Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 49-70).


CHAPITRE IV


(1611)

La traite de 1611, contribue à former les idées de Champlain. La liberté du commerce règne dans toute son ampleur. Les traiteurs présents sont très nombreux. Quelques-uns forcent les indigènes à pratiquer le troc avec eux plutôt qu’avec leurs voisins ; ils en viennent jusqu’à la batterie, mécontentant ces nations frères. Ochateguin, Yroquet, Tregouarato sont venus. Ils notent tout de suite que leurs compatriotes échangent leurs pelleteries avec tous les marchands présents ; mais que tous aussi, sauf Champlain, refuseront de prendre part à la guerre. Pour eux, la traite est une faveur faite aux Français et qui doit se payer par l’assistance militaire. C’est à ce moment un sentiment de même qu’une volonté.

Fragmenté de cette façon, le commerce des fourrures ne donne plus de profits. Tous enregistreront des pertes cette année. Aucun n’apportera sa contribution à la fondation d’une colonie.

Pendant les loisirs et les longues attentes de cette foire, les Indiens parlent vaguement d’une nouvelle expédition. Ils iront à la guerre si Champlain se joint à eux ; sinon, ils retourneront en leur pays. Les Hurons en particulier, ne sont pas rassurés. Les tactiques des négociants les surprennent ; les armes à feu de ces étrangers, leurs puissantes barques leur inspirent de l’inquiétude. Un prisonnier iroquois remis à Champlain en 1610, s’est évadé peu de temps après ; ce fait a donné naissance à une rumeur à l’effet qu’un guet-apens était organisé à Montréal, et que six cents Iroquois seraient dans les alentours pour tailler les Hurons en pièces au bon moment. Aussi, ils s’éloignent vite de l’île.

Champlain a profité de toutes les occasions pour demander des renseignements sur le pays. Déjà, il possède des connaissances rudimentaires sur la région de l’Outaouais et celle des Grands Lacs. Il a entendu des descriptions de la Huronie. Il a appris, par exemple l’existence des Andastes. Ces amis des Hurons, d’origine iroquoise eux aussi, vivent au sud, par-delà l’Iroquoisie. Ils leur ont envoyé des ambassadeurs l’hiver passé. Ce peuple communique avec l’Atlantique ; il fabrique les grains de nacre qu’ils vendent aux tribus, qui leur servent de monnaie, d’instruments diplomatiques. Champlain désire visiter un jour la Huronie : les indigènes l’approuvent ; ils voudraient que les Français fondent un établissement chez eux ; ils dressent le plan d’une grande expédition contre les Iroquois.

Cette traite ne se termine pas sans quelques actes de guerre. Car le combat de 1610 n’a pas mis fin au vieux conflit. Une tribu nouvelle s’est fondue récemment dans la nation huronne, mais on ne sait ni d’où elle vient, ni de quelle nationalité elle est. Et maintenant dix Hurons décident de pousser une pointe du côté de l’Iroquoisie, pour se livrer à la petite guerre, c’est-à-dire capturer quelques hommes, quelques femmes, en dehors des palissades ou les massacrer sur place. Leur chef s’est déjà vu par trois fois prisonnier de l’ennemi. Il a les doigts coupés ; des brûlures et des blessures le balafrent partout. L’idée de la vengeance le tient bien.

Les Algonquins se présentent après le départ des Hurons. Anadabijou, leur grand chef, est mort. Plusieurs d’entre eux sont partis pour la petite guerre. D’autres partiront après la traite. En un mot, des partis vont et viennent dans l’Ontario et le Québec, bien que les Iroquois aient abandonné le Saint-Laurent. Mais personne ne connaîtra jamais leurs aventures.

Champlain retourne à Paris. Son grand dessein s’est maintenant complété. Il veut former une société, y faire entrer les marchands, obtenir pour elle le monopole de la traite des pelleteries en Nouvelle-France, lui donner un protecteur puissant capable de maintenir ses privilèges, à la charge pour elle de maintenir les colonies canadiennes et de compléter la carte du monde en explorant le continent. Voilà la partie qui peut s’exécuter en France. La partie qui s’exécutera au Canada est la suivante : créer, en faveur de cette société, un volumineux courant de fourrures qui partira des Grands lacs, qui coulera vers Québec, et qu’alimenteront des tribus de plus en plus nombreuses.

Après de laborieuses et longues négociations, Champlain réussit en 1612 à constituer la Société dont il rêve. Il obtient dans cette affaire la lieutenance-générale du Canada, soit le poste de Gouverneur. Avant, il était un comparse ; maintenant, il est un chef. Une commission définit bien ses pouvoirs. Il reçoit l’autorisation de « traiter, contracter à même effet, paix, alliance, et confédération, bonne amitié, correspondance et communication avec lesdits peuples, et leurs Princes… entretenir, garder et soigneusement conserver les traités et alliances dont il conviendra avec eux… Et à ce défaut, leur faire guerre ouverte… »[1] C’est à partir de ce moment que Champlain est maître des relations entre Français, Algonquins ou Hurons et Iroquois. Auparavant, il était un sous-ordre.

Le même document prescrit à Champlain d’explorer le Canada. Il doit chercher la route qui conduit à la Chine ou aux Indes Orientales, question qui passionne en ce moment et à juste droit l’Europe savante. Mais encore hier, Champlain affirmait aux sociétaires que les Indiens du Canada ne le conduiraient pas sur les routes du continent à moins de recevoir des secours militaires.

Et ainsi, dès ce moment, trois affaires importantes : la traite, les découvertes, la permission de fonder des colonies, dépendent de l’assistance que la France donnera à la coalition laurentienne contre les Iroquois. C’est toujours le même cahier des charges.

Champlain n’a pu venir au Canada en 1612. Mais il avait promis aux Indiens qu’il serait présent, et qu’il les conduirait à la guerre. Demande instante lui avait été faite à cet effet. Deux cents Sauvages se sont assemblées au Sault. Ils ont été marris de ne l’y pas trouver. Quelques traitants leur ont expliqué loyalement les motifs de son absence. D autres, pour remporter sur lui un avantage commercial, ont affirmé qu’il était mort.

En 1613, il part au printemps. Il amène avec lui « le sieur l’Ange » qui l’assistera dans ses découvertes. Le 21 mai, il descend dans l’île de Montréal. Une barque l’a devancé cependant. Les matelots qui la montent ont rencontré une bande d’Algonquins qui revenaient de la « petite guerre » chez les Iroquois et qui ramenaient deux prisonniers. Ils leur ont dit que Champlain était « venu avec nombre d’hommes pour les assister en leurs guerres, suivant la promesse que je leur avais faite les années précédentes ; et de plus, que je désirais aller en leur pays, et faire amitié avec tous leurs amis »[2] Ces Indiens ont promis de revenir plus tard avec nombre de leurs compatriotes.

Trois jours plus tard, d’autres Algonquins paraissent en trois canots. Ceux-là racontent une tout autre histoire : en 1612, disent-ils, les Indiens ont reçu de mauvais traitements aux mains des blancs, mille deux cents guerriers s’étaient rassemblés pour une expédition de guerre ; comme question de fait, ils l’ont exécutée, mais aucun Français présent à la traite, n’a voulu les suivre. Désappointés et dégoûtés, ils ont résolu de ne plus apporter leurs pelleteries.

On ignore quel a été le résultat de cette grosse expédition. Mais les Indiens tiennent la promesse qu’ils se sont faite à eux-mêmes : ils ne paraissent pas. Alors, tout l’édifice de Champlain s’écroule par la base : pas de fourrures, pas d’habitation, pas de découvertes, pas d’empire français en Amérique.

Et comment ramener ces peuples à la traite ? Ils n’ont pas contracté le besoin de marchandises françaises. Le voyage qui les conduit à Montréal est long, pénible, dangereux. Les armes à feu ne sont pas entrées dans le commerce avec les indigènes et ne peuvent les allécher. Que faire ? Il ne reste qu’un moyen : faire jouer le puissant ressort qui meut ces Indiens : l’assistance militaire. Champlain décide donc de les visiter pour la leur promettre et pour faire des découvertes.

La force des circonstances conduit donc Champlain quand il s’embarque pour remonter l’Outaouais avec quelques compagnons. Un Algonquin le conduit. Il lui indique en passant la rivière Châteauguay par laquelle on peut se rendre chez les Iroquois. À l’entrée du lac Saint-Louis, les voyageurs construisent un retranchement pour la nuit, crainte des Iroquois « qui rôdent par ces lieux pour surprendre leurs ennemis ». Ils montent la garde.

Dans la région de L’Orignal, les Français rencontrent une quinzaine de canots algonquins. Ceux qui les montent sont déjà au courant de l’arrivée de Champlain. Un conseil a lieu tout de suite dans une île. Champlain déclare publiquement qu’il est de retour pour exécuter ses promesses ; si les Algonquins veulent organiser une expédition de guerre, il les accompagnera ; quelques-uns de ses compatriotes le suivront. Les Indiens sont satisfaits.

Champlain poursuit sa route. Les renseignements que ses guides lui donnent, à chaque pas, indiquent combien est ancien et toujours violent le conflit qui met Iroquois et coalition laurentienne aux prises. Ici, il apprend que, pour éviter la zone dangereuse de l’Outaouais inférieur, les Algonquins et les Hurons remontent la Gatineau, atteignent le Saint-Maurice par des portages et des lacs, pour enfin aboutir aux Trois-Rivières ; et là, il examine la rivière Rideau, qui est un chemin d’invasion ; les Iroquois la suivent pour surprendre leurs ennemis dans les embarras du portage de la Chaudière.

Champlain est bientôt l’hôte de Nibachis, chef algonquin dont la tribu cultive le maïs au lac des Rats Musqués. Dès son arrivée, il déclare qu’il est en Canada pour assister les Algonquins en leurs guerres. Puis il passe outre. Il atteint l’île des Allumettes où il rencontre Tessouat, le chef qu’il a connu en 1603. La tribu dont ce dernier est le chef a choisi cette île, comme habitat, parce qu’elle est difficile d’accès, et défendue par des rapides. Ici, ces Algonquins sont en dehors de la portée de leurs ennemis. L’âpreté des lieux, comme ils disent, leur sert de boulevard. Ils se transporteraient immédiatement dans l’île de Montréal, si les Français y construisaient une habitation.

Tessouat offre un grand festin pour son hôte. Après avoir pétuné en même temps que les autres convives, Champlain assure à l’assemblée qu’il a le désir « de les assister en leurs guerres »[3]  ; nombre de Français sont aussi au sault Saint-Louis dans ce dessein. Tessouat parle à son tour. Il affirme, lui, que c’est deux mille guerriers qui se sont assemblés au sault Saint-Louis en 1612 pour prendre part à une expédition de guerre ; mais aucun des Français présents n’a voulu se joindre à eux ; et leur désappointement a été si grand « qu’ils avaient résolu entr’eux de ne plus venir au Saut ». Toutefois, une troupe de 1, 200 guerriers était allée quand même à la guerre. Dans le moment présent, les Algonquins ne peuvent pas se mettre en campagne : les hommes sont presque tous absents ; les villages sont vides. Il faut remettre l’expédition à l’an suivant.

Champlain arrête ici sa course. Il revient sur ses pas. Menacée d’une façon vitale et profonde par les Iroquois, la coalition laurentienne a mis en œuvre tous les moyens pour obtenir l’assistance militaire de la France ; elle a dit : pas de secours militaires, pas de fourrures. Car ces hommes de l’âge de pierre sont des négociateurs rusés. Et ils ont gagné leur point. Ils ont obligé Champlain à répéter sa promesse d’assistance militaire dans toute la région de l’Outaouais, celui-ci a renouvelé, confirmé le traité de 1603.

Ces promesses obtenues, les Algonquins s’ébranlent pour venir immédiatement à la traite. Quarante canots suivent bientôt le canot de Champlain ; et cette flottille en rejoint bientôt une seconde de soixante ; et une escadrille de vingt nouveaux canots formera l’avant-garde. La nouvelle a couru l’Outaouais comme un feu dans la paille.

Champlain constate combien ces Indiens mènent une existence tremblante. À une douzaine de lieues en aval de l’île des Allumettes, quelques-uns d’entre eux rapportent qu’ils ont aperçu quatre embarcations iroquoises. La nuit vient. Les hommes dorment sur le rivage, les femmes, dans les canots. Un peu avant l’aube, l’un d’eux rêve que l’ennemi attaque ; il pousse des clameurs, il se lance dans la rivière. Instantanément, c’est une folle panique. Tous se jettent à la nage, un Français avec eux. D’autres Indiens qui dormaient plus loin, arrivent à la rescousse ; ils distinguent leurs compatriotes dans l’eau, ils ne découvrent aucun ennemi, et ils s’étonnent. Un éclat de rire termine l’incident. À la chute de la Chaudière, les Algonquins accomplissent le sacrifice du pétun pour s’assurer la protection du dieu contre leurs ennemis ; ils ne s’aventurent pas hors des chemins, car les Iroquois « les surprennent là : ce qu’ils ont quelquefois fait »[4]  Après une seconde alerte à l’entrée du lac des Deux-Montagnes, le convoi aborde à l’île de Montréal. Mais dans l’île même, une panique se produit encore la nuit. Les Français doivent monter la garde et aller en reconnaissance.

Tous ces incidents, en même temps qu’ils révèlent l’étendue du conflit, son ancienneté, indiquent que le combat de 1610, n’a pas mis fin à la guerre ; celle-ci se poursuit, tien que personne n’en raconte les épisodes. Champlain peut aussi constater que les tribus iroquoises sont une menace beaucoup plus grave pour la route des fourrures, qu’il ne l’avait cru en 1603. Ce n’est pas le secteur seul de Sorel qui est exposé à leurs attaques ; c’est en plus celui de Montréal et de tout l’Outaouais. L’ennemi est dangereux car sur des centaines et des centaines de milles de solitude, il s’est déjà mis à l’affût, et peut interrompre maintenant le flot des pelleteries.


(1615)

En 1613, Champlain a multiplié les promesses de secours militaires. Il ne les a pas exécutées. Malgré les engagements pris, il ne revient pas en Canada en 1614 : des affaires urgentes le retiennent en France. En 1615, il se présente au rendez-vous sur l’île de Montréal. Algonquins et Hurons l’attendaient « sur l’espérance qu’ils avaient que nous leur donnerions quelques-uns d’entre nous pour les assister en leurs guerres contre leurs ennemis »[5]. Ils croient que l’heure est maintenant venue d’honorer la traite tant de fois souscrite.

Un facteur nouveau, de grande importance, s’ajoute en 1615 aux anciens. Beaucoup de Hurons sont présents. Les traitants, Champlain lui-même, sont maintenant en possession de nombreux renseignements sur cette tribu iroquoise lointaine. Ils savent approximativement dans quelle région elle habite, combien d’âmes et de bourgades elle compte : que la Huronie est compacte, populeuse, sédentaire, agricole ; quelle est douée d’un génie commercial sans pareil et assure les échanges de marchandises entre des tribus qui occupent des régions vastes comme des provinces. Champlain comprend le rôle que les Hurons peuvent jouer dans le troc des fourrures ; et combien aussi leur adhésion à ses plans serait plus précieuse que celle des Algonquins nomades, peu nombreux, clairsemés. Il leur donne la préférence. Les missionnaires l’imitent. Au premier abord, ils saisissent que l’évangélisation peut se conduire plus facilement parmi une population dense et stable. Autorités séculières et ecclésiastiques jettent leur dévolu sur ces Indiens.

Le problème qui se pose devant Champlain est alors double ; accorder l’assistance militaire contre l’Iroquoisie et de façon à établir des relations précieuses entre la Nouvelle-France et la Huronie. Et, pour le régler, il appelle en consultation, comme il l’a fait si souvent déjà, Pont-Gravé, le vieux loup de mer, l’ami fidèle comme un père, le vieux compagnon des aventures coloniales. Tous deux examinent de nouveau les arguments qui militent pour ou contre une nouvelle expédition militaire. Et ils aboutissent à la conclusion que cette fois les Français ne peuvent plus se dérober. Champlain n’a jamais été homme à se décider à la légère, et il consigne ces nouvelles délibérations dans ses œuvres.

La première raison qu’il donne, celle qui est la plus importante, et qui subsiste en son entier depuis 1603, depuis même plus longtemps encore, est qu’il faut rendre la navigation libre sur l’Outaouais, le Saint-Laurent, libérer la grande route des fourrures. L’accomplissement de ce devoir devient plus urgent encore : les Hurons viennent et viendront à la traite, ils demeurent très loin, et ils peuvent être attaqués à tout endroit du long parcours qu’ils suivent. Ils lui ont remontré « que malaisément ils pourraient venir à nous si nous ne les assistions : parce que les Iroquois leurs anciens ennemis, étaient toujours sur le chemin qui leur fermaient le passage »[6]. Le blocus partiel de l’Outaouais se fait donc dans le moment présent. Les combats de 1609 et de 1610 n’y ont pas mis fin. Encore ici il faut refouler les Iroquois chez eux, sinon le commerce huron des pelleteries ne pourra se développer ; il en sera de même du commerce algonquin des nombreuses tribus qui habitent l’Outaouais : Petite Nation, Iroquets, Indiens de l’Île des Allumettes, Nipissings, qui sont nombreux et dont les fourrures sont belles.

En second lieu, les deux hommes se souviennent de l’ouvrage des découvertes que le Roi leur a confié. C’est un point que les étrangers ont toujours mal compris. Les Anglais, par exemple, se sont établis sur les rivages de la mer sans jamais entretenir le souci d’explorer l’hinterland. Au contraire, une soif de connaître le continent nouveau, d’ajouter à la science géographique de l’époque, anime le Roi de France, Champlain et le groupe qui l’entoure. Champlain accordera donc l’assistance militaire, pour « moyenner la facilité, dit-il, de mes entreprises et découvertures, qui ne se pouvaient faire en apparence que par leur moyen »[7]. Comment s’aventurer dans l’intérieur du continent sans le canot et sans les guides algonquins ou hurons ? Sans les avis et la protection de quelques amis sûrs ? Autrement, il faudrait une expédition armée jusqu’aux dents. Champlain a éprouvé lui-même sur la côte du Maine des mésaventures qui l’ont rendu prudent. Les naturels sont facilement hostiles. Les Indiens du Canada mettent leur assistance à un haut prix. Mais d’un autre côté, est-ce que le jeu n’en vaut pas la chandelle ? Champlain a déjà visité les vallées du Saint-Laurent, de l’Outaouais, du Richelieu. Cette fois, il atteindra les Grands Lacs. La possibilité d’un immense empire français se dessine dans son esprit. Il veut « jeter les fondements d’un édifice perpétuel »[8] ; il dira combien est grande son espérance d’aboutir par de pénibles travaux à un résultat qui dépassera les plus grands rêves. Il ajoutera ce qui suit : « Ce que je tiens pour certain selon les relations des peuples, et ce que j’ai pu conjecturer de l’assiette (du pays)… me donne une grande espérance, que l’on peut faire une chose digne de remarque, et de louange… » Et pour arriver à cette fin, Champlain est disposé à écouter ses alliés sauvages et à les « contenter par quelque moyen que ce soit… » Il ne recule pas devant les expressions énergiques ni devant la hardiesse des conceptions.

Champlain mentionne ensuite quelques motifs secondaires. Il veut donner aux Français l’amitié des tribus qui habitent les immenses vallées par lesquelles ils entrent dans le nouveau monde. Elles sont dispersées dans les territoires où des forts doivent s’élever, des colons défricher, s’établir, essaimer. Le pays appartient à l’Indien. Procéder sans son consentement peut entraîner des difficultés fatales. Toute l’histoire des établissements européens de l’Atlantique indique combien cette politique était sage : elle est en effet remplie du récit des démêlés et des guerres entre les Indiens et ceux qui les déplaçaient. Champlain établit dès le premier jour son œuvre sur une base plus satisfaisante ; et ses successeurs suivront cette même conduite.

Enfin, Champlain veut disposer les Algonquins et les Huions à embrasser le christianisme. Leur tenir parole, être loyal à leur égard, les aider dans leurs guerres sont de nature, croit-il, à ouvrir leurs âmes à la foi.

Cette décision, de même que celles des années précédentes, sont conformes à la politique française exprimée à Tadoussac en 1603 et qui plonge ses racines dans la préhistoire. Après l’avoir adoptée, Champlain et Pont-Gravé rassemblent les Indiens. Ils la leur communiquent. Algonquins et Hurons promettent de former un parti de deux mille cinq cents guerriers et ils demandent à Champlain d’amener un gros contingent de soldats français.

Champlain doit revenir à Québec pour mettre ordre à des affaires urgentes. Il ne veut y séjourner que quatre ou cinq jours ; mais il y passe dix jours complets. Les Indiens croient à Montréal que les Iroquois l’ont capturé ou bien que la mort l’a surpris. Dépités, ils quittent l’île ; une douzaine de Français parmi lesquels se trouve le père Joseph Le Caron, se joignent tout de même à eux pour contrecarrer ces sentiments et pour les assister dans la guerre.

Champlain apprend ces événements. Il aurait voulu partir à loisir. Il avait l’intention de choisir des Français habitués au maniement des armes. Enfin, il se précipite sur les pas de ses alliés avec un serviteur, un interprète et dix sauvages.

Il connaît bien le trajet jusqu’à l’île des Allumettes. Au delà, il entre dans l’inconnu. Il écoute ses compagnons, il observe. Il atteint le lac Nipissing. Il lie connaissance avec la tribu qui y vit. Elle compte sept à huit cents âmes, fait un peu de culture, chasse, pêche et conduit de grandes relations commerciales. Il dresse une description délicieuse du lac. Puis, par la rivière des Français, il débouché dans la baie Géorgienne et découvre le lac Huron. C’est à ce moment qu’il rencontre une nation appelée à jouer beaucoup plus tard un rôle de premier plan dans le commerce des fourrures et dans l’histoire de la Nouvelle-France : les Outaouais, ou Cheveux-Relevés, parce qu’ils ont les cheveux « relevés et agencés, et mieux peignés que nos courtisans ». Ils ont aussi les narines percés, c’est pourquoi on les appellera souvent Nez-Percés. Ils se peinturent volontiers le visage. Champlain les visite, admire les ouvrages des femmes, il donne une hache de fer au chef. Ces Indiens n’habitent pas ici ; ils sont venus pour la récolte des bleuets, qu’ils font sécher et qu’ils mangent l’hiver. Leur armement est celui de l’homme de l’âge de pierre : arc, flèche, bouclier de cuir bouilli et durci.

Champlain navigue sur l’immense lac Huron, la Mer Douce des premiers Français. Il capture des truites de quatre pieds et demi de long, des brochets et des éturgeons monstres. Enfin, il aborde à Toanché, en Huronie, dans le territoire du clan de l’Ours.

Désormais, ses descriptions rappelleront celles d’Hochelaga par Jacques Cartier. Le pays lui paraît « fort beau, et la plus grande partie déserté, accompagné de fortes collines, et de plusieurs ruisseaux, qui rendent ce territoire agréable »[9]. Au sortir de la forêt, il débouche dans les champs de maïs où les hommes se perdent ; il mange le maïs sous forme de pain ou de sagamité, il mange de la citrouille américaine et du poisson. Il chemine avec plaisir dans ces campagnes belles et bonnes. Il atteint Carhagouha. La palissade qui défend cette bourgade est semblable à celle d’Hochelaga ou des bourgades iroquoises. Les palis ont trente-cinq pieds de hauteur à partir du sol ; ils forment trois rangées ; ceux du milieu sont plantés droit ; ceux de l’intérieur et de l’extérieur inclinent vers la rangée du milieu qu’ils rejoignent au sommet. Champlain entre par la porte, il aperçoit les longues cabanes d’écorce d’orme gras, sans fenêtre, au toit bombé.

Les Hurons s’apprêtent aussitôt pour la guerre. Mais une concentration de troupes est difficile à opérer en été ; les hommes sont partis pour les lointaines expéditions de chasse, de pêche ou de commerce. Elle doit se faire à Cahiagué. Champlain s’y rend à petites journées avec les dix Français qui l’accompagnent. Il parcourt une cinquantaine de milles. Il s’arrête dans cinq des principaux hameaux, enclos eux aussi de palissades. Cahiagué est un des plus vastes, il compte deux cents cabanes. Pendant ce voyage, l’enthousiasme se glisse en lui. La Huronie est un pays en bonne partie défriché et très beau. Le maïs y vient en perfection de même que la citrouille, de même que le soleil ou tournesol dont les Hurons savent tirer l’huile. Des ruisseaux rafraîchissent ces campagnes. Vignes sauvages, fraisiers, framboisiers, pommettiers, noyers, citronniers sauvages, pruniers, cerisiers, bouleaux jaunes y abondent ; çà et là s’élèvent de puissantes futaies de chênes, de hêtres, de pins et d’ormes. Et c’est sur ce territoire ondulé, accidenté, que vit une population dense qui entoure l’Ontario et le Québec du réseau de ses relations commerciales. S’embarquant dans ses minces canots d’écorce, circulant sur les rivières et les lacs qui tracent des chemins dans la forêt, elle se rend chez un grand nombre de tribus, achetant ou vendant son maïs, son tabac, les grains de nacre, les filets qu’elle fabrique, les fourrures dont elle a besoin, divers articles qu’elle manufacture. Champlain apprend ainsi à mieux connaître ce monde indien de l’intérieur du continent : chaque tribu ne vit point dans un compartiment étanche ; les unes communiquent avec les autres ; les peuples y ont des relations amicales ou hostiles ; la paix ou la guerre y règne.

C’est le 17 août 1615 que Champlain entre à Cahiagué. L’armée n’est pas prête : dès le printemps, en effet, les Hurons avaient remis l’expédition de guerre à l’année 1616. Mais ce délai n’est pas inutile. Il permet de recevoir des nouvelles des Andastes.

Ces Alliés des Hurons vivent à trois journées de marche au sud de la Confédération iroquoise. Ils lui livrent une guerre continuelle, tout comme la coalition laurentienne. Ils se maintiennent en trois bourgades parmi des tribus hostiles. Pour se rendre les uns chez les autres, Andastes et Hurons doivent contourner à l’ouest le pays des Tsonnontouans.

À sept journées de marche du pays des Andastes, se trouve maintenant un poste où les Iroquois pratiquent le troc des pelleteries avec les Hollandais. Est-ce Albany, est-ce New-York que l’on veut ainsi indiquer ? En 1609, Hudson dans son navire, le half moon, a établi des contacts avec des Indiens, dans l’Hudson supérieur, probablement les Mohicans à qui appartiennent les deux rives. En 1610, des marchands de Hollande ont dépêché des bateaux pour la traite à New-York. D’autres sont revenus et ont pratiqué le troc sur le fleuve lui-même. Cette année même, en 1615, les Hollandais construisent une redoute à Orange, aujourd’hui Albany, et l’hiver prochain, une garnison l’habitera. Ils se sont établis dans une île. Un village mohican s’érige sur la rive gauche. Les Iroquois sont en bons termes avec ces Indiens, ils peuvent traverser leurs territoires pour venir au fort. Ils offrent des peaux de castor, de loutre, de chat sauvage, de renard, d’ours. Ils semblent habiles dans leurs relations commerciales. Ils craignent toujours les armes à feu et fuient devant le mousquet.

Champlain apprend nombre de ces détails par des députés andastes qui sont en Huronie. Il apprend aussi qu’en 1614, les Hollandais avaient prêté leur appui aux Iroquois contre les Andastes. Ces derniers ont capturé trois Hollandais au cours d’une expédition de guerre. Ils les ont libérés sans leur faire aucun mal. Ils ne veulent pas s’attirer les représailles d’ennemis qui emploient les arquebuses. Placés dans une situation difficile, les Andastes sollicitent en Huronie l’assistance des Français contre les Iroquois et les Hollandais. Ils sont disposés à lier amitié avec eux. Ils sont prêts aussi à seconder les Hurons dans l’expédition qui s’organise présentement. Ils enverront un contingent de cinq cents guerriers au lieu de jonction qu’on leur indiquera.

Les nations européennes, qui s’espionnent si bien, s’établissent l’une suivant l’autre, dans quelque coin du nouveau monde ; aussitôt débarqués, les colons nouent des liens commerciaux avec les tribus avoisinantes ; ils sont tous intéressés par la traite ; et peu à peu s’ébauche l’Amérique de demain, où les rivalités, les haines, des pays européens, s’introduisant dans les relations entre tribus indiennes, aggravant les inimitiés, consolidant les alliances, produiront l’Amérique de demain, sanglante et sordide, où les batailles livrées outre-mer se répercuteront dans de petits combats obstinés et féroces, des actions de forêt, et des supplices sans fin.

L’armée huronne se met en marche le 1er septembre 1615. Elle côtoie le lac Simcoe et y séjourne un peu. C’est de là que partent les messagers chargés d’annoncer aux Andastes le lieu et la date du rendez-vous. Étienne Brûlé se joint à eux. En compagnie de douze Indiens, naviguant en deux canots, il commence un long voyage qui est l’une des plus extraordinaires aventures de cette période féconde en odyssées de cette sorte.

Les Hurons s’avancent alors vers le pays ennemi. Ils traversent le lac à l’Éturgeon, descendant les rivières Otonabee et Trent ; ils sortent de la forêt à la baie de Quinté, sur le lac Ontario. Champlain découvre le second des Grands Lacs. Il explore tout l’Ontario central, où les terres sont fertiles, la forêt belle et plaisante. Mais ici encore, il se trouve, comme dans le Québec, en une zone neutre dépeuplée, dévastée par la guerre entre Algonquins et Iroquois « Tous ces pays, dit-il, ont été habités au temps passé des Sauvages, qui depuis ont été contraints l’abandonner pour la crainte de leurs ennemis »[10]. Quand Champlain écrit sauvages, pense-t-il aux Algonquins et Hurons ? Évidemment.

Par un immense détour, Champlain est maintenant revenu à peu de distance de l’île de Montréal ; s’il se laissait glisser en canot au fil de l’eau, il l’atteindrait en deux ou trois jours. Mais l’armée qu’il accompagne poursuit sa marche. D’île en île, elle franchit le fleuve au moment où celui-ci sort du lac. Elle aborde sur la rive droite en arrière de l’ancienne Pointe à la Traverse. Aussitôt, les Hurons dissimulent leurs canots dans les taillis ; et ils poursuivent leur route à pied « tirant au Su, vers les terres des ennemis »[11]. Ils franchissent de vingt-cinq à trente lieues. Attaquent-ils ensuite le village des Onneyouts ou la capitale de toute l’Iroquoisie, Onnontaé ? Le texte fournit si peu de détails topographiques qu’un grand débat s’est élevé sur cette question.

Le neuf octobre 1615, les Alliés sont à quatre lieues de la bourgade. Ils capturent onze Indiens qui s’en vont à la pêche, soit quatre femmes, trois garçons, une jeune fille et trois hommes. Le capitaine Yroquet coupe un doigt à l’une des prisonnières ; Champlain réprouve énergiquement cette action ; mais Yroquet répond que les Iroquois agissent de même.

Le lendemain, 10, les troupes arrivent en vue de la bourgade. Rien n’a encore décelé leur présence. Mais elles mettent, semble-t-il, trop de confiance dans les armes à feu des Français ; et, au lieu de tenter une attaque par surprise, à l’indienne, elles se découvrent et commencent à escarmoucher. Elles abandonnent les plans préparés avec soin. L’armée secourt ces guerriers imprudemment engagés ; Champlain lui-même doit intervenir. Enfin les Iroquois lâchent prise, abandonnent des morts et des blessés parmi le maïs et les citrouilles qu’il récoltaient.

Le problème militaire qui se pose devant Champlain n’est pas facile à résoudre. La bourgade se dresse devant lui, entourée de quatre palissades de gros troncs d’arbres ; ceux-ci sont solidement liés les uns aux autres ; entre eux, aucun espace de plus de six pouces ; ils ont une trentaine de pieds de long ; au sommet court un parapet bien protégé par des pièces de bois ; il y a un étang tout près, et l’ennemi a aménagé des gouttières par où coulera l’eau pour défendre les palis contre le feu ; de grandes quantités de pierres s’ébouleront sur les assaillants si jamais ils atteignent le pied de ce rempart. Comment détruire ces fortifications, prendre la bourgade, avec des arcs, des flèches et quelques arquebuses ? D’autant plus que l’ennemi, quand il voit cette armée, emploie chaque minute à perfectionner, compléter ses préparatifs de défense ?

Champlain esquisse un plan ingénieux. Les guerriers construisent un cavalier, échafaud très élevé ; deux cents d’entre eux le mettent en place le lendemain. Trois arquebusiers y montent. Ils dominent la galerie. Bien protégés par des pièces de bois, ils tirent sur les Iroquois qui voudraient y demeurer. Postés dans d’autres endroits avantageux, d’autres Français exécutent la même tâche. Pendant un certain temps, les ennemis ripostent avec des flèches, des pierres ; puis, abandonnant la partie, ils se mettent à couvert.

Ces simples préparatifs ont malheureusement porté à son paroxysme l’excitation de ces troupes nerveuses. Elles exécutent mal leur partie. Au lieu de pousser lentement les mantelets jusqu’aux palissades, en se tenant soigneusement à l’abri, d’allumer au pied une flambée qui embraserait toute la ville, elles deviennent une cohue que personne ne peut plus guider ; elles poussent des clameurs, elles lancent par-dessus le mur des flèches qui ne peuvent nuire à personne ; elles s’exposent inutilement. Elles n’ont pas amassé assez de bois sec. Un soldat réussit à allumer un brasier, mais au mauvais endroit puisque le vent repousse le feu et la fumée vers les assiégeants ; chacun apporte un peu de bois, mais en trop petite quantité. L’excitation croissant sans cesse, personne ne peut plus se faire entendre. Champlain vocifère, commande mais inutilement.

Enfin, il se lasse, car le combat ne fait aucun progrès. Lui et les Français, se contentent maintenant de tirer sur les Iroquois qui s’exposent. Ils en tuent plusieurs. L’ennemi profite de la confusion pour éteindre les feux, décocher des flèches dans cette multitude qui tournoie et blesser quelques guerriers.

La vaine bataille dure trois heures. Ochateguin, chef huron, un autre capitaine du nom d’Orani, treize guerriers ont reçu des blessures. Les uns parlent immédiatement d’une retraite, les autres d’attendre les Andastes. Ils se réfugient dans un fortin qu’ils ont construit tout près. Aucune discipline ne règne plus. Champlain lui-même est blessé : il a reçu une flèche dans le genou et une autre dans la jambe ; mais il veut profiter des heures de repos pour communiquer à l’armée indienne un courage nouveau, lui recommander l’ordre, lui imposer le sang-froid et le calme qu’il faut. Mais ses paroles ne touchent personne. Les Hurons ne pensent qu’à la tâche de transporter en forêt leurs camarades blessés ; ils refusent de renouveler l’attaque en observant soigneusement le plan. Pendant quatre jours encore, disent-ils, ils attendront les Andastes ; si ceux-ci ne se présentent pas, ils retourneront chez eux.

Pendant deux jours de suite souffle un impétueux vent d’automne ; le moindre feu allumé au bon endroit raserait en une heure tout le bourg. Champlain voit que l’occasion est belle. Mais les Indiens refusent de s’exposer ; ils ne prennent part à aucune attaque concertée. Toutefois ils s’engagent dans des escarmouches inutiles ; et comme d’habitude, les Français doivent dégager ces téméraires. Les Iroquois crient à ceux-ci de ne pas se mêler à ces combats entre Indiens ; et que les Alliés ont bien peu de courage de demander cette assistance étrangère ; enfin, ils tentent de les émouvoir.

Comme les Andastes n’arrivent toujours pas, Algonquins et Hurons construisent des espèces de paniers pour le transport des blessés à dos d’homme. Ils sont arrivés le dix devant la place, ils en partent le seize sans avoir fait beaucoup de mal aux Iroquois, si ce n’est leur avoir tué quelques guerriers. L’ennemi les poursuit sur une distance d’une demi-lieue, escarmouche un instant avec l’arrière-garde, puis il abandonne la poursuite.

Cet échec n’a rien pour surprendre. L’Indien n’est propre qu’à la guerre de surprise. Il a trop de nervosité, d’impatience, il manque trop de discipline pour les opérations de siège. Il ne contrôle pas ses nerfs. De plus, le séjour au pied d’une bourgade assiégée permet aux autres tribus de concentrer des troupes pour venir au secours. Le danger pourrait venir de ce côté.

Quand l’armée atteint le fleuve, Champlain demande qu’on le conduise directement à Québec. Quatre hommes se présentent pour l’accompagner. Mais les chefs répondent qu’aucun canot n’est disponible, que les troupes ont besoin de toutes les embarcations. Champlain n’est pas content. Il n’a jamais envisagé un hivernement en Huronie. Mais leur expédition manquée, les Hurons redoutent des représailles. Ils préfèrent garder les Français avec eux pour mieux se défendre le cas échéant. Et ceux-ci assisteront à leurs conseils ; ils écouteront les délibérations « pour résoudre ce qu’il convenait faire à l’avenir contre leurs dits ennemis pour leur sûreté et conservation »[12]. Bon gré, mal gré, Champlain se laisse convaincre et demeure avec l’armée.

Celle-ci se débande en bonne partie après avoir traversé le fleuve. Des guerriers, redevenus chasseurs, veulent poursuivre l’ours, l’orignal, le chevreuil. D’autres regagnent directement la bourgade d’où ils sont partis. En compagnie d’un chef du nom de Darontal ou Atironta, Champlain chasse pendant quelques semaines dans le sud-est de l’Ontario, district giboyeux dont il laisse des descriptions charmantes. Le mois de décembre venu, la bande s’achemine lentement vers la Huronie. Elle y parvient enfin en compagnie d’Yroquet, l’Algonquin, de son fils, et de quelques compagnons qui viennent hiverner avec leurs alliés.

Champlain met à profit ce séjour forcé en Huronie. Il visite la région qui borde la rive orientale du lac Huron. Il se rend chez la nation du Pétun qui compte sept bourgades, cultive le tabac que les Hurons revendent aux tribus des alentours, et jouera plus tard un rôle de premier plan dans le commerce des fourrures et la guerre contre les Iroquois.

Il reçoit un bon accueil plus au sud chez les Outaouais ou Cheveux-Relevés. Il descend jusqu’à la frontière de la Nation Neutre. Ses compagnons lui fournissent des renseignements sur ce peuple. Il est fort nombreux, comptant environ quatre mille hommes de guerre. Il se tient à l’écart du grand conflit qui met aux prises coalition laurentienne et confédération iroquoise ; des individus de l’un et de l’autre groupe se rencontrent souvent dans ses bourgades, mais sans jamais s’y attaquer. Cependant, il prête main forte à l’occasion aux Cheveux-Relevés, qui eux, portent la guerre chez la Nation du Feu, — les Mascoutins, — des alentours de la rivière Détroit. Déjà, les Outaouais sont de grands trafiquants ; ils se rendent à quatre et cinq cents lieues pour échanger des marchandises. Ils sont propres ; ils fabriquent certains articles avec une netteté d’exécution remarquable. Enfin, Champlain peut observer à loisir les Nipissings qui viennent hiverner à peu de distance des Hurons, achetant le maïs et la farine de maïs que ces derniers ont en vente.

Les Hurons sont un peuple iroquois ; les gens du Pétun ; les Neutres, les Andastes également. Mais les autres tribus sont algonquines. Tous vivent cependant dans la paix et la concorde. Ils échangent leurs produits. Et le spectacle qu’offre alors cette région aide sans doute à comprendre le tableau que Jacques Cartier a brossé de la vallée du Saint-Laurent.

C’est durant ces visites que Champlain met la dernière main à l’organisation de la grande traite. Désormais, les pelleteries ne viendront plus seulement des tribus de la Côte Nord, de Tadoussac, du Saint-Laurent et de l’Outaouais : par l’intermédiaire des Hurons, des Nipissings, des Cheveux-Relevés, elles partiront de vastes et immenses régions qui comprendront tout le nord jusqu’à la baie d’Hudson, tout l’ouest jusqu’au lac Supérieur, tout l’Ontario habité, et en même temps tout le nord de Québec. Les relations commerciales existaient déjà, conduites en bonne partie par les Hurons ; mais un article de grande importance, les pelleteries, deviendra objet de négoce ; et ceux qui récolteront les fourrures, offriront bientôt en retour les marchandises de traite, se réservant un profit précieux.

En un mot, le commerce des fourrures devient dans la Nouvelle-France et dans l’État français, l’un de ces vastes intérêts, l’une de ces grandes affaires dont le gouvernement ne peut se désintéresser parce que la prospérité générale et le bien-être de trop d’individus en dépendent. Par la même occasion, il ne peut se désintéresser de la voie que ce commerce suivra ; la liberté de la navigation sur l’Outaouais et le Saint-Laurent devient plus précieuse et plus nécessaire qu’elle ne l’a jamais été. Les Iroquois la menaçant gravement, Champlain est condamné à consolider la coalition laurentienne qui la défend et en a besoin.

De plus, ce commerce dépend de certaines tribus. Leur extinction ou leur affaiblissement lui porterait un coup mortel. Champlain doit donc les protéger, les défendre. Surtout contre des ennemis qui dériveraient ces marchandises vers d’autres postes de traite, d’autres colonies, d’autres pays européens.

La logique des événements entraîne donc Champlain, non-seulement dans une alliance de plus en plus dans une assistance militaire de plus en plus grande mais encore dans une opposition de plus en plus nette à la Confédération iroquoise. Si, en effet, les Algonquins et les Hurons étaient de beaucoup les plus forts, Champlain pourrait se désintéresser de ces questions : les Indiens trouveraient bien seuls le moyen de descendre à Québec. Mais justement, comme il l’a appris dès 1603, la coalition laurentienne soutient difficilement l’assaut de ses ennemis. L’incident suivant qui se déroule pendant que Champlain est en Huronie nous le fait saisir. Un conflit se produit soudain entre le clan huron de l’Ours et les Algonquins du capitaine Iroquet ; il s’envenime et ces derniers se voient bientôt dans un grave danger. Champlain doit partir à ce moment pour découvrir les régions du Nord, mais il abandonne toute idée de voyage pour régler le conflit. Les parties l’acceptent pour arbitre. Et au cours des conseils qui ont lieu, il leur parle durement et franchement. Il leur remontre qu’ils ont déjà assez de difficultés à se défendre contre les Iroquois, sans se battre entre eux ; l’ennemi les poursuit souvent, les bat la plupart du temps, et les suit jusque dans leurs villages. S’il apprend les divisions qui règnent actuellement, il concevra bientôt l’espérance d’assister à la ruine de la coalition laurentienne ; ce sera pour lui le moyen de « se rendre maître de leurs constrées »[13]. Les uns et les autres doivent adopter la solution qu’il leur propose ; ensuite, les Français seront bien disposés à les assister comme par le passé. Sinon, ils doivent descendre à la traite ; avec la collaboration des capitaines de navires, Champlain tentera de régler la querelle et « de donner ordre pour les garantir de leurs ennemis, à quoi il fallait penser »[14].

En un mot, Champlain éprouve des doutes quant à la solidité de la Coalition laurentienne. Il n’est pas suffisamment rassuré. Algonquins et Hurons éprouvent des défaites ; les Iroquois viennent déjà se mettre à l’affût autour des bourgades de la Huronie, comme les Algonquins et les Hurons vont se poster autour des villages iroquois, pour la petite guerre, c’est-à-dire pour surprendre quelques individus, quelques groupes hors des palissades, les massacrer ou les capturer. Champlain peut les abandonner à leur sort. Mais alors adieu le commerce des pelleteries, adieu la Nouvelle-France.

Champlain acquiert des connaissances précieuses au cours de ce voyage de près d’une année. Sa description de la Huronie est très complète. Ce pays lui rappelle invinciblement la Bretagne. Il compte dix-huit hameaux, dont six sont enclos de palissades à triple rangs supportant une galerie au faîte. Les Hurons comptent environ deux milles guerriers, soit un peu moins à eux seuls que les Iroquois. Ces derniers leur livrent une guerre sans merci. Les Onnontagués, par exemple, les ont forcés à reculer leur frontière orientale de quarante à cinquante lieues ; ils les ont refoulés dans le nord-ouest de la péninsule. Le rétrécissement graduel de la Huronie est commencé


  1. Complément des Ordonnances et jugements des gouverneurs et intendants du Canada-Québec 1856 — v. 111, p. H. 
  2. Œuvres de Champlain v. 2, p. 253 .
  3. Œuvres de Champlain v. 2, p. 283.
  4. Œuvres de Champlain v. 2, p. 302.
  5. Œuvres de Champlain v. 3 p. 31.
  6. Œuvres de Champlain v. 3 p. 31.
  7. Œuvres de Champlain v. 3 p. 32.
  8. Idem, v. 3 p. 14.
  9. Œuvres de Champlain v. 3 p. 46.
  10. Œuvres de Champlain v. 3 p. 59.
  11. Œuvres de Champlain v. 3 p. 62.
  12. Œuvres de Champlain v. 3 p. 81.
  13. Œuvres de Champlain v. 3 p. 110.
  14. Idem, v. 3, p. 113.