacques. — Eh bien ! tu sais sabrer, bats-toi au sabre. — Comment s’y prend-on ? — Comme on peut, quand on ne sait pas. — À la bonne heure ! dit Jacques ; quand Lorrain sera prêt, vous m’appellerez. » Et il se met à dormir sur une table. À l’heure dite, mon Lorrain se présente sur le terrain d’un air persifleur. Il faisait toutes sortes de moqueries, et affectait de laisser à Jacques tous les avantages. Voilà Jacques qui prend un sabre plus long que lui, qui, avec ses petits bras, le fait voltiger par-dessus sa tête, et vient sur son homme, tapant à droite, à gauche, en avant, au hasard, mais tapant dru, battant en grange, ne s’inquiétant pas de parer, mais d’avancer. Quand Lorrain vit cette manière d’agir, il recula, et demanda ce que cela voulait dire. « Cela veut dire, lui répondis-je, que Jacques ne sait pas tirer le sabre, et qu’il fait comme il peut. » Lorrain reprit courage et avança ; mais il reçut aussitôt sur l’épaule droite une si bonne entamure, qu’il s’en trouva satisfait et n’en demanda pas davantage. De cette affaire-là, il resta plus de six mois sans se battre et sans dessiner. »

On parla encore longtemps de Jacques, et si je ne craignais de te fatiguer avec mes récits, je te raconterais de quelle manière vraiment héroïque Jacques supporta ses horribles souffrances de la campagne de Russie. Ce sera pour une autre fois, si tu veux ; aujourd’hui, ce besoin de te parler de lui m’a conduite assez loin ; il est temps que je te délivre de mon griffonnage et que j’aille me coucher. Adieu, mon amie.