Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 33-48).


CHAPITRE III


(1608)

En 1604, la France ajourne ses projets de colonisation au Canada. Champlain se rend en Acadie où il dépensera trois années. Il s’enrichit d’expérience et d’observations. De retour à Paris, il s’abouche avec le sieur de Monts. Il a visité la Nouvelle-Écosse, les côtes de la Nouvelle-Angleterre où les Puritains doivent bientôt aborder. Son choix est fait. Il opte délibérément pour le Canada. Cette décision paraît maladroite. Quels en sont les motifs ? Il est convaincu que la France consacrera peu d’argent et peu d’hommes à cette entreprise. La future colonie doit se fonder dans un lieu où, faible pendant longtemps, elle pourra se défendre avec peu de forces, ou sera pratiquement hors de la portée de l’agresseur. L’Acadie, les côtes du continent, sont trop exposées aux attaques. En second lieu, vu l’incurie des pouvoirs publics, la future colonie doit se trouver des ressources pour vivre et subsister. Champlain croit que le commerce des fourrures peut les fournir ; et qu’en ce cas, le fleuve Saint-Laurent est tout indiqué : il s’enfonce loin dans l’intérieur et de nombreuses tribus, il le sait, viendront faire le troc des pelleteries.

Champlain est responsable du choix de l’emplacement de la Nouvelle-France. Mais pour y arriver, il a dû s’enfermer dans les limites étroites du possible. Il convainc ensuite De Monts, le grand seigneur influent. Celui-ci obtient la commission royale. Mise au courant « de la bonté, et fertilité des terres dudit pays » et du fait « que les peuples d’icelui sont disposés à recevoir la connaissance de Dieu ». Sa Majesté veut continuer l’habitation de la Nouvelle-France ; comme le sieur De Monts s’offre pour cette entreprise, elle veut, pour lui donner « quelque moyen et commodité d’en supporter la dépense », lui accorder le droit exclusif « de trafiquer de pelleteries et autres marchandises »[1] Puis Henri IV signe cette pièce officielle où sont liés d’intime façon la fondation d’une colonie et le commerce des fourrures. D’un coup, ce dernier acquiert une importance nationale : selon qu’il sera plus ou moins lucratif, qu’il apportera plus ou moins de recettes, la nouvelle colonie sera plus ou moins florissante. S’il est jamais ruiné, la colonie tombera avec lui.

Le voyage de fondation s’organise. Champlain est chargé de la « lieutenance » ; il hivernera au Canada. Quant à Pont-Gravé qui connaît le pays depuis longtemps, il « était député pour les négociations, avec les sauvages du pays, et ramener avec lui les vaisseaux »[2] ; c’est lui qui conduira pour ainsi dire les affaires extérieures.

Champlain revient sur le fleuve qu’il a si bien observé en 1603. Cinq ans se sont écoulés. L’habitation se construit à Québec dans le même temps que la traite ordinaire se poursuit à Tadoussac. Les Algonquins y accourent très nombreux. Parmi eux se trouve le fils d’un chef indien du Haut-Canada, Yroquet. Pont-Gravé et Champlain ont une entrevue avec lui. Ils lui expriment leur volonté de « les assister contre leurs ennemis, avec lesquels ils avaient, dès longtemps, la guerre, pour beaucoup de cruautés qu’ils (les Iroquois ) avaient exercées contre leur nation, sous prétexte d’amitié »[3]. Comme cette décision rentre dans le chapitre des relations avec les sauvages, c’est Pont-Gravé qui en est responsable au premier chef. Pourquoi a-t-il pris cette décision ? Aucun récit ne nous renseigne sur les péripéties de la guerre entre Algonquins et Iroquois, de 1603 à 1608, c’est-à-dire durant les cinq dernières années. Peut-être y trouverait-on une explication. Champlain reste muet. Lescarbot aborde le problème sous un autre aspect. Il parle des « Algonquins, qui nous reçurent chez eux afin que nous les aidassions dans leurs guerres contre un autre peuple aussi de Sauvages appelé les Iroquois, dont ils étaient ennemis depuis longtemps »[4]. C’est à ce prix également que Champlain obtiendrait l’assistance des Algonquins pour faire ses découvertes : « …N’y a autre moyen de pénétrer dans ces terres que par armes, et promesses à ceux desquels vous voulez vous servir, de venger leurs querelles »[5]. Voilà donc les deux motifs exprimés par Lescarbot. L’assistance militaire est promise de nouveau aux Algonquins contre les Iroquois, selon le pacte de 1603, pour obtenir en retour le droit de fonder des colonies dans le pays, et l’aide des Algonquins dans les voyages de découverte. Car Champlain, s’il est un fondateur, est aussi un explorateur invétéré, surtout durant la première période de son séjour au Canada ; il ne consentirait jamais à vivre sur la côte, comme l’ont fait tant d’Européens, sans connaître tout l’arrière-pays. Ce n’est pas caprice chez lui : c’est pour la France qu’il entreprendra la fatigue de ces prises de possession.

Est-ce aussi pour rendre la navigation libre sur le Saint-Laurent, et faciliter ainsi le commerce des fourrures ? Ni Lescarbot, ni Champlain n’en parlent, bien que cette raison économique, commerciale, soit encore plus forte que les deux autres.

Le conflit ne s’est pas apaisé. Les Algonquins, des Trois-Rivières jusqu’à Tadoussac, sont assemblés à Québec, vers la mi-septembre, pour la célèbre pêche aux anguilles. Mais ils ne peuvent la pratiquer en paix. Un soir, en 1608, une panique éclate soudain : les Iroquois, croit-on, sont sur le point d’attaquer. Les Français laissent entrer dans le fort femmes et enfants. Cinq à six d’entre eux se mêlent aux Indiens qui, faute d’espace, doivent demeurer au pied des pâlis ; ils forment un groupe qui explore inutilement la forêt : les Iroquois ne sont pas là. « Ils sont fort craintifs, dit Champlain, et appréhendent infiniment leurs ennemis, et ne dorment presque point en repos en quelque lieu qu’ils soient ». Et cette nervosité provient de ce que « leurs guerres ne se font que par surprises, de nuit obscure, ou à la lune, par embûche, ou subtilité ».

C’est encore la guerre de l’âge de pierre : la forêt entoure la cabane ; l’ennemi s’y glisse avec habileté et il tombe la massue à la main, sur la tribu qui n’a pas décelé son approche et qui est plongée dans le sommeil. Voilà l’alpha et l’oméga de l’art militaire indien. La bataille rangée, ouverte, soit dans les bois, soit sur l’eau, est pratiquement inconnue. Toute l’ingéniosité s’exerce à produire l’attaque par surprise. Les uns et les autres sont passés maîtres dans cet art. Et c’est pourquoi les tribus tremblent à la moindre panique comme feuille au vent. Champlain morigène les Algonquins : pourquoi ne pas monter la garde pendant que la bande dort ? Pourquoi ne pas tenir ses armes prêtes ? Ces intelligences incultes se rient de la prudence. Et l’homme de l’âge de pierre continue ses sommeils troublés.

Dans les tableaux que dressent Champlain et les missionnaires, les Algonquins apparaissent comme un peuple jeté brusquement et récemment dans le nomadisme, et qui ne s’y est pas encore habitué. Ils n’ont pas de prévoyance. Ils consomment rapidement ou gaspillent leurs provisions d’anguilles fumées ; si l’hiver n’apporte pas ensuite, ou apporte trop tard ses neiges épaisses, qui permettent de tuer le chevreuil, l’orignal, d’affreuses famines se déclarent et durent pendant des mois. Le cannibalisme sévit. Une bande affamée revient ainsi à Québec pendant l’hiver 1608-9 ; elle risque la mort sur le fleuve pour atteindre l’habitation ; elle dévore les charognes les plus repoussantes. Les faits de ce genre se répètent continuellement. Des peuples plus septentrionaux que celui-là ont pourtant résolu de façon plus satisfaisante le problème de la subsistance. Tout abondant en ressources qu’est le Saint-Laurent, il ne suffit pas à cette race. Et c’est déjà comme une blessure par laquelle s’échappe le meilleur sang.

Champlain a donc le loisir d’examiner les alliés que la France s’est donnée dans le nouveau monde. Au printemps de l’année 1609, il se rend à Tadoussac. Comme le temps est venu d’exécuter les promesses de l’été précédent, il organise avec les Montagnais une expédition de guerre contre les Iroquois. Une grande préoccupation le hante : découvrir. De retour à Québec, il ordonne d’armer une chaloupe et de la garnir de vivres. Le 18 juin, il remonte le fleuve. À quelques lieues de Québec, il rencontre de deux à trois cents sauvages « cabanés » près de l’îlot Saint-Éloi. L’invitation que les Français ont faite en 1608 au fils du chef Yroquet, a porté ses fruits : ce jeune homme l’a répandue parmi les tribus et maintenant les guerriers accourent : « Ayant toujours depuis désiré la vengeance, ils avaient sollicité tous les Sauvages que je voyais sur le bord de la rivière, de venir à nous, pour faire alliance avec nous »[6]. Et Champlain ne recule pas devant les conséquences de l’engagement de l’été précédent : « Je n’avais autre intention que d’aller faire la guerre, ne portant avec nous que des armes, et non des marchandises pour traiter, comme on leur avait donné à entendre et que mon désir n’était que d’accomplir ce que je leur avais promis… ». Des conseils ont lieu, des discours se prononcent. Champlain apprend que le détachement qu’il vient de rencontrer se compose d’Iroquets et de Hurons. La plupart des Indiens voient des blancs pour la première fois. Ils sont curieux. Ils veulent entendre le bruit des mousqueteries, visiter Québec qui leur paraîtra une merveille d’ingéniosité. Les festins se succèdent. Pont-Gravé arrive de Tadoussac avec deux barques. Et le départ pour l’expédition de guerre a lieu dans l’enthousiasme général.

La décision qui doit avoir tant de retentissement dans l’histoire vient donc d’être prise sans retour. Elle a fourni matière abondante à des divagations. Si l’on examine les textes tout d’abord, la responsabilité retombe non pas sur Champlain, le nouveau venu, mais sur Pont-Gravé, le vieux colonial. Elle retombe sur les compagnons de ce dernier qui ont informé de telle façon la Cour de France que celle-ci, dès 1603, a offert l’alliance militaire aux Algonquins à des conditions bien déterminées. Champlain conduira le parti de guerre ; pour attirer les fourrures à la compagnie qu’il représente, pour lui donner un avantage certain sur ses concurrents, il fera grand état, auprès des Indiens, des services militaires qu’il leur rend. C’est un truc commercial. Mais le fond du problème n’est pas là. Il n’est même pas dans les raisons pourtant fortes mentionnées par Lescarbot et Champlain lui-même : l’aide militaire promise en retour de la permission de fonder des colonies et de faire des découvertes dans le pays.

Le conflit franco-iroquois est inévitable dès le début, car il est dans la nature des choses. Rien ne saurait l’empêcher. Une colonie se fonde à Québec elle a pour assise le troc des pelleteries ; elle ne peut subsister, se développer, que s’il arrive beaucoup de fourrures ; que si les tribus du Saint-Laurent, de l’Outaouais, des Grands Lacs peuvent descendre aux postes de traite. Si une peuplade indienne bloque la navigation, il faut à tout prix la refouler chez elle.

Et la navigation est facile à bloquer. Les postes de traite, Tadoussac et Québec, sont fort éloignés des lieux d’où partent les pelleteries. Toute tribu hostile peut facilement se mettre à l’affût dans la forêt, sur le bord du fleuve. Par contre, Albany est aux portes de l’Iroquoisie d’où elle recevra ses fourrures ; leur flot circule au cœur du pays des Iroquois et ne peut être facilement arrêté par des Indiens venant de loin. Aussi les Hollandais pourront facilement rester neutres dans le conflit entre Algonquins et Iroquois, tandis que les Français sont obligés d’intervenir.

Puis les Algonquins sont les plus faibles, les moins nombreux. Les Hollandais peuvent assister au conflit de loin, sans y prendre part, parce que leurs pourvoyeurs de fourrures, les Iroquois, n’ont pas besoin de secours. Il n’en est pas de même des Français. Si les Algonquins sont détruits, ou contraints de se retirer, qui viendra à leurs postes de traite ? Un commerce important, et qui s’élargit de jour en jour, peut périr ; et périr en même temps les œuvres qu’il alimente. Car dans cette vaste Amérique, une solidarité étroite va s’établir entre acheteurs et vendeurs de fourrures ; les uns et les autres ont des intérêts communs.

Le conflit éclate dès la fondation de la colonie française, parce que, durant cette période, les Iroquois sont singulièrement agressifs et dirigent continuellement leurs partis vers le Saint-Laurent. L’Iroquoisie du moment, n’est pas un pays timide, replié sur lui-même. Champlain ne la provoque pas chez elle ; En 1603, un gros parti iroquois n’était-il pas arrivé jusqu’à l’embouchure du Richelieu ? C’est là que l’armée algonquine lui inflige une défaite et lui tue une centaine de personnes.

Champlain et ses alliés en battront un second au lac Champlain, en 1609, mais celui-là aussi était en route vers la Nouvelle-France. Enfin, en 1610, ils en annihileront un troisième, mais sur les rives du Saint-Laurent même, au-dessus de l’embouchure du Richelieu. Les Français et les Algonquins ne vont pas provoquer les Iroquois chez eux, ils n’excitent pas la rancune de gens inoffensifs. Tout au contraire, ils repoussent en leurs propres pays, des attaques venues du dehors ; ils tentent d’y mettre fin.

Enfin, étant donné que les Iroquois ne reçoivent pas de marchandises européennes, qu’ils n’ont pas de postes de traite, alors que les Algonquins jouissent depuis longtemps de ces commodités, il est pratiquement certain que dès ce moment, ils conduisent leurs incursions en Nouvelle-France, soit pour s’emparer de ces marchandises, soit pour empêcher les Algonquins d’augmenter leurs forces en les recevant. Sinon, c’est le vieux conflit national qui sévit ; et il est, lui aussi, au détriment des Français et des Indiens du Canada, soit en mettant obstacle au commerce des pelleteries, soit en menaçant de destruction les pourvoyeurs de fourrures des Français, soit en rendant précaire l’établissement d’une colonie française.

L’expédition quitte donc Québec, Champlain est capitaine d’une barque, Pont-Gravé d’une autre. Cette dernière rebrousse chemin quelques jours plus tard. La flottille de canots s’avance sur le fleuve. Elle séjourne deux jours à l’embouchure du Richelieu dans une grande abondance de venaison. La discorde éclate dans le détachement. Nombre d’indiens ont amené femmes et enfants ; leurs canots portent des marchandises de traite ; ils ne peuvent s’aventurer ainsi en pays ennemi ; ils retournent chez eux. Diminuée des trois quarts, la troupe remonte la rivière. Des pins énormes chargent les rivages ; noyers et chênes préfèrent les îlots. Voici le bassin de Chambly qui s’entoure de prairies naturelles. Champlain explore le portage. La barque ne peut remonter les rapides. La plupart des Français craignent de s’aventurer plus loin ; deux seulement accompagnent leur chef.

Champlain navigue maintenant dans le canot d’écorce algonquin ; il vit à l’indienne. Bientôt les chefs font une revue. Il reste à peine soixante guerriers. Ce détachement se divise en trois corps ; l’arrière-garde qui chasse pour nourrir les hommes ; le centre qui est toujours sous les armes ; l’avant-garde qui cherche des traces de l’ennemi. À deux ou trois jours du pays des Agniers, le détachement se regroupera en une seule unité ; il n’avancera plus que la nuit ; le jour, il dormira au profond de la forêt, pétunera, se nourrira de sagamité. Des sorciers accompagnent le parti. Chaque soir, l’un d’eux érige une cabane ; et « tout le peuple est autour de la cabane assis sur leur cul comme des singes ». Il se contorsionne, écume, prophétise. Enflammés par ce jeu, les chefs entraînent les guerriers dans des clairières ; ils enfoncent dans le sol des bâtonnets qui représentent des soldats ; chacun occupe sa place dans une bataille imaginaire qui se livre sous les yeux des assistants ; à chacun de ceux-ci est assigné un rôle qu’il doit se rappeler au début du prochain combat. Après cette leçon de stratégie, tous dorment dans un fortin érigé pour la nuit. Jamais une sentinelle n’est postée nulle part.

L’armée poursuit sa route. La rivière est paresseuse et large ; des îles défilent, lourdes de gibier, de prairies, de forêts. Le lac s’ouvre soudain. Dès le premier abord, Champlain voit quatre îles longues « qui autrefois ont été habitées par les sauvages, comme aussi la rivière des Iroquois »[7]. Et le mot « sauvages », indique probablement les Algonquins, comme le soutiendra un chef de l’île des Allumettes, du haut du Mont-Royal, un après-midi de dimanche de l’an 1642. La guerre a dépeuplé le Richelieu, le lac Champlain, comme elle a dépeuplé le Saint Laurent.

Champlain demeurera trois semaines sur le lac, explorant pour la France. Le danger grandit à mesure que la flottille descend vers le sud. Un soir, vers dix heures, au bout d’une pointe, elle se trouve soudain face à face avec un gros d’ennemis Iroquois et Algonquins poussent en même temps leurs clameurs de guerre. Les premiers atterrissent. Les seconds poussent au large dans l’obscurité ; ils laissent porter, les canots rangés flanc contre flanc et consolides en un bloc solide par des perches. Mais ils se tiennent à peu de distance du rivage. Ils écoutent l’ennemi qui commence « à abattre du bois avec des méchantes bâches qu’ils gagnent quelquefois à la guerre, et d’autres de pierre, et se barricadent fort bien »[8].

Ce premier combat se livre à la façon de ceux de l’Iliade. Deux canots algonquins s’approchent du rivage. Ils demandent si l’ennemi désire la bataille. Les Iroquois répondent qu’ils sont prêts, mais qu’il vaut mieux attendre le jour. Les Algonquins trouvent la réponse raisonnable. Les heures s’écoulent au milieu d’un duel de danses, de chansons guerrières, d’injures.

L’aube vient. Champlain et ses trois compagnons se cachent au fond des canots ; ils préparent leurs armes à feu. Les Algonquins abordent au rivage et se forment en pelotons. Les Iroquois sortent de leurs retranchements, ils n’ont aucune crainte, ils sont deux cents peut-être contre soixante. Ils approchent lentement, conduits par trois chefs à la tête ornée de plumes. Les Algonquins courent au-devant d’eux sur une distance de deux cents verges ; puis ils ouvrent leurs rangs et Champlain se met à la tête. À partir de ce moment, il les précède d’une vingtaine de pas. Les armées se rapprochent. Soudain les Iroquois aperçoivent le Français et font halte. Ils bandent leurs arcs. Mais dans le même moment, Champlain épaule son arquebuse où il a placé quatre balles. Il tire le premier, il tue deux des chefs et en blesse un troisième à mort. Les Algonquins redoublent leurs clameurs. Des flèches volent. Deux Français s’étaient glissés dans la forêt avec quelques compagnons ; et maintenant ils tirent à leur tour ; le quatrième chef iroquois mord la poussière. C’en est trop cette fois, la panique saisit l’armée iroquoise ; elle lâche pied, elle fuit dans la forêt, l’ennemi à ses trousses. Elle perdra une douzaine de prisonniers et nombre de morts.

Pendant trois heures, les Algonquins pillent les maïs, les farines, les cadavres de l’ennemi. Ils chantent et ils dansent. Puis ils s’embarquent et après avoir pagayé pendant huit lieues, ils se gîtent pour la nuit. Alors commence le supplice affreux des prisonniers. Les Algonquins en choisissent un, le brûlent avec des brandons, lui arrachent les ongles, le scalpent, lui laissent choir sur le crâne, goutte à goutte, de la résine bouillante, lui grillent le bout des doigts, lui percent les bras au poignet, tirent et arrachent les nerfs… Champlain examine avec stupeur cette cruauté sans nom. Il manifeste son mécontentement à ses alliés, il tue le malheureux d’un coup d’arquebuse. Mais le cadavre à peine tombé par terre, les Algonquins se précipitent sur lui, lui coupent les membres, donnent le cœur à manger à un autre Iroquois prisonnier. « Voilà comme ces peuples se gouvernent à l’endroit de ceux qu’ils prennent en guerre : et mieux vaudrait pour eux mourir en combattant… » C’est une cruauté d’homme primitif enflammée par des rancunes héréditaires.

Champlain abandonne le lac. Mais cette même année 1609, un anglais, Hudson, au service des Hollandais, entrera dans une baie qui s’ouvre bien au sud sur l’Atlantique. Lui, il remontera vers le nord, par une rivière dont l’axe est absolument le même que celui du Richelieu ; sur la carte, on dirait un même trait droit qui part de New-York pour aboutir à Sorel, séparant du continent les vastes provinces de l’Est. Mais l’une coule vers le nord, l’autre vers le sud, et un bourrelet de terre et de forêt les empêche de se joindre au lac Champlain. Les deux hommes, Champlain, Hudson, se rendront à une cinquantaine de milles l’un de l’autre ; puis ils retourneront vers leurs pays. Toutefois d’autres Européens passeront par cette route qui vient d’être découverte, et bientôt les Iroquois, eux aussi, auront à leurs portes une factorerie ou ils trouveront des marchandises européennes.

Au bassin de Chambly, des Hurons et des Algonquins quittent l’expédition, avec une partie des prisonniers. Ils sont « fort contents de ce qui s’était passé en la guerre, et de ce que librement j’étais allé avec eux ». Ils se dirigent vers Montréal. Champlain continue sa route avec une poignée de Montagnais. La crainte leur donne des ailes. Ils fournissent des journées de plus de vingt lieues ; les canots volent. Ils ont de mauvais rêves, la nuit, à l’embouchure du Richelieu ; et malgré le vent et la pluie, ils vont continuer leur sommeil dans les « grands roseaux » d’une île prochaine. Deux jours plus tard ils sont à Québec ; après un court séjour, ils partent pour Tadoussac. Avant d’arriver, ils pendent les scalps de leurs ennemis au bout de longs bâtons ; ils chantent des mélopées qui révèlent aux femmes et aux enfants sur la rive, le nombre des morts et des blessés ; les femmes plongent dans l’eau glaciale, elles atteignent les canots, elles se saisissent des scalps, les pendent à leur cou, chantent et dansent. Et quelques jours plus tard, Champlain recevra le cadeau d’un scalp et « d’une paire d’armes » iroquoises.


(1609)

Le même automne, Champlain est à Fontainebleau. Il présente le rapport de ses voyages au sieur De Monts. Il expose l’importance de la grande province qu’il a découverte au sud du Saint-Laurent. Il trace des rivières et des lacs dans les vides des cartes. Et maintenant il faut tirer parti des promesses des Ochateguins ou Hurons. Ceux-ci veulent également le conduire en leur pays, l’y admettre, à la charge de les assister comme des frères.

Champlain lui-même voit le Roi. Il lui répète son récit. Il offre une ceinture indienne fabriquée avec du poil de porc-épic, deux oiseaux incarnats, et un spécimen du poisson inconnu du lac Champlain. Le sieur De Monts est un vieil ami d’Henri IV : lui aussi il a des entrevues avec Sa Majesté sur les affaires du Canada.

De Monts se rend à Rouen. Il y rencontre Legendre et Colier. Les trois associés élaborent un programme d’action pour l’année 1610. Ils prennent la résolution « de continuer l’habitation, et parachever de découvrir dedans le grand fleuve Saint-Laurent, suivant les promesses des Ochateguins, à la charge qu’on les assisterait en leurs guéri es comme nous leur avions promis »[9]. Découvrir est acquérir titre de possession. L’assistance militaire sera peu de chose si elle donne d’immenses provinces à la France. Ces hommes élaborent la politique coloniale de leur pays. Songent-ils également à organiser la traite au fond de ces régions éloignées ? Champlain n’en souffle mot. Pourtant les promoteurs sont des négociants.

Les arrangements pris, De Monts et Champlain reviennent à Paris. Ils y séjournent jusqu’en février pour solliciter de nouveau le monopole exclusif des fourrures. Le Roi refuse. Ils le demandent alors pour les territoires que Champlain a découverts. Ils échouent, l’opposition est trop forte. Maintiendront-ils alors l’habitation de Québec ? Ils prennent une décision affirmative, mais provisoire.

Leurs navires mouillent devant Tadoussac le 26 avril 1610. Les Montagnais les attendaient « de jour en autre pour aller à la guerre avec eux ». Champlain leur affirme que les Français les accompagneront. Mais il pose une condition : au retour, les Montagnais le conduiront à la baie d’Hudson par la voie du Saint-Maurice, et ils le ramèneront par le Saguenay. Les Montagnais ne veulent s’engager que pour l’année suivante. Champlain rappelle qu’il a promis aussi une assistance militaire aux Hurons, et aux Algonquins mais à la charge pour ceux-ci, dit-il, « de me faire voir leur pays, et le grand lac (Huron) et quelques mines de cuivre et autres choses qu’ils m’avaient donné à entendre »[10].

À Québec, Champlain trouve Batiscan, capitaine algonquin et ses guerriers. Son arrivée est le signal de chants, de danses, de festins. À cette troupe s’ajoutent tout de suite soixante Montagnais. Ils importunent Champlain, ils ne veulent pas partir sans lui. « Je les assurai, et promis derechef, leur demandant s’ils m’avaient trouvé menteur par le passé ». Alors, ils tournent en dérision tous les autres traitants qui ne pensent qu’à leurs fourrures.

Le 14 juin, Champlain part pour le Richelieu où il a donné rendez-vous aux Hurons, Algonquins et Montagnais. À quelques lieues de Québec, il apprend que deux cents guerriers alliés seront au poste dans deux jours et que Yroquet en amènera deux cents autres. Il hâte sa marche. Le 19 juin, il aborde dans une île en face de l’embouchure du Richelieu. Les Montagnais nettoient une place pour danser et se ranger en bel ordre de bataille quand se présenteront les canots amis.

Voici venir un canot algonquin à toute force de rames : Les Iroquois sont sur le fleuve. Ils se sont construit de puissants retranchements. Les Algonquins les ont rencontrés et ils attendent les Montagnais et les Français pour donner l’assaut.

Subitement l’excitation la plus folle règne dans le camp. Tout n’est que confusion. Chacun saute en son canot avec ses armes. Mais parmi les Français, seul Champlain s’embarque pour la bataille avec quelques compagnons sauvages. Les autres demeurent sur le rivage parmi les clameurs de dérision des Indiens.

Le canot de Champlain vole sur le fleuve ; il atterrit au-dessus de l’embouchure du Richelieu. Puis chacun court, armé de sa rondache, d’arcs et de flèches, de masses d’armes et d’épées fixées au bout de perches. Cinq Français, Champlain compris, demeurent en arrière ; ils sont moins agiles ; ils se perdent dans la forêt ; ils marchent une demi-lieue dans des terrains marécageux, de l’eau aux genoux ; leurs corselets de piquier les accablent, les maringouins les dévorent. Enfin, ils aperçoivent deux Indiens qui les guident, et bientôt un troisième qui était à leurs recherches et leur donne des nouvelles : les Algonquins et les Montagnais se sont portés à l’assaut, mais ils ont été repoussés. Quelques-uns des plus vaillants guerriers sont morts, d’autres sont blessés.

Ce guide est le grand capitaine des Algonquins. Enfin, après une autre marche de quelques minutes, s’entendent les hurlements du combat. Ils redoublent quand les blancs se montrent.

Champlain examine le terrain. Les Iroquois se sont construits sur le rivage un fortin à leur manière, c’est-à-dire une haute clôture circulaire de troncs d’arbres, bien agencés, bien liés les uns aux autres. Ils se sont retirés à l’intérieur et ils attendent l’attaque. Comment les forcer là-dedans ? Algonquins et Montagnais sont presque impuissants devant cette fortification ; excités, nerveux, indisciplinés, ils ont lancé un assaut qui leur a coûté cher. Et ainsi, les Iroquois, malgré leur défaite de l’an précédent, malgré la terreur des armes à feu, sont revenus sur le fleuve pour livrer bataille aux canots qui passeraient. À trois milles environ au-dessus de Sorel, ils ont occupé ce cap qui permet de surveiller la rivière.

Les Français tirent tout d’abord entre les troncs d’arbres. Leur feu n’est pas effectif. Ils ne voient pas l’ennemi. Celui-ci lance, « menu comme grêle », ses flèches armées de pointes de pierre ; l’une perce le bout de l’oreille de Champlain et lui pénètre dans le cou. Il l’arrache lui-même. L’un de ses compagnons est blessé au bras.

Le combat est mal engagé. Champlain l’arrête, pour lui donner une forme. Les Indiens, ses alliés, se couvriront de boucliers ; ils s’approcheront du retranchement et ils attacheront de bons cordages à quelques rondins ; pendant cette opération, les Français les couvriront du feu de leurs arquebuses. D’autres couperont des arbres très longs, qui, dans leur chute, écraseront la palissade.

Les barques des concurrents de Champlain croisent au large pendant ce temps. Ils entendent les détonations. Un maître de barque, Des Prairies, de Saint-Malo, n’y peut tenir : il éclate, il crie à ses compagnons que c’est une honte de laisser Champlain se battre seul. Accompagné de quelques hommes, il pousse au rivage, échoue son embarcation juste en face du fortin. Champlain donne ordre d’arrêter net les opérations en cours et les nouveaux venus exécutent « quelque salve d’arquebusades ».

Puis le combat se poursuit. Placés à chaque bout du retranchement, deux groupes de Français tirent continuellement sur l’ennemi, le forçant à se coucher par terre ; les sauvages hâlent les cordes attachées aux poteaux et aux rondins et ils les arrachent ; des arbres choient sur la fortification. Une brèche est bientôt pratiquée. Champlain commande l’assaut. Vingt à trente Indiens sautent dans l’enceinte et attaquent les Iroquois maintenant épouvantés ; ceux qui ne sont pas blessés tentent de fuir. Mais Algonquins et Hurons forment un cercle autour de l’ouvrage : ils massacrent les fugitifs, ils les assomment à la nage dans le fleuve. Ils en capturent une cinquantaine qu’ils réservent pour les supplices.

C’est la troisième grande victoire enregistrée par l’histoire depuis 1603. Et toutes trois ont coûté environ deux cents cinquante guerriers aux Agniers. C’est une perte grave pour une tribu aux effectifs réduits.

Et maintenant, quels sont les résultats ? Après cette défaite de 1610, les Iroquois sont refoulés dans leur pays ; ils ne reviendront plus sur le fleuve avant 1634. La navigation redevient libre. Les Algonquins et les Hurons peuvent descendre avec leurs pelleteries aux postes de traite et remonter avec leurs marchandises. Sur cette grève même où vient de se livrer ce dernier combat auront bientôt lieu les foires annuelles. Champlain peut organiser un commerce de fourrures qui sera assez abondant pour assurer la fondation de la colonie. Celui-ci pourra bientôt pousser ses racines jusqu’aux Grands Lacs et même au delà.

La victoire gagnée, les autres barques françaises s’approchent ; leurs occupants dépouillent de leurs robes de castor les cadavres encore chauds pendant que les Algonquis les scalpent. C’est ensuite le retour à l’île, les Alliés comptent trois morts, une cinquantaine de blessés, mais les réjouissances suivent leur cours. La traite a lieu. Par sa politique d’assistance militaire, la compagnie que Champlain représente a déjà attiré nombre de tribus, mais elle n’obtient pas plus de pelleteries que ses concurrentes. « C’était, dit-il, leur avoir fait un grand plaisir de leur être allé chercher des nations étrangères, pour après emporter le profit sans aucun risque ni hasard »[11]. Ce dépit trahit Champlain. L’alliance avec les Algonquins devait permettre les découvertes, mais elle devait aussi décupler le volume du commerce.

Puis commence l’ordinaire, long et supplice des prisonniers. Les alliés en tourmentent deux ou trois. Leur science raffinée dans ce domaine étonne les Français. Ils soignent les autres : ceux-ci recevront la mort aux mains de leurs femmes et filles « qui en cela ne se montrent pas moins inhumaines que les hommes, encore elles les surpassent de beaucoup en cruauté : car par leur subtilité elles inventent des supplices plus cruels, et y prennent plaisir, les faisant ainsi finir leur vie en douleurs extrêmes »[12].

Pont-Gravé et Champlain se rappellent alors leur mission de découvreurs. Incapables de se mettre eux-mêmes à la tâche, ils envoient un jeune homme, Brûlé tout probablement, hiverner avec le capitaine Yroquet dans la région qui s’étend entre Kingston et Ottawa.


  1. Œuvres de Champlain, v. 1. p. 110.
  2. Idem, v. 2. p. 4.
  3. Idem, v. 2. p. 69.
  4. Marc Lescarbot, Histoire de la Nouvelle-France, Édition Tross p. 174.
  5. Idem, p. 602.
  6. Œuvres de Champlain, v. 2, p. 70 .
  7. Œuvres de Champlain, v. 2, p. 91.
  8. Idem, v. 2, p. 96.
  9. Œuvres de Champlain, v. 2, p. 110.
  10. Œuvres de Champlain, v. 2, p. 119.
  11. Œuvres de Champlain, v. 2, p. 135.
  12. Idem, v. 2, p. 137.